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Mila

Turajlić

Mila Turajlić

Mila Turajlić

Dis-moi ce que tu vois
Tu découvriras d’où tu viens

Publié le 06/05/2025

L’archive est une matière vivante en perpétuelle transformation.

À chaque mouvement du kaléidoscope, l’artiste Mila Turajlić en révèle une infinité de récits, personnels ou politiques, toujours changeants et recomposés.

Belgrade 1991 – Mila Turajlić a 11 ans quand elle voit l’avenir de son pays basculer brusquement et irrémédiablement. « Tu te réveilles un matin et, tout à coup, les fêtes publiques ne sont plus les mêmes, les rues ont été rebaptisées, ainsi que ton école et l’hymne national… Tout a changé. »

Après la mort du président Tito en 1980, la Yougoslavie fait face à des conflits ethniques et nationalistes qui entraînent, à partir de 1990, la sécession de ses républiques. L’effondrement du communisme et les tensions économiques exacerbent les divisions, qui conduisent à une série de guerres sanglantes. Ce processus aboutit à la formation de plusieurs États indépendants, dont la Slovénie, la Croatie, la Bosnie-Herzégovine, la Serbie, le Monténégro, la Macédoine du Nord et, plus tard, le Kosovo. Le démembrement de la Yougoslavie marque la fin d’une ère et le début d’une introspection pour Mila Turajlić. Depuis, cette histoire n’a cessé d’imprégner sa personnalité, son regard politique et ses choix artistiques.

Quand je la rencontre pour la première fois, à la brasserie Barbès, à Paris, l’artiste va droit au but : les mots sont pesés et précis. Le sujet la prend aux tripes, ça se voit et se comprend. Par la suite, au fil de nos rencontres, la pelote de son parcours se déroule progressivement : de la réalisatrice primée plusieurs fois pour ses documentaires engagés, à l’artiste invitée par le MoMA en 2018
– et à la Biennale de Sharjah cette année. À travers ses films et ses expositions, Mila Turajlić explore les tensions entre mémoire collective et mémoire individuelle. Elle cherche à disséquer les mécanismes de construction des récits nationaux, et montrer comment les archives – visuelles et personnelles – deviennent le terrain d’une lutte politique en faveur d’un discours pour la vérité.

Passé plus que présent

Il faut voir L’envers d’une histoire (2017) pour mieux appréhender ce qui constitue le bagage de Mila Turajlić. Portrait de famille autant que documentaire historique, elle jongle avec dextérité entre le récit personnel et le choc politique national.

Le film s’ouvre sur un symbole fort : la serrure d’une porte fermée, qui marque la division de l’appartement familial – jugé alors trop spacieux – par le régime communiste après la Seconde Guerre mondiale. Du jour au lendemain, une nouvelle paroi est érigée, séparant les grands-parents et les parents de la réalisatrice de leurs nouveaux voisins.

« – Tu n’as jamais eu envie de tourner la clé ? demande-t-elle à sa mère.
Nye. »

À partir de l’image de cette porte close démarre une conversation à bâtons rompus entre la mère et la fille, puis un savant jeu de montage alternant entre le dedans et le dehors, l’intime des souvenirs et les images d’archives. La figure centrale de Srbijanka Turajlić, mère de l’artiste, professeure à l’Université de Belgrade et militante engagée contre le régime de Slobodan Milošević, constitue une clé pour explorer l’engagement politique dans une Serbie déchirée. « Toute la ville ressemblait à cet appartement. Belgrade était divisée entre la bourgeoisie et le prolétariat et il n’y avait aucune interaction entre ces deux groupes. » Cette mère, aussi clairvoyante que sceptique quant à l’avenir de son pays, exprime des idées fortes sur la responsabilité de la génération de sa fille à prendre le relai du militantisme.

Les archives orphelines

En 2014, lors du Festival international du cinéma d’Alger dédié au film engagé, Mila Turajlić, alors membre du jury, fait la connaissance de Stevan Labudović, caméraman yougoslave et invité d’honneur de l’événement. Elle ne se doute pas que cette rencontre va bouleverser le cours de ses projets. Intriguée par son statut de héros national, elle l’aborde spontanément dans le hall d’un hôtel. Se présentant comme réalisatrice originaire de Belgrade, elle lui demande la permission de le suivre avec sa caméra. Labudović accepte. Ainsi débute un dialogue intense et complice qui durera jusqu’à la mort du caméraman en 2017.

