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Monira

Al Qadiri

Monira Al Qadiri

Monira Al Qadiri biennale sharjah grand tour

Sssshhhhh…
Tendre l’oreille vers les abysses

Publié le 05/05/2025

Les coquillages ont un secret à vous dire, une étrange histoire à vous raconter. Entrez dans les courbes rougeâtres de leur ventre creux et tendez l’oreille pour ne pas en perdre un mot.

Presser un coquillage contre son oreille – ce geste simple et instinctif qui remonte à l’enfance – porte toujours un espoir silencieux d’entendre quelque chose : un souffle, un chant de la nature ou une révélation. L’artiste Monira Al Qadiri donne corps à cette attente et nous invite à assister à une confidence bien insolite. Deux coquillages murex se chuchotent les réflexions que leur inspirent les transformations de leur corps. Deux êtres en transition passent du féminin au masculin de façon involontaire. En cause, la contamination des eaux par le tributylétain, présent dans la peinture qui recouvre les coques des pétroliers, et qui perturbe les organismes vivants au point que certains changent de sexe.

Monira Al Qadiri propose une narration décalée et intime à la croisée des sujets, des énergies fossiles au monde marin en passant par la question du genre. À l’ère de l’anthropocène, elle déplace la perspective et c’est à la nature de prendre la parole. À qui sait l’écouter, elle murmure des signaux et des alertes. Ses cycles, ses rythmes et ses équilibres renferment des savoirs précieux qui pourraient guider notre avenir, car elle détient une sagesse bien plus ancienne que la nôtre.

Le Grand Tour (LGT) : Vous avez grandi au Koweït, une région profondément marquée par l’industrie pétrolière. Comment ce contexte a-t-il influencé votre vision artistique ?

Monira Al Qadiri (MAQ) : Certainement, car la Biennale de Sharjah est tournée vers l’est du globe. En un sens, elle remet en question l’idée selon laquelle le centre serait l’Occident. Elle met en relation des artistes de différents horizons et déconstruit une vision d’un monde envisagé seulement sous l’angle d’une dichotomie Ouest/Est et Nord/Sud. Mon projet pour la Biennale de Sharjah, As if the World Had No West [Comme si le Monde N’avait Pas d’Occident], aborde aussi cette question.

LGT

Votre travail oscille entre science-fiction, patrimoine culturel et critique sociale. Comment définiriez-vous votre approche artistique ?

MAQ

Mon approche artistique peut être perçue comme la création d’un gigantesque autoportrait : j’utilise mon vécu et mes expériences personnelles comme un microcosme pour aborder des sujets plus vastes du monde contemporain. En tant qu’artiste, je pense qu’il est plus honnête d’avoir un lien personnel avec les thèmes que l’on aborde, afin de les comprendre en profondeur – et de permettre aux autres de les ressentir également.

LGT

Vos œuvres comportent à la fois des références au monde naturel (les perles, la mer) et aux éléments industriels (le pétrole, le plastique). Quel type de dialogue cherchez-vous à instaurer entre ces éléments ?

MAQ

Pendant près de 2000 ans, la principale industrie du Koweït était celle de la pêche et de la plongée perlière – avant le pétrole. Mon propre grand-père travaillait comme chanteur sur un bateau de plongeurs de perles. Étant moi-même née après le boom pétrolier, je me suis sentie très éloignée de cet héritage en grandissant, car la culture de la pêche perlière avait disparu très rapidement. J’ai alors cherché des moyens de combler cette rupture historique causée par l’essor du pétrole. J’ai exploré cela à travers des récits, des couleurs, des formes et des médiums.

LGT

Qu’est-ce qui détermine le choix du format et du médium pour une œuvre en particulier ?

MDM

J’essaie toujours de faire en sorte que le choix du médium pour une œuvre donnée découle d’un sentiment d’inévitabilité. Comme si l’œuvre ne pouvait être réalisée d’aucune autre manière pour transmettre les émotions que je souhaite partager. Pour moi, l’art est avant tout une question d’émotions. J’utilise donc toutes les méthodes à ma disposition pour créer ces paysages émotionnels dans mon travail.

LGT

Gastromancer, l’œuvre que vous présentez ici à la Biennale de Sharjah, est très intrigante. Deux coquillages semblent chuchoter un secret au visiteur. Comment cette idée est-elle née ?

