Le Grand Tour à la Biennale de Lyon :
nos 4 coups de cœur
Publié le 27/09/2024
Publié le 27/09/2024
Un espace plongé dans la pénombre, huit écrans géants et une installation sonore savamment orchestrée : la formule est déjà bien connue. Tous les ingrédients sont ici réunis pour séduire le visiteur, provoquer chez lui l’effet de surprise attendu, alors que le parcours de l’exposition touche à sa fin. Dernière expérience immersive avant le retour à la vraie vie : l’œuvre d’Oliver Beer est la cerise sur le gâteau, pensé-je en entrant dans la pièce. Très vite, cette pensée cynique laisse place à l’émoi. Au milieu de l’obscurité, huit voix cristallines s’élèvent en chœur, enveloppant l’espace de l’exposition – pourtant vaste – d’une mélodie envoûtante. Les interprètes apparaissent tour à tour sur les écrans géants qui s’allument et s’éteignent, tandis que leurs voix résonnent harmonieusement. On a l’impression d’être à leurs côtés, plongés dans cette grotte paléolithique depuis laquelle ils chantent. Hypnotisantes, les trente minutes de cette performance filmée s’écoulent sans que je m’en aperçoive, émue par les vibrations de mon corps dans le noir.
Intitulée The Resonance Project (The Cave), l’installation présentée aux Grandes Locos est la suite d’un projet entamé en 2007, pour lequel l’artiste britannique explore le pouvoir acoustique des lieux et leurs résonances. Comme dans ses travaux antérieurs, l’œuvre exposée à la Biennale de Lyon se situe aux confluents de différents médiums, engageant le corps, la musique et l’architecture. Elle prend sa source dans la Grotte de Font-de-Gaume, située en Dordogne, un site préhistorique dont l’acoustique singulière aurait peut-être influencé l’emplacement des œuvres pariétales sur ses murs.
Pendant près de trois ans, Oliver Beer a observé les résonnances musicales de ce lieu en vue de découvrir sa fréquence naturelle. À l’issue de ses recherches, il a convié huit chanteurs de divers horizons à entonner leur premier souvenir musical dans cet antre millénaire. Jean-Christophe Brizard, eee gee, Mélissa Laveaux, Mo’Ju, Hamed Sinno, Michiko Takahashi, Rufus Wainwright et Wookid se sont prêtés au jeu. En résulte un opéra-vidéo époustouflant, une sorte de voyage sonore dans lequel les voix se mêlent pour former une polyphonie orchestrale.
Alors peut-être que la formule est connue, mais l’œuvre d’Oliver Beer dépasse de loin toutes les expériences immersives que j’ai pu vivre dans les biennales. Magistral.
Oliver Beer, The Resonance Project (The Cave), 2024.
Biennale de Lyon, Grandes Locos.
Parcourant les étages du Musée d’art contemporain de Lyon, l’œil est immédiatement attiré vers cette salle baignée d’une lumière rose. De grands mobiles métalliques suspendus virevoltent, scintillant dans la pièce comme des boules à facettes. Les couleurs chatoyantes de cette constellation d’acier attirent le corps vers l’intérieur comme un aimant. L’envie d’y pénétrer est toutefois coupée net lorsqu’on se rend compte que ces sculptures flottantes sont en réalité des scies circulaires tournant sur elles-mêmes.
L’entrée dans la pièce est limitée à quatre personnes, et les agents du musée observent scrupuleusement les déplacements des visiteurs qui parcourent l’installation de long en large. L’artiste, présente le jour de l’ouverture, nous regarde nous y engouffrer, sourire aux lèvres. Une fois à l’intérieur, il faut traverser l’espace en veillant à ne pas trébucher sur l’une de ces spirales tranchantes : Lyz Parayzo met notre corps à l’épreuve.
Dans cette installation intitulée Cuir Mouvement, l’artiste brésilienne invite le public à ressentir physiquement les tensions parcourues par les corps dissidents, de celles et ceux qui subissent et résistent en même temps aux formes de domination. Si l’œuvre expose concrètement le corps à la violence physique (et morale) de ces objets dangereux, capables de blesser quiconque les traverse, la peur laisse peu à peu place à la sérénité. À mesure que l’on avance, les spirales coupantes deviennent des boucliers. Elles forment une aura protectrice, préservant les corps des violences de l’extérieur.
Éminemment autobiographique, le travail de Lyz Parayzo déploie des paradoxes formels comme des stratégies de résistance pour les corps queers et racisés. Politique autant que poétique, Cuir Mouvement est sans doute l’une des œuvres qui m’a le plus touchée parmi celles exposées au Mac Lyon.
Lyz Parayzo, Cuir Mouvement, 2024.
Biennale de Lyon, Musée d’art contemporain de Lyon.
Une moquette en velours étouffe le bruit de mes pas tandis que je pénètre dans l’une des salles de l’Institut d’art contemporain de Villeurbanne. « Be Our Guest » peut-on lire sur le cartel à l’entrée. Ici, la lumière est tamisée, l’atmosphère chaleureuse, intimiste. Une musique d’ambiance est jouée en fond, évoquant ces bandes sonores diffusées dans les ascenseurs des hôtels et des lounges du monde entier. « This is Muzak », précise l’artiste américain.e Hilary Galbreaith, rappelant les origines de ce genre musical instrumental popularisé dès les années 1930 auprès des grandes entreprises américaines.
Au sol, les matelas sont éclairés par les lampes des tables de chevet à l’allure vintage. En s’approchant de plus près, on distingue sur chaque lit des textes imprimés. Ce sont les témoignages de personnes qu’Hilary Galbreaith a rencontrées au gré de ses pérégrinations, révélant les conditions précaires de ces travailleurs et travailleuses anonymes salariés dans les secteurs du tourisme et de l’hôtellerie. À mesure que les mots défilent, l’apparente hospitalité du lieu contraste avec la violence des récits rapportés. Au mur, une carte heuristique dessinée par l’artiste révèle l’imaginaire construit autour de cette industrie dite de « l’hospitalité ». « Bénéfices », « marketing », « capitalisme », « jeux de pouvoir », « mondialisation » peut-on lire au milieu d’autres mots lourds de sens.
Réalisée dans le cadre du programme Jeune Création internationale, Be Our Guest souligne l’hypocrisie d’une industrie capitaliste gangrénée par l’argent, où se rejouent inlassablement des formes de domination. L’adage « le client est roi » en est la preuve, nous rappelle l’artiste. Que révèle ce proverbe bourgeois, sinon un mépris de classe décomplexé ? C’est ce qu’Hilary Galbreaith tente de nous faire comprendre à la Biennale de Lyon.
Hilary Galbreaith, Be Our Guest, 2024.
Biennale de Lyon, Institut d’art contemporain de Villