Skip to content

Mahmoud

Khaled

Mahmoud Khaled

biennale sharjah Mahmoud Khaled

Pool of Perspectives 2030
Miroirs et mirages

Publié le 06/05/2025

De Lisbonne à Sharjah, en passant par Istanbul, Mahmoud Khaled nous plonge dans un décor architectural saisissant.

Toute en trompe-l’œil, son œuvre se fait le miroir d’une ville futuriste, où se reflètent subtilement imaginaire capitaliste et rhétorique du pouvoir.

Ma première rencontre avec Mahmoud Khaled remonte au mois d’octobre 2024. De passage à Istanbul pour quelques jours afin de suivre les avancées de son projet pour la Biennale de Sharjah, il m’avait proposé de le rejoindre chez Gorbon, une manufacture spécialisée dans la confection de pièces en céramique. Au cœur des embouteillages stambouliotes qui allaient me mener sur le lieu de production, j’essayais d’imaginer son œuvre, de visualiser sa forme, d’anticiper son sujet. Une tâche difficile cependant, tant l’artiste varie les médiums et les sujets au gré de ses expositions. Entre Berlin et Le Caire, où il vit la moitié de l’année, il explore les pratiques, travaillant de concert la photographie, la sculpture, l’installation, l’écriture, le son et la vidéo. Bien qu’influencé par son parcours aux Beaux-Arts – qu’il a étudiés à l’Université d’Alexandrie, avant de poursuivre son cursus en Norvège – Mahmoud Khaled est un artiste touche-à-tout. Du musée imaginaire d’un homme qui a égaré son téléphone dans les toilettes d’un bar, à l’hommage rendu aux victimes d’homophobie dans l’affaire des « 52 du Caire », pour lequel il a recréé de toutes pièces l’intérieur d’une villa à la Biennale d’Istanbul en 2017, ses œuvres sont des univers parallèles où la réalité se mêle à la fiction. Conscient du temps limité que les visiteurs consacrent à chaque œuvre dans les biennales, Mahmoud Khaled aime travailler à grande échelle et penser ses œuvres en lien avec le lieu qui les accueille : « le temps fait défaut ; mais l’espace, quant à lui, fait loi. » La Biennale de Sharjah ne ferait pas exception, comme j’étais sur le point de le découvrir en arrivant chez Gorbon.

From Lisbon to Sharjah : la genèse d’une inspiration

Au premier étage de cette fabrique fondée en 1957, Mahmoud Khaled contemple les échantillons de son œuvre en devenir. Accompagné d’Işık Çıtır, l’architecte chargée de coordonner la production, il inspecte les premières pièces tout juste sorties du four. Disposées à même le sol, ces faïences émaillées laissent entrevoir l’image d’un paysage architectural gigantesque. Plus loin sur une table, l’artiste a disposé les plans de son installation, dont les contours rappellent la forme des amphithéâtres grecs. Mais c’est la couleur bleue, omniprésente et électrique, qui retient l’attention lorsque l’on entre dans l’atelier. Sourire aux lèvres, Mahmoud Khaled évoque d’emblée son premier voyage au Portugal, en 2016, au cours duquel il a découvert les azulejos caractéristiques de la péninsule Ibérique. Saisissant un ouvrage au sommet d’une pile de livres, l’artiste partage son émerveillement tandis que les reproductions d’azulejos se succèdent au fil des pages, révélant tantôt des motifs géométriques, tantôt des scènes épiques, toutes bâties en trompe-l’œil. Fasciné par ces carreaux de céramique habillant les murs de Lisbonne, Mahmoud Khaled s’est peu à peu plongé dans l’histoire de ces décors. « J’ai été tellement fasciné par ces trompe-l’œil que j’ai eu envie de créer une sorte d’image monumentale à partir de cette technique. C’est assez amusant parce que j’ai acheté plusieurs livres comme celui-ci lors de mon voyage au Portugal, mais je n’ai jamais pensé qu’ils allaient me servir de référence pour une œuvre en particulier. » La Biennale de Sharjah lui est apparue comme l’occasion de mettre sur pied cette envie latente.

