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Womanifesto

Womanifesto sharjah biennale

Coutures et collectif
Des mondes au bout du fil

Publié le 06/05/2025

« Comment parvenir à se rassembler aujourd’hui, dans un monde fragmenté de toutes parts ? »

À travers une œuvre en patchwork, Womanifesto nous invite à tisser des espaces de partage et tenter, sinon de réparer, d’apaiser au moins nos esprits.

En tant qu’historienne de l’art formée sur les bancs de l’Université parisiens, mon imaginaire est pendant longtemps resté cloisonné dans les frontières euro-américaines de l’art. Bercée par les autoportraits de Cindy Sherman et les affiches des Guerrilla Girls projetés sur les écrans des amphithéâtres de la rue Michelet, c’est au contact d’artistes américaines que j’ai développé les fondements de ma pensée féministe. Dans ce contexte, je me suis rarement demandé si des mouvements artistiques similaires étaient nés à la même période de l’autre côté du globe. Il a fallu plusieurs années de recherche, un certain engagement et de nombreuses lectures, avant de parvenir à contrebalancer ce déséquilibre, encore bien réel dans nos universités françaises.

Aussi lorsque le nom « WOMANIFESTO » est apparu sous mes yeux en parcourant la liste des participants annoncés pour la 16e édition de la Biennale de Sharjah, j’ai tout de suite été intriguée par ce mot-valise. Formé à partir de la contraction des termes « woman » (femme en français) et « manifesto », il laissait entrevoir de manière assez évidente l’engagement politique de ses autrices. Je décidais de leur écrire. Quelques jours plus tard, nous nous fixions rendez-vous sur Zoom, à cheval entre le fuseau horaire de Paris et celui de Bangkok. Depuis l’écran de mon ordinateur, je faisais alors la connaissance de trois figures clés dans l’histoire du collectif : Varsha Nair, Jamilah Preenun Nana et Nitaya Ueareeworakul, au contact desquelles je découvrais toute l’étendue du projet pour la Biennale de Sharjah.

1997, Bangkok : la naissance d’un collectif

Collectif indépendant depuis sa création, Womanifesto voit le jour dans la capitale thaïlandaise en 1997. Il résulte de l’initiative de six artistes. Parmi elles, Jittima Pholsawek (1959 – 2023) et Nitaya Ueareeworakul (1966) font figure de proue. Toutes se connaissent bien, puisqu’elles ont ensemble participé à une exposition collective organisée à la Concrete House de Nonthaburi deux ans plus tôt, en 1995. Intitulée Tradisexion: Work of art, Sexuality and Tradition (ผลงานศิลปะและข้อเขียน ประเวณี ประเพณี), celle-ci ouvrait ses portes le 8 mars 1995, à l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes – une date marquante et symbolique, à l’image du collectif.

À l’issue de l’événement, les six artistes décident de s’organiser afin de mettre à l’honneur leur art et leur activisme lors de rendez-vous ponctuels : Womanifesto est créé. Dès lors, en 1997, la Concrete House et la fondation Chaiyong Limtongkul accueillent leur première exposition officielle. Dix-huit artistes y participent : elles viennent du monde entier, de la Thaïlande aux États-Unis, en passant par l’Autriche, le Pakistan, Singapour, l’Indonésie et le Japon. Deux ans plus tard, une deuxième édition, Womanifesto II (1999) est organisée au sein de la capitale. Cette fois-ci, l’événement a lieu dans l’espace public. Les membres du collectif sont alors mues par un désir commun : celui « de faire de Bangkok un lieu de rencontre pour les artistes thaïlandaises et internationales, qui leur permettent de partager leurs expériences et de présenter leurs œuvres en toute liberté (…) » En février 1999, les membres du collectif déclarent que « l’objectif a été atteint. » En sensibilisant l’opinion publique sur la condition des artistes femmes en Thaïlande, Womanifesto encourage la création d’un centre d’archives qui leur est consacré, le premier en Asie du Sud-Est.

Peu à peu, le format des événements évolue. Si la temporalité reste la même – tous les deux ans – le collectif souhaite désormais créer des moments de partage en dehors du seul temps de l’exposition, et pas seulement à Bangkok. Ainsi, en 2001, Womanifesto organise son premier atelier dans une ferme située dans le nord-est du pays. Pendant dix jours, des artistes se réunissent afin d’apprendre des méthodes de tissage et de vannerie auprès des communautés locales. Sans velléité de production, cette résidence est plutôt consacrée à la transmission de savoirs et de gestes entre des femmes de différentes cultures et générations.

C’est cette même idée de transmission qui guide le projet de Womanifesto pour la Biennale de Sharjah. Fort d’un long héritage de partages artistiques et de liens communautaires, le collectif présente WeMend dans l’une des salles de Calligraphy Square. Derrière cet autre mot-valise dans lequel transparaît l’idée du faire ensemble – « we » [nous] –, l’action de réparer (« mend » en anglais), et les sonorités de women [femmes], WeMend prend la forme d’un vaste projet participatif qui se déploie bien au-delà de l’exposition, et par-delà les frontières de l’émirat.

