En 2014, lors du Festival international du cinéma d’Alger dédié au film engagé, Mila Turajlić, alors membre du jury, fait la connaissance de Stevan Labudović, caméraman yougoslave et invité d’honneur de l’événement. Elle ne se doute pas que cette rencontre va bouleverser le cours de ses projets. Intriguée par son statut de héros national, elle l’aborde spontanément dans le hall d’un hôtel. Se présentant comme réalisatrice originaire de Belgrade, elle lui demande la permission de le suivre avec sa caméra. Labudović accepte. Ainsi débute un dialogue intense et complice qui durera jusqu’à la mort du caméraman en 2017.
Turajlić découvre que Stevan Labudović, caméraman officiel de Tito, a filmé tous les « voyages de paix » du président à travers 112 pays, pour capturer en images la solidarité et les espoirs des nations émergentes dans leur quête d’indépendance. Une très vaste archive est stockée dans les sous-sols du Filmske Novosti – les Actualités yougoslaves – et renferme tout un pan de l’histoire du pays. Des bobines par dizaines, des centaines d’heures de films intacts, non édités, n’attendaient que Mila Turajlić pour être ressuscitées, numérisées et partagées. Elle se plonge alors dans ces images inédites, qui racontent les luttes d’indépendance et la naissance du mouvement des Non-Alignés. Cette alliance, initiée dans les années 1950 par l’Égypte, le Ghana, l’Inde, l’Indonésie et la Yougoslavie, ainsi que de nombreuses autres nations d’Asie, d’Afrique et d’Amérique du Sud, refuse de se rallier aux blocs de l’Est ou de l’Ouest pendant la Guerre froide. À ce titre, les mots du président indonésien Sukarno ont marqué les esprits au sommet de Belgrade en 1961 : « Le non-alignement n’est pas la neutralité. Cela consiste à se consacrer activement aux nobles causes que sont l’indépendance, la paix, la justice sociale, la liberté d’être libre. Notre objectif est de combattre les derniers vestiges de colonialisme et d’impérialisme. »
À partir de ce fonds inédit, Turajlić réalise deux documentaires, qui se lisent comme un diptyque : Non-Aligned: Scenes from the Labudović Reels et Ciné-Guerrillas: Scenes from the Labudović Reel. Le premier relate la naissance du Mouvement des Non-Alignés. On y voit Tito, tantôt avec Nasser sur le canal de Suez, tantôt en compagnie de Nehru à Bombay, ou encore avec Sukarno à Jakarta : fraternel avec tous, et porteur de l’espoir d’un « Sud global » solidaire.
Ciné-Guerrillas: Scenes from the Labudović Reels explore une autre série d’archives et montre l’implication de Labudović aux côtés des combattants algériens durant leur lutte pour l’indépendance de l’Algérie. Des moments rares sont ici dévoilés. Ils offrent une perspective unique sur cette période et permettent de comprendre l’importance du cinéma comme outil de résistance, de propagande ou de contre-propagande, face à la domination de la rhétorique gouvernementale française de l’époque.