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Les revues d’art

face à l’Histoire

WILSON TARBOX.1 revues d'art histoire
ArtAsiaPacific, vol 1, n°1, mars 1993 © Courtesy of ArtAsiaPacific.

Publié le 14/05/2025

Que seraient les biennales sans les critiques qui les accompagnent ? Depuis les années 1980, décennie durant laquelle on a vu fleurir des biennales aux quatre coins du monde, des revues consacrées à la critique d’art ont émergé, scrutant ces événements en même temps que l’art contemporain connaissait un tournant global.

Depuis sa création en 1993, la Biennale de Sharjah a bénéficié d’une couverture médiatique importante – moins dans la presse généraliste que du côté des publications scientifiques et universitaires. Mais c’est surtout depuis qu’Hoor Al-Qassimi a pris les commandes de la Sharjah Art Foundation en 2009 que la critique d’art est devenue l’une des composantes à partir de laquelle la biennale écrit son histoire. Bidoun, Canvas, NKA, ArtAsiaPacific, Third Text… Nombreuses sont les revues qui ont activement participé à sa reconnaissance internationale.

Selon d’où elle s’écrit, la critique d’art offre des perspectives renouvelées sur la création contemporaine. Quel est son rôle dans cet écosystème mondialisé ? Pour le comprendre, Wilson Tarbox revient sur l’histoire de plusieurs revues consacrées à la critique d’art, et qui, dès la seconde moitié du 20e siècle, emboîtent le pas aux biennales et se mondialisent.

En 2020, Zahia Rahmani publie Sismographie de luttes. Vers une histoire globale des revues critiques et culturelles. C’est le résultat d’un important travail de recherche collectif, débuté en 2015 à l’Institut national d’histoire de l’art. Conçu comme une anthologie, l’ouvrage recense l’activité de près de mille revues créées par et pour les intellectuels africains, asiatiques et sud-américains, produites en dehors de l’Europe ou en situation diasporique depuis le 19e siècle. Le projet dévoile et renouvelle l’histoire d’écrits qui ont servi d’étendards autour desquels artistes et écrivains se sont rassemblés pour débattre et échanger. Plus encore, il décentre la perspective occidentale vers des écrits qui ont été de véritables organes théoriques pour les luttes anticoloniales et postcoloniales. À l’instar de Tropiques (1941 – 1945), fondée par le poète martiniquais Aimé Césaire, ces périodiques ont adopté des esthétiques d’avant-garde, révolutionnaires et internationales, qu’ils ont enrichies d’apports culturels locaux et régionaux, créant des formes d’expression libérées des contraintes imposées par la domination coloniale.

Les revues d’art et le tournant mondial

C’est dans ce contexte que la critique d’art s’est peu à peu frayé un chemin. Tandis que la mondialisation s’accélère dans la seconde moitié du 20e siècle, des revues spécialisées émergent et se multiplient. À Bogota, Arte en Colombia paraît pour la première fois en 1976, à l’initiative d’une étudiante, Celia Sredni de Birbragher, inscrite en histoire de l’art à l’Université de Los Andes. Face au manque d’intérêt de la presse locale pour les arts plastiques, qu’elle couvre « une fois par semaine, sur une demi-page ou un quart de page, à travers des petites notes informatives », Celia Sredni de Birbragher fonde une nouvelle revue, imprimée en couleurs sous le titre Arte en Colombia. Financée par les publicités des galeries, des musées, des banques et assurances, Arte en Colombia mêle les passions individuelles de sa fondatrice et sa volonté assumée de développer le marché de l’art colombien. Elle se destine ainsi à un public national bourgeois et instruit. En 1991, Arte en Colombia étend son regard au-delà des frontières colombiennes et devient ArtNexus, couvrant désormais les arts de toute l’Amérique latine. Cette année-là, Francine Sredni, la fille aînée de Celia, ouvre un bureau de rédaction de la revue à Miami, transformant littéralement la revue en un nexus – un point de rencontre – entre l’Amérique latine et le reste du monde. Ou, du moins, entre la Colombie et son allié politique et plus grand acteur du marché de l’art : les États-Unis.