Miroir des imaginaires

L’idée a émergé au mois de janvier 2024, alors qu’il faisait des repérages sur les lieux de la Sharjah Art Foundation. Dans le Palais Al Dhaid, une ancienne demeure luxueuse reconvertie en lieu d’exposition pour les besoins de l’institution, l’artiste a été frappé par la vue d’une piscine entièrement vide. Il a choisi de l’investir pour la biennale, imaginant une œuvre à la mesure de l’espace.

Cette décision, loin de me surprendre, s’inscrit dans la continuité d’un travail mené par Mahmoud Khaled depuis plusieurs années. Avant notre rencontre, j’ai épluché son site internet à la recherche d’indices, et c’est avec intérêt que j’y ai trouvé certaines œuvres en lien avec son projet pour Sharjah. Deux installations datant de 2016, Painter on a Study Trip et On Building Nations, m’ont particulièrement intriguée : dans chacune d’elles, le motif de la piscine vide revient, laissant entrevoir un thème cher à l’artiste. Lorsque je l’interroge à ce sujet, Mahmoud Khaled mentionne sa rencontre avec la poésie de Sylvia Plath, il y a quinze ans.

« À l’époque, je passais beaucoup de temps sur le blog de l’écrivain américain Dennis Cooper, qui partageait ses textes et ses réflexions sur la littérature. J’étais un grand fan. Un jour, je suis tombé sur l’un de ses posts, un long article à propos des piscines vides qu’il envisageait comme le lieu de potentialités infinies. Il faisait référence à l’écrivaine Sylvia Plath, dont l’un des poèmes explore l’image de la piscine comme lieu de projection des imaginaires. C’est là que mon intérêt pour les piscines vides est né. J’y ai déjà fait allusion dans mes précédents travaux sans pouvoir véritablement investir un tel espace. »

Jusqu’alors, je n’avais jamais envisagé qu’une piscine puisse servir la projection de quelconque imaginaire. Très prosaïquement, je l’associais seulement au soleil, aux vacances, au luxe – en un mot, à une forme de plaisir oisif. À tort. L’appréhension que l’on a d’un lieu dépend de son contexte. Pour Mahmoud Khaled, la piscine, une fois vidée de sa substance, devient un lieu où s’ouvre le champ des possibles. « Lorsque j’ai vu la piscine du Palais Al Dhaid à Sharjah, c’est devenu une évidence. Comme elle n’avait déjà plus son carrelage d’époque, je me suis dit que c’était l’occasion de m’inspirer des azulejos pour investir cet espace vide, le combler (sans le remplir), en proposant une œuvre in situ. » Tel un puzzle dont il aurait assemblé les pièces, Mahmoud Khaled évoque aussi, à travers ce clin d’œil à la faïence portugaise, la lourde histoire de l’émirat de Sharjah, dont les archives confirment la présence de l’Empire colonial portugais au cours du 16e siècle.

Fictions d’une ville

Toujours dans l’atelier, je m’applique à déchiffrer l’image sérigraphiée sur les prototypes en céramique. Parmi les quatre mille carreaux destinés à recouvrir le bassin, seule une vingtaine est ici alignée. Des colonnes gigantesques s’y déploient en enfilade. Les silhouettes anonymes qui s’en détachent paraissent minuscules au milieu de ce décor spectaculaire. Surprise par la monumentalité de la scène, je parviens difficilement à distinguer les limites du cadre. Devinant ma curiosité, Mahmoud Khaled quitte la pièce, avant de revenir, quelques secondes plus tard, avec la maquette de son œuvre en devenir.