MDM

Un jour, alors que je lisais un livre sur la pollution écologique en lien avec la vie marine, je suis tombée sur une histoire intrigante. En fait, la coque des pétroliers est toujours recouverte d’une peinture rougeâtre qui la protège de l’accumulation d’algues, de moules, etc.  C’est une pratique très courante d’utiliser cette peinture, connue sous le nom de tributylétain ou TBT. Mais cette peinture se dissout dans l’eau, contamine l’environnement marin et provoque des changements étranges. Par exemple, la contamination au TBT entraîne le changement de sexe chez les mollusques murex femelles. Cela nuit à leur capacité de reproduction et ravage ainsi les populations des gastéropodes. Cette histoire m’a immédiatement fascinée. J’ai eu l’impression que tous mes centres d’intérêt convergeaient soudainement vers une seule situation : le genre, les industries de l’énergie, le monde marin et les récits. J’ai ressenti le besoin urgent de créer une œuvre à partir de ce phénomène. J’ai donc commencé à approfondir mes recherches et à imaginer comment l’exprimer artistiquement.

LGT

Comment avez-vous conçu ces énormes coquillages ? De quels matériaux sont-ils faits ?

MDM

Ils sont fabriqués en fibre de verre, usinée par une machine, puis recouverts d’une couche de sable. Le sable crée un effet tridimensionnel jouant avec notre perception visuelle à mesure que l’on s’en approche. Sous la lumière rouge de l’espace d’exposition, ils dégagent une atmosphère mystérieuse pour le spectateur.

LGT

La présence de ce coquillage, le Murex, est symbolique à plusieurs niveaux : son lien avec l’histoire des teintures, son rôle dans l’écosystème marin, et sa mutation causée par la pollution. Qu’est-ce qui vous a particulièrement fasciné dans cet organisme ?

MDM

Mon intérêt pour le Murex ne date pas d’aujourd’hui. J’avais déjà réalisé une œuvre à son sujet, intitulée Empire Dye, dans laquelle je mettais en lumière le fait que ces coquillages étaient à l’origine de la couleur pourpre – une teinture rare, autrefois réservée aux rois et aux papes. Or, le violet est aussi connu comme une couleur porte-malheur dans l’industrie pétrolière, lui donnant ainsi une double signification. Vous pouvez donc imaginer ma surprise lorsque j’ai découvert que les Murex étaient affectés par la peinture des pétroliers, les faisant changer de sexe. J’ai également réalisé une autre œuvre intitulée SS Murex, en référence au premier pétrolier moderne d’Europe, donnant ainsi une dimension presque cyclique à mon travail.

LGT

Le visiteur devient un participant actif en approchant son oreille des coquillages. Pourquoi avez-vous choisi de créer cette interaction avec le public, à la fois intime et sensorielle ?

MDM

Le sujet du changement de genre et de transformation corporelle étant intime, j’ai voulu le représenter dans un cadre tout aussi intime. J’ai décidé qu’il devait prendre la forme d’une conversation secrète entre deux personnages, remplie de moments non résolus et d’extase. Les visiteurs pourraient ainsi tendre l’oreille et entendre discrètement leur dialogue.

LGT

Que se racontent ces coquillages ?

MDM

Ils échangent sur le fait de changer involontairement de sexe, en utilisant un langage très poétique. Ils décrivent leur émerveillement face aux transformations de leur propre corps.

LGT

À Sharjah, on entre dans une sorte de pièce circulaire, comme si l’on était dans le ventre de la baleine… Pourriez-vous nous en dire plus sur vos choix scénographiques et leurs significations ?

MDM

Cette scénographie a été conçue spécifiquement pour la biennale par la commissaire Amal Khalaf. Elle a imaginé cette forme circulaire qui rappelle la forme d’un coquillage, dans laquelle les visiteurs peuvent pénétrer. Comme s’ils entraient à l’intérieur du coquillage, en quelque sorte. Je pense que cette mise en espace a renforcé l’intimité que je souhaitais transmettre à travers l’œuvre. Elle plonge les visiteurs dans une sensation proche de l’immersion sous-marine, voire de la vie intra-utérine. Le concept curatorial d’Amal Khalaf, Lancer des coquillages, fait référence à une technique de divination utilisée dans la région du Golfe. Cette idée correspondait parfaitement à mon travail, car la gastromancie est également une pratique ancienne liée aux méthodes divinatoires, d’où le titre de l’œuvre.