De l’autre côté du globe, à la même période, d’autres revues spécialisées voient le jour, reflet du tournant mondial que connaît alors l’art contemporain. En mars 1993, ART and Asia Pacific est fondée en Australie. Consacrée aux pratiques culturelles et artistiques contemporaines en Asie, depuis le Pacifique jusqu’au Moyen-Orient, la revue est dès ses débuts guidée par une vision panasiatique ambitieuse et engagée. Son premier numéro est consacré aux arts des Philippines. Par la suite, elle défend la « vitalité de l’art contemporain des Aborigènes » et soutient la pratique d’artistes australiens et polynésiens, et, avec eux, l’importance de préserver leurs spécificités culturelles locales. Dinah Dysart, rédactrice en chef jusqu’en 2003, voit dans cette publication l’occasion de « contextualiser, prédire des orientations futures et proposer des solutions aux problèmes » inhérents à l’art contemporain, tout en offrant un espace de réflexion aux auteurs de la région. Depuis rebaptisée ArtAsiaPacific, la revue s’est affirmée comme un espace de discussions et d’échanges essentiel sur le continent asiatique.

Et l’Occident dans tout ça ?

Les années 1990 marquent également un tournant du côté des revues occidentales – du moins celles nées en Occident. Avant les années 1990, certaines publications universitaires avaient déjà décentré leurs perspectives sur des zones géographiques négligées par l’histoire de l’art. Ainsi, en 1967, le trimestriel African Arts voyait le jour à l’Université de Californie à Los Angeles (UCLA). Revue scientifique bilingue français-anglais sans parti pris idéologique particulier (si ce n’est celui de s’intéresser à des régions géographiques peu ou mal connues des intellectuels occidentaux), African Arts marquait déjà les prémices d’une critique d’art mondialisée.

Mais c’est véritablement à la fin du 20e siècle que l’on observe un tournant. Alors que la Guerre froide prend fin en 1989, le politologue américain Francis Fukuyama parle ironiquement d’une « fin de l’Histoire ». Selon lui, la dialectique historique est arrivée à son terme : face à la chute du communisme, l’hégémonie incontestée de l’ultra-libéralisme américain marque la fin du débat et des idéologies. Avec le recul, nous constatons à quel point Fukuyama s’est trompé. Pourtant, ses idées restent une clé de lecture précieuse pour comprendre dans quel contexte s’inscrit (ou plutôt se dés-inscrit) la production d’écrits sur l’art dans les années 1990.

En 1994, Nka: Journal of Contemporary African Art, est fondée à New York à l’initiative du critique, poète et commissaire d’exposition d’origine nigériane Okwui Enwezor
(1963 – 2019), installé aux États-Unis depuis 1982. Le titre de cette revue, Nka, est un mot de langue igbo qui peut signifier à la fois « art », « créativité » et « expression artistique ». Au sein de l’Africana Studies & Research Center de l’Université de Cornell, Okwui Enwezor s’entoure de deux autres intellectuels : Olu Oguibe, artiste, et Salah Hassan, historien de l’art, qui dirigent la revue à ses côtés. Leur objectif est clair : promouvoir le travail d’une nouvelle génération d’artistes d’origine africaine qui vivent sur le continent ou dans ses diasporas. Au fil des numéros, Nka participe à redonner aux avant-gardes artistiques africaines leurs lettres de noblesse, longtemps négligées par une histoire de l’art américaine opposant la « modernité » (l’Occident) à la « tradition » ou l’« authenticité » (l’Afrique). Il faut bien comprendre dans quelle ligne éditoriale s’inscrit cette publication : à rebours des représentations exotisantes, voire néocoloniales, qui persistent dans des expositions comme celle, historique, des Magiciens de la Terre (Paris, Centre Pompidou, 1989), Nka se place à contre-courant, faisant le choix d’une critique d’art panafricaine et ouvertement postcoloniale.

