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Ximena

Garrido-Lecca

Ximena Garrido-Lecca

Ximena Garrido-Lecca

Publié le 05/05/2025

De la terre au code
Tresser les savoirs

Dans l’une des nombreuses salles d’une ancienne clinique située dans l’oasis Al Dhaid, Ximena Garrido-Lecca peuple l’espace d’objets étonnants. Entre des vases qui semblent tout droit sortis d’une formation volcanique, des écrans LED qui affichent un langage mystérieux et des câbles électriques tressés comme des tentures textiles, le visiteur s’interroge, curieux. Il est difficile de déterminer la provenance de ces créations. De la terre cuite au tissage, en passant par le cuivre et le silicium, l’artiste péruvienne détourne des matériaux industriels pour renouer avec des savoirs et des savoir-faire ancestraux, hérités des cultures andines.
À travers l’installation de deux œuvres, Ximena Garrido-Lecca crée des correspondances entre pratiques artisanales préhispaniques et technologies occidentales contemporaines, détricotant par là-même une vieille dichotomie opposant tradition et modernité.
Par ces dialogues inattendus, l’artiste interroge les processus de construction du savoir et de la mémoire, redessinant les rapports entre nature et culture, artisanat et technologie, passé et futur.

Le Grand Tour (LGT) : Est-ce un nouveau projet que vous présentez dans l’espace de l’ancienne clinique située à Al Dhaid ?

Ximena Garrido-Lecca (XGL) : Les œuvres que je présente ici font partie de projets développés antérieurement, mais repensés pour l’espace d’exposition de la biennale.

LGT

Lorsqu’on entre dans l’exposition, un ensemble de vases accueille le visiteur. Chaque pièce est disposée sur un présentoir, à l’image d’une vitrine de musée. De quoi s’agit-il ?

XGL

Deux projets cohabitent dans cette exposition. Le premier que vous évoquez, initié en 2021, s’intitule Heliomorfismos. Il s’agit d’une installation composée de vases en silicium, un matériau recyclé à partir de panneaux solaires abandonnés. La forme des vases est inspirée de modèles précolombiens, retrouvés dans le Temple du Soleil sur les ruines de Pachacamac, un ancien lieu de pèlerinage situé en périphérie de Lima. Ces céramiques, utilisées lors de rituels et d’offrandes au soleil, ont été conçues entre 600 et 1500 après J.-C. Elles appartenaient à différentes cultures ancestrales, telles que les Chimú ou les Incas.

LGT

Pourquoi avoir choisi le silicium pour concevoir ces pièces ?

XGL

Le silicium, qui est un matériau utilisé pour absorber l’énergie du soleil, devient ici un objet d’offrande, comme s’il s’agissait d’un geste de rétribution au soleil. Je travaille avec le silicium depuis un certain temps déjà. Ce qui m’intéresse, c’est la façon dont celui-ci – qui, soit dit en passant, est le deuxième matériau le plus abondant de la croûte terrestre – est devenu fondamental dans le développement d’appareils technologiques. Il est utilisé comme un semi-conducteur depuis les années 1950, lorsque le circuit intégré a été inventé. D’une certaine manière, il a défini notre rapport à la technologie à l’époque contemporaine.

LGT

Dans quelle mesure le choix des matériaux guide-t-il votre travail ?

XGL

Dans beaucoup de projets, j’aime créer des contrastes entre des matériaux industriels et des éléments naturels, qui sont dotés d’une forte valeur symbolique et souvent associés à des pratiques rituelles.

LGT

Un autre matériau, le cuivre, semble avoir une place importante dans la deuxième installation de l’exposition, Redes de Conversión.

XGL

Le cuivre est un matériau auquel j’ai beaucoup recours, en tant que métaphore de l’extractivisme. Sa demande et son exploitation dans l’industrie technologique ont bondi exponentiellement ces dernières années. Le Pérou est le premier exportateur de cuivre en Chine, et le deuxième au niveau mondial.

LGT

Pouvez-vous nous en dire plus sur cette œuvre ?

XGL

Redes de Conversión est une série de tissages réalisés à partir de câbles électriques recouverts de cuivre, dont les patrons et les motifs rappellent ceux des tissages précolombiens. Ici, j’ai développé un langage élémentaire qui matérialise, par l’entrelacement des fils, l’action de tisser. En analysant la trame et la chaîne de chacun des tissages, j’ai consigné dans des notes les répétitions des formes et des couleurs, afin d’identifier des motifs de base et reproduire graphiquement les éléments essentiels de chacun d’entre eux. En résulte un langage composé de diagrammes, de flèches, de nombres et de codes dans des notes manuscrites, que j’ai ensuite transmis à un groupe de programmeurs informatiques. L’idée était de parvenir à traduire ce langage en un langage de programmation – le codage. Les motifs du tissage ont été interprétés comme des constantes, et ont permis de développer une liste de commandes claviers à l’aide de JavaScript (l’un des codes de programmation les plus utilisés aujourd’hui).