L’image est saisissante : sur trois parois, les colonnades s’étendent à perte de vue. Une fontaine jaillit en arrière-plan, enveloppée d’un ciel brumeux qui se reflète dans l’eau, accentuant davantage l’effet de profondeur. Au centre, on devine la forme d’un amphithéâtre. Celui-ci semble plonger dans les abysses, tant les nuances de bleu renforcent l’intensité de la perspective. Sur la quatrième paroi, l’artiste a installé de larges miroirs pour décupler l’illusion d’infini.

Entre les jeux de perspective savamment orchestrés qui évoquent les peintures de la Renaissance italienne, et l’architecture en trompe-l’œil d’influence baroque dont Mahmoud Khaled se réclame volontiers, l’œuvre multiplie les références aux beaux-arts. Ce décor, qui rappelle aussi la forme des temples gréco-romains, reste indéfini dans le temps et l’espace. Les personnages donnent quant à eux l’impression de sortir tout droit des projections futuristes des smart cities, ces « villes de demain ». Dupliquées en différents endroits de l’image – joies de la technologie informatique – ces figures fantomatiques errent, identiques et anonymes. Par leur allure, elles incarnent l’archétype du jeune cadre dynamique des métropoles modernes. La dimension surréaliste de l’architecture renforce d’ailleurs cette sensation : sommes-nous face au plan 3D d’une ville du futur ? Mahmoud Khaled esquisse un sourire. « Ce n’est pas le plan d’une ville à proprement parler, bien évidemment. C’est seulement l’idée que l’on s’en fait – une proposition imaginaire, qui n’existera jamais en dehors de l’espace du Palais Al Dhaid. »

Hétérotopies urbaines, mirages capitalistes

Les yeux rivés sur sa maquette, l’artiste raconte comment l’idée lui est venue. « Nous sommes envahis d’images de ces villes du futur vendues par les gouvernements, construites ex nihilo. Il y a tout un business autour de ces projections urbaines pour 2030, 2050, etc. Les campagnes publicitaires, dont le but est bien sûr d’attirer de nouveaux habitants, relèvent presque de la propagande… De grandes promesses, comme si tout aura miraculeusement changé d’ici cinq ans. En Égypte par exemple, la nouvelle capitale, Sissy City, a été construite au milieu du désert. » Autre exemple parlant : la ville de Neom, en Arabie saoudite. Ce chantier pharaonique de développement urbain a été initié par le prince Mohamed ben Salmane en 2017, dans le cadre du plan « Saudi Vision 2030 ». Estimée à hauteur de 500 milliards de dollars, la création de cette ville ressemble à un paradis capitaliste, à la fois high-tech et durable, conçu pour satisfaire une poignée de super-riches. Dans ce tableau utopique, le déplacement forcé des populations qui vivent sur le territoire est bien sûr passé sous silence. 

Face à cette œuvre, subtilement intitulée Pool of Perspectives 2030, les remarques de Mahmoud Khaled font émerger une nouvelle grille de lecture. L’architecture en trompe-l’œil n’est plus seulement le reflet d’une prouesse technique : les colonnes imposantes, comme la fontaine, deviennent le symbole du pouvoir, de l’autorité. Quant à l’amphithéâtre, il apparaît désormais comme le lieu où ce même pouvoir performe un idéal démocratique factice, au moyen d’une rhétorique bien rodée. Dans l’immensité de cette œuvre où la théâtralité est de mise, la fascination laisse place au trouble. Au cœur de l’espace vide de la piscine, cette ville du futur paraît sombrer. Est-ce là la projection d’un échec, d’une dystopie ? « Ce n’est ni tout à fait une dystopie, ni tout à fait une utopie. Je préfère situer cette œuvre dans un entre-deux, à l’image des hétérotopies urbaines qu’incarnent ces nouvelles mégapoles. » C’est donc du côté de Foucault que Mahmoud Khaled nous invite à regarder. Loin de se dissiper, les mirages capitalistes dont l’œuvre se fait l’écho sont, eux, d’une réalité implacable. 

Julia Hancart

Mahmoud Khaled_Pool of perspectives 2030