LGT

Considérez-vous cette œuvre comme une métaphore des transformations sociales et identitaires ?

MDM

Enfant, j’ai grandi en ayant une confusion à propos de mon genre, d’autant plus que la société qui m’entourait était très patriarcale. J’avais l’impression que, pour être quelqu’un d’important, il fallait être un homme. J’ai donc associé l’image de la masculinité à celle du pouvoir, dans mon esprit. Plus tard, lorsque j’ai quitté cet environnement, cette confusion s’est dissipée. Mais cette question continue de me fasciner. Nos identités et symboles de pouvoir sont façonnés par les lieux et les époques dans lesquels nous vivons. Peut-être que nos réactions face à ces circonstances reflètent celles des coquillages : nous nous transformons et nous nous adaptons, malgré nous, à l’environnement dans lequel nous évoluons.

LGT

Le titre Gastromancer suggère une forme de divination par l’estomac ou les intestins. Quelle est l’importance de celle-ci dans votre travail ?

MDM

Dans mon scénario, je fais référence à un livre de l’écrivain émirien Thani Al-Suwaidi, intitulé The Diesel, écrit il y a trente ans. Ce roman raconte l’histoire d’un pêcheur transgenre grandissant dans la région du Golfe. J’ai trouvé qu’il était visionnaire pour son époque, et que ses écrits étaient une forme de prémonition de ce qui allait advenir. Par ailleurs, la destruction écologique causée par les produits pétrochimiques nous hantera encore pendant des décennies. Mon travail est donc aussi une allégorie de cette évolution tragique.

LGT

Votre travail explore souvent les conséquences invisibles des industries humaines sur la nature. Pensez-vous que l’art peut réellement sensibiliser et influencer la perception du public sur ces enjeux ?

MDM

Mon travail en tant qu’artiste n’est pas une forme d’activisme – mon but n’est pas d’inciter les gens à changer le monde. Mon rôle est de leur offrir un espace où ils peuvent ressentir, au sens le plus fondamental du terme. Pour moi, l’art est le reflet de notre époque. Même dans une dystopie extrême, il est possible de trouver de la beauté. Mon espoir est de révéler cette beauté, même au sein de la destruction.

LGT

L’écologie est aussi un enjeu majeur, mais elle est rarement abordée depuis les pays du Golfe et leurs industries pétrolières. Avez-vous rencontré des résistances face à cette critique implicite ?

MDM

Oui, il semble que ce sujet soit encore tabou dans notre région. Je pense que cela est dû au lien existentiel que les gens entretiennent avec le pétrole : lorsqu’il disparaîtra, ce mode de vie outrancier, associé à la richesse et à la décadence extrêmes, s’éteindra avec lui. Ils ne veulent ni y penser, ni l’affronter. Mais moi, je vois les signes annonciateurs du changement et j’essaie de les alerter. L’effondrement de l’industrie des combustibles fossiles est inévitable, qu’ils le veuillent ou non.

LGT

Votre travail est aujourd’hui exposé à l’international. Comment percevez-vous la réception de vos œuvres dans différentes régions du monde ?

MDM

Je trouve fascinant que mes œuvres puissent avoir des significations différentes en fonction du lieu où elles sont exposées. Nous aimons croire que l’art est universel, que tout le monde y réagit de la même manière, où qu’il soit présenté ; mais ce n’est pas vrai. Les géographies, les histoires et les structures sociales influencent notre perception et notre manière d’apprécier l’art. Mais c’est aussi ce qui rend le monde si intéressant : nous sommes tous très différents.

LGT

Y a-t-il d’autres thèmes que vous aimeriez explorer dans vos futures créations ?

MDM

Récemment, je me suis passionnée pour des sujets aussi variés que l’Égypte antique et les phénomènes microbiologiques. Cette année, j’ai cinq expositions personnelles et trois installations d’art dans l’espace public : donc l’année s’annonce bien remplie.

LGT

Si nous tendions attentivement l’oreille aux murmures de vos sculptures, que nous diraient-elles sur l’avenir de notre monde ?

MDM

Nous devons nous préparer à des changements radicaux, touchant notre monde, nos corps, nos réalités. Mais malgré ces bouleversements, nous sommes des êtres résilients et infiniment malléables. Le changement est la seule constante.

Monira Al Qadiri