Turajlić découvre que Stevan Labudović, caméraman officiel de Tito, a filmé tous les « voyages de paix » du président à travers 112 pays, pour capturer en images la solidarité et les espoirs des nations émergentes dans leur quête d’indépendance. Une très vaste archive est stockée dans les sous-sols du Filmske Novosti – les Actualités yougoslaves – et renferme tout un pan de l’histoire du pays. Des bobines par dizaines, des centaines d’heures de films intacts, non édités, n’attendaient que Mila Turajlić pour être ressuscitées, numérisées et partagées. Elle se plonge alors dans ces images inédites, qui racontent les luttes d’indépendance et la naissance du mouvement des Non-Alignés. Cette alliance, initiée dans les années 1950 par l’Égypte, le Ghana, l’Inde, l’Indonésie et la Yougoslavie, ainsi que de nombreuses autres nations d’Asie, d’Afrique et d’Amérique du Sud, refuse de se rallier aux blocs de l’Est ou de l’Ouest pendant la Guerre froide. À ce titre, les mots du président indonésien Sukarno ont marqué les esprits au sommet de Belgrade en 1961 : « Le non-alignement n’est pas la neutralité. Cela consiste à se consacrer activement aux nobles causes que sont l’indépendance, la paix, la justice sociale, la liberté d’être libre. Notre objectif est de combattre les derniers vestiges de colonialisme et d’impérialisme. »

À partir de ce fonds inédit, Turajlić réalise deux documentaires, qui se lisent comme un diptyque : Non-Aligned: Scenes from the Labudović Reels et Ciné-Guerrillas: Scenes from the Labudović Reel. Le premier relate la naissance du Mouvement des Non-Alignés. On y voit Tito, tantôt avec Nasser sur le canal de Suez, tantôt en compagnie de Nehru à Bombay, ou encore avec Sukarno à Jakarta : fraternel avec tous, et porteur de l’espoir d’un « Sud global » solidaire.

Ciné-Guerrillas: Scenes from the Labudović Reels explore une autre série d’archives et montre l’implication de Labudović aux côtés des combattants algériens durant leur lutte pour l’indépendance de l’Algérie. Des moments rares sont ici dévoilés. Ils offrent une perspective unique sur cette période et permettent de comprendre l’importance du cinéma comme outil de résistance, de propagande ou de contre-propagande, face à la domination de la rhétorique gouvernementale française de l’époque.

La grammaire du film politique

Cela fait maintenant plus de dix ans que Mila Turajlić travaille à ressusciter ces films d’une autre époque, à analyser leur valeur à l’aune des politiques actuelles et à les réactiver avec le public.

Pour la biennale, l’artiste investit deux salles d’exposition du musée d’art de Sharjah, dans lesquelles elle met en scène la substance de ses recherches. Dans la première, Mila Turajlić montre un nouveau travail, toujours issu des archives yougoslaves. Elle dissèque la syntaxe de trois films récemment numérisés pour révéler des liens invisibilisés au sein de la tradition du cinéma militant et révolutionnaire. Les mêmes schémas narratifs et visuels sont employés dans les documentaires du Front de libération nationale algérien (1954 – 1962), du mouvement de libération mozambicain FRELIMO (1962 – 1975) et de l’Organisation de libération de la Palestine (1970). Mis en dialogue sur les cimaises de l’espace d’exposition, les similitudes sont frappantes. « L’idée est d’examiner comment les cinéastes yougoslaves ont transporté non seulement leur esthétique, mais aussi leur vision politique, en collaborant avec les Algériens, les Palestiniens et les Mozambicains. Ce projet vise à créer un espace de dialogue entre ces trois mouvements et à montrer comment ces solidarités circulent d’une lutte à l’autre, tout en observant l’évolution du langage militant et de sa grammaire visuelle. »

Les archives de Labudović témoignent de la puissance de l’instrumentalisation du cinéma à des fins politiques. Ces images ont servi à inscrire la Yougoslavie dans une histoire globale de luttes et de solidarités, tout en masquant les contradictions internes du pays. Turajlić pousse la réflexion en examinant comment ces images sont perçues aujourd’hui. Que signifient-elles dans un monde où les récits de solidarité mondiale semblent éclatés ? Peuvent-elles encore inspirer, ou sont-elles désormais figées dans une rhétorique dépassée ? En exposant les contextes de leur production, l’artiste invite le spectateur à regarder ces images de façon critique, tout en rendant hommage à leur puissance esthétique.

Turajlić met en évidence la nature intrinsèque des archives : elles sont à la fois des témoins et des constructions. Elle explore cette dualité, en utilisant les images de Labudović pour éclairer non seulement le passé, mais aussi les dynamiques contemporaines du pouvoir et de la représentation.

Dis-moi ce que tu vois

Dans le deuxième espace du musée, Mila Turajlić expose le cœur de sa pratique à travers Voices from the debris, une série de films qui transcende la réalisation de documentaires pour redonner une nouvelle voix à ces matériaux d’archives ignorés.