À Sharjah, tisser une constellation

En entrant dans le lieu, le regard est immédiatement attiré vers le haut. Une vaste tenture envahit l’espace depuis le plafond où elle est suspendue. À l’image d’un patchwork, l’installation se compose de pans de tissus aux couleurs vives et disparates. Il faut parfois se baisser pour réussir à passer en dessous. En s’approchant de cette étoffe immense, d’épais fils de couleur apparaissent, tandis que les points de couture, maladroitement réalisés par endroits, révèlent les marques d’un assemblage cousu à la main. Au sol, une table basse et des sièges ont été installés, invitant chaque visiteur à poursuivre l’ouvrage entamé à l’aide d’aiguilles mises à sa disposition. Épinglées au mur, des images d’archives nous renseignent sur les différents moments de la création. Parmi elles, des lettres manuscrites et dactylographiées, adressées aux membres du collectif, retiennent l’attention. L’une d’entre elles est signée par l’équipe de la Cooper Gallery. « Chère Varsha, Nitaya et Jamilah, et toute l’équipe de Womanifesto ! Vous trouverez ici notre contribution au projet WeMend. Nous avons pris tant de plaisir à réaliser ce travail et nous avons partagé des conversations très enrichissantes alors que nos mains étaient occupées [à coudre] (…) »

Plus loin, une cartographie retrace le parcours de ce patchwork collaboratif. Celle-ci ressemble à une constellation, formée au gré de rencontres dispersées dans le temps et l’espace depuis le début du projet, à Bangkok, en 2023. Avant d’atterrir à Sharjah, on apprend que des pans ont déjà été assemblés au Pakistan, en Allemagne, en Australie, en Suisse, en Inde, au Japon… À chaque étape du parcours, les membres du collectif sont allées à la rencontre de communautés avec lesquelles elles ont tissé des liens et, dans le même temps, des fragments de cette immense pièce textile. Depuis le village de Nogura, au Japon, l’artiste Tei Kobayashi raconte : « Des femmes des villages environnants se sont rassemblées sur la véranda en bois de ma ferme, située dans le village de « Nogura ». La montagne de la déesse (Megamlyama) se dresse majestueusement devant nous… Je la regarde chaque matin. Peintres, confectionneuses de kimono, poètes, tisserandes, chanteuses, pianistes… Nous avons partagé quelques jours ensemble, à rêver, à discuter, à créer à partir de ces fragments de tissus provenant d’anciens kimonos ancestraux, autrefois tant chéris, aujourd’hui relégués et oubliés. Des « boro » (chiffons) reprisés avec des fragments de kimonos en soie des plus raffinés… Toutes les joies et les peines, de tant de mères et de grands-mères qui s’expriment à travers les fils du temps. » En lisant ces lignes dans l’exposition, un souvenir d’enfance ressurgit comme une madeleine de Proust. Je revois ces moments partagés avec ma propre grand-mère, auprès de qui j’ai appris les rudiments de la couture étant plus jeune, alors que je passais mes vacances d’été dans le sud de la France – où elle vit toujours.

Collectivement, des lieux à soi

À l’instar de beaucoup d’œuvres présentées à la Biennale de Sharjah cette année, WeMend ne recherche pas le spectacularisme, pourtant si courant dans les biennales. L’œuvre offre plutôt des points de rencontre avec le public, à travers des récits qui résonnent en tout un chacun. C’est sans doute ici que WeMend puise toute sa force : son universalité. Car les femmes se sont transmis l’art de coudre tel un savoir-faire ancestral, de génération en génération, et d’un bout à l’autre du monde.

Bien évidemment, ce paradigme s’inscrit aussi dans une longue histoire du patriarcat. Dans la sphère domestique, les femmes ont été (et sont encore) celles qui réparent, rapiècent et habillent la famille. Dans la sphère du travail, elles ont été (et sont encore) ces ouvrières, ces petites mains soumises au rythme effréné des machines dans les usines textiles. Et dans la sphère artistique, elles sont celles auxquelles on a refusé les beaux-arts, leur préférant les arts « décoratifs » et textiles. Broderie, couture, dentelle, tricot et tapisserie : autant de médiums, réduits au rang d’art mineur, qui leur ont été assignés.

C’est justement à rebours de cet héritage que le collectif conçoit son œuvre. Détricotant les imaginaires associés aux pratiques individuelles de la couture et de l’art, Womanifesto en fait une aventure collective et, inévitablement, politique. « Il y a l’idée de se rassembler pour faire communauté, dialoguer » affirme Varsha Nair. En créant ces espaces partagés où la parole est libre, WeMend crée une multitude de lieux à soi.

Réparer

Revenant sur mes pas dans l’exposition, je prends le temps d’observer les détails de cette œuvre textile en cours, m’attardant sur ses motifs éclectiques et ses fils de couture apparents. Ceux-ci symbolisent le trait d’union entre chaque morceau de tissu et, de manière poétique, entre chaque communauté et chaque lieu où ils ont été assemblés. Les mots prononcés par Jamilah Nana lors de notre conversation sur Zoom résonnent ici fortement. « Comment parvenir à se rassembler aujourd’hui, dans un monde fragmenté de toutes parts ? À travers ces instants de partage et de couture collective, nous invitons à explorer nos points de convergences, à prendre le temps de nous écouter, et à méditer, ensemble. »

J’ai souvent envisagé la couture comme une forme de méditation, tandis que l’acte de réparer permet, lui, de donner une seconde vie aux vêtements. Mais devant WeMend, je m’interroge : la couture peut-elle aussi réparer les esprits ? Dans un moment suspendu, je me plais à parcourir des yeux les fils qui courent d’un bout à l’autre de l’installation. Ils semblent former un ensemble de cicatrices colorées, comme une trace matérielle des plaies que l’activité de coudre aurait permis de panser.

En quittant Calligraphy Square sous un soleil de plomb, je me dis qu’il faudra que je présente Womanifesto, l’an prochain, devant mes étudiants à l’Université.

Julia Hancart