LGT

Comment se matérialise le passage du langage artisanal (le tissage) au langage informatique (le code) dans cette œuvre ?

XGL

Des panneaux solaires installés à l’extérieur absorbent le flux d’énergie, lequel est ensuite conduit à travers les câbles. Dans chacun des tissages, l’énergie qui y circule alimente les écrans LED, sur lesquels on peut lire le code développé par les programmeurs informatiques. Ce parcours met en lumière différentes transmutations : l’énergie solaire se transforme d’abord en énergie électrique, qui se transforme à son tour en énergie lumineuse.

LGT

Comment interpréter ce dialogue entre artisanat et technologie ?

XGL

Le langage codé crée des parallèles entre des systèmes de stockage de données ancestrales – depuis les trames et les nœuds – et des systèmes de codage contemporains, créant ainsi un système d’informations hybride. Ici, le contraste entre techniques textiles vernaculaires et techniques de l’industrie mécanisée évoque les mutations et les conflits liés à la modernisation dans le contexte andin.

LGT

Les liens que vous tissez entre l’artisanat et l’industrie, entre les énergies naturelles et les systèmes technologiques, entre des pratiques ancestrales et des techniques contemporaines m’intéressent beaucoup. Est-ce une pensée que vous nourrissez depuis longtemps ?

XGL

Oui. J’ai toujours été intéressée par cette dichotomie opposant nature et culture. Avec l’industrialisation, l’idée de la terre comme organisme vivant disparaît, ce qui nous déconnecte de celle-ci et ouvre la voie à son exploitation. De la même manière, avec l’avènement de la science moderne, l’énergie cesse d’être considérée comme une entité vivante et devient une marchandise dont nous dépendons.

LGT

Vous travaillez à mi-chemin entre l’art, l’artisanat et la recherche. Comment vos idées émergent-elles pour chaque projet ?

XGL

Ma méthode de travail est très variable. Parfois, les projets émergent lors de mes enquêtes sur le terrain, sur des lieux que je documente à travers des séries de photographies et d’entretiens avec les populations locales. D’autres projets naissent au cours de déambulations plus spontanées, au cours desquelles je consigne mes observations, je collecte des objets, je prends des notes… Certains de mes travaux s’appuient aussi sur des références archéologiques ou historiques, qui me servent alors de point de départ pour développer une réflexion sur des questions qui m’intéressent.

LGT

Comme quoi ?

XGL

Comme, par exemple, les modes de savoirs préhispaniques, que je confronte à des formes contemporaines d’accès à la connaissance et au stockage de l’information.

LGT

Pourquoi la question du savoir est si prégnante dans votre travail ?

XGL

Je pense qu’il est fondamental de questionner nos modes de savoir et nos structures de pouvoir, surtout dans des espaces où les effets du colonialisme se font encore sentir. Cette tendance à imposer des idéologies occidentales, par laquelle les patrimoines autochtones sont dévalorisés et exclus, crée une rupture encore plus grande, détruisant les cultures locales et les savoirs ancestraux. Il y a tout un imaginaire selon lequel la modernité serait entièrement détachée de notre passé ancestral. Je pense qu’il est important de reconnecter ces histoires et de montrer qu’il existe au contraire une continuité qui doit être valorisée, et de mettre en lumière d’autres modes de connaissance et de savoir, qui sont souvent ignorés – ou oubliés.

LGT

Que vous inspire le thème de la Biennale de Sharjah, to carry ?

XGL

Le thème de la biennale nous invite à réfléchir à ce que signifie être porteur d’histoires, de récits, de cultures, de parcours migratoires… Dans mon travail, je m’intéresse aux espaces où se croisent et se mélangent des cultures ancestrales et occidentales, et à la manière dont les coutumes traditionnelles s’adaptent au monde contemporain, et ce dans un contexte colonialiste. J’interroge la manière dont les politiques extractivistes et les formes de domination culturelle affectent la mémoire collective d’un lieu, effaçant souvent son histoire. Je cherche à déterminer de nouvelles pratiques de résistance et d’adaptation, qui puissent remettre en cause aussi bien les structures sociales que les dynamiques de pouvoir.

LGT

À travers cette exposition, que souhaitez-vous transmettre au public de la biennale ?

XGL

En réalité, je ne veux pas imposer une quelconque intention dogmatique sur ce que le public doit ressentir. Les œuvres doivent être des catalyseurs pour ressentir, penser, questionner ou repenser certaines idées, certaines situations ou certaines convictions, y compris celles qui peuvent nous mettre mal à l’aise. Je pense que toute question controversée nécessite d’être abordée, discutée et exposée, avec encore plus de vigueur. C’est de cette manière que nous pourrons créer une mémoire collective en prenant en compte une multitude de perspectives, les saisir et les questionner librement, ouvrir ainsi la voie au respect et à la tolérance.

Trad. Águila Leite