Ce travail est le fruit d’un projet de recherche artistique initié en 2015, intitulé Non-Aligned Newsreels, conçu en collaboration avec Maja Medic, du Cph:Lab, et Katerina Cizec, co-fondatrice du Studio Open Documentary Lab au Massachusetts Institute of Technology (MIT). Il prend la forme d’une série de conférences-performances, d’installations vidéo et d’expositions, par lesquelles Mila Turajlić élargit le champ de sa pratique à d’autres modes d’expression. Un appel à contribution a d’abord été lancé auprès de personnes originaires des pays où les films ont été tournés. Dans chaque lieu, Mila Turajlić a ensuite organisé des ateliers et convié les participants à se réunir et réfléchir à la place des formes de solidarité Sud-Sud dans le contexte contemporain. L’artiste a alors composé une sélection de rushes muets, laissant chaque intervenant réagir librement face aux images projetées. « Parfois, cela prend la forme de récits très intimes. Nous assistons ainsi à une transmission intergénérationnelle : souvent, les plus âgés, témoins de l’époque filmée, partagent leurs souvenirs, tandis que les plus jeunes s’interrogent sur la manière dont ils peuvent s’approprier ces archives et interagir avec elles. »

Mila Turajlić a mené un atelier semblable à Sharjah en octobre 2024, en faisant appel aux membres des diasporas qui ont hérité de l’esprit des Non-Alignés. Des participants d’origine soudanaise, égyptienne, éthiopienne et indienne sont intervenus devant la caméra de Turajlić. La découverte des images venues d’une autre époque a suscité une émotion palpable. En résulte cette œuvre vidéo, Voices from the debris, conçue en dyptique. À gauche de l’écran, les images des « voyages de paix » de Tito défilent, muettes, alors qu’à droite, les participants expriment leurs émotions, partagés entre la nostalgie d’une période faite d’idéaux de solidarité et le réalisme d’une violence que sous-tend les mêmes régimes dans les années d’après-guerre. Au musée d’art de Sharjah, on peut observer les réactions d’une jeune Soudanaise, qui vit et travaille aux Émirats arabes unis, tandis que son père prend part à l’atelier en visioconférence depuis Le Caire. « Je trouve que ce dispositif crée un triangle fascinant, où vous regardez quelqu’un en train de découvrir les images, ce qui vous amène à les interpréter sous un angle totalement différent. »

L’œuvre de Mila Turajlić s’attache à exhumer les traces d’un imaginaire politique aujourd’hui en panne : celui du mouvement des Non-Alignés, qui, au plus fort de la Guerre froide, tentait d’ouvrir une troisième voie entre deux blocs dominants. Mais que reste-t-il aujourd’hui de cette vision ?

Un nouvel horizon politique ?

« Puisque ces archives ont été produites comme un geste de solidarité, il m’a semblé essentiel de réactiver ce geste en les ramenant sur les lieux de leur tournage, pour qu’elles soient redécouvertes par ceux dont elles racontent l’histoire et dont elles constituent l’héritage. »

À travers ses oeuvres, Turajlić explore la persistance des images et des récits de cette époque, confrontant les idéaux portés par des figures comme Tito, Nasser et Nehru, dont les ambitions politiques s’effritent progressivement, à la mondialisation et la consolidation des hégémonies. « Ce projet, intitulé Voices from the Debris, vise à redonner une voix politique à ces archives et à les transformer en un nouveau vecteur de réflexion pour aujourd’hui. »

Alors que les équilibres géopolitiques sont de nouveau en mutation, la remise en cause des alliances traditionnelles par des figures comme le président actuel des États-Unis, vient rappeler que l’ordre international, tel qu’il s’est structuré après la Guerre froide, est loin d’être immuable. Dans ce mouvement de fragmentation des blocs historiques et l’émergence d’un monde où les rapports de force sont en perpétuelle recomposition, faut-il y voir l’opportunité de repenser une nouvelle forme de non-alignement, adaptée aux réalités contemporaines ?

« Cela soulève une question cruciale : grandir dans un monde où l’on nous dit qu’il n’existe qu’un seul modèle valable – la démocratie libérale – empêche d’envisager d’autres futurs. Assister à la rencontre de cette génération avec ces images, voir comment leur horizon politique s’élargit à travers cette redécouverte, est l’un des aspects les plus gratifiants de ce travail. » Aujourd’hui, l’exploration d’une troisième voie semble plus pertinente que jamais. Mais cette idée peut-elle renaître alors que la domination économique et technologique rend toute indépendance difficile ? En plongeant dans les archives et en redonnant vie aux images du passé, Mila Turajlić nous invite à imaginer des horizons politiques possibles – et à ne pas enterrer trop vite la vision d’un monde multipolaire, fondé sur une souveraineté collective réinventée.

Evelyne Cohen