D’autres revues poursuivent des ambitions similaires outre-Atlantique. À Londres, l’artiste d’origine pakistanaise Rasheed Araeen fonde Third Text, Third World Perspectives in Art and Culture, en 1987 – peut-être l’une des plateformes de débats les plus importantes en Europe à la fin du 20e siècle. La revue naît dans une période d’agitation politique en Angleterre. Dans les années 1970, les militants du National Front, parti d’extrême-droite anglais, menacent régulièrement les habitants des quartiers populaires issus de l’immigration. Dans ce contexte, Araeen se radicalise, rejoignant le mouvement des Black Panthers anglais. Son œuvre, de plus en plus conceptuelle et politique, le pousse à délaisser la création plastique pour se consacrer à la critique et à l’édition. Comme le sous-entend son titre, Third Text est créée dans l’idée de produire du savoir sur l’art et les artistes dits du « Tiers-Monde », qui correspondrait à ce que l’on appelle aujourd’hui le « Sud global ».  L’éditorial du premier numéro, rédigé par Araeen lui-même, souligne la mission de la revue en tant que plateforme critique : remettre en question les discours dominants sur l’art et la culture, en déplaçant un regard eurocentrique vers des perspectives plus inclusives. Third Text accomplit largement sa mission, publiant des études pionnières sur l’art et les artistes peu connus du public anglais, en dépit du fait que beaucoup, comme Araeen, sont actifs au Royaume-Uni depuis plusieurs décennies. Tout comme Nka, Third Text est très critique vis-à-vis des institutions. Dans son sixième numéro, la revue dénonce la curation exotisante des Magiciens de la terre, qui mystifie les productions des artistes dits « extra-occidentaux » et réactive de vieilles dichotomies qui opposent l’Europe au reste du monde ; la tradition à la modernité.

Nouvelle revues, nouveaux marchés

Chacune de ces revues a contribué à réévaluer les poncifs de l’histoire de l’art en dehors de l’axe euro-américain. Souvent impulsées par les premiers concernés – intellectuels ou artistes issus des régions du Sud global – ces revues révèlent les ambitions de leurs fondateurs, par leur ancrage géographique, d’une part, et par leur sujet, d’autre part. Chacune à leur échelle, elles ont nourri les débats sur l’art sous l’angle du multiculturalisme et du postcolonialisme.

Pour autant, leur portée révolutionnaire, si tant est qu’elle existe, mérite d’être questionnée. Même une revue comme Third Text – de loin la plus militante de toutes celles évoquées – a fini par s’institutionnaliser, et par là-même, à institutionnaliser les artistes qu’elle entendait défendre dans les carcans du musée occidental. En publiant des textes à partir desquels les pratiques des artistes sont rendues intelligibles auprès d’une élite occidentale (de collectionneurs, d’amateurs d’art et de professionnels), Third Text a paradoxalement contribué à leur intégration dans un marché de l’art globalisé. Sa radicalité a surtout porté sur les enjeux liés aux politiques d’identité. Or, comme l’observe le critique Mark Fisher, « les politiques d’identité cherchent à obtenir le respect et la reconnaissance de la classe dirigeante ; les politiques de dés-identité cherchent à dissoudre l’appareil classificatoire lui-même. »

Ces revues ont ainsi servi de couverture médiatique à l’émergence d’un nouvel écosystème de l’art, rendu multipolaire dans les années 1990, précisément au moment où le monde bipolaire disparaît avec l’URSS. Aujourd’hui, des biennales comme celles de Sharjah, Dakar, São Paulo et Gwangju, sont étroitement liées aux publications et à la critique d’art qui les accompagnent. Les biennales confèrent à l’art et aux artistes un prestige institutionnel, tandis que les revues les rendent lisibles pour un public susceptible de les collectionner ou de les étudier. Autrement dit, ce réseau dans lequel s’entrelacent les écrits critiques et les institutions ne remet pas en cause l’intégration des œuvres dans un marché mondialisé, mais en facilite au contraire l’accès et la circulation.  

Wilson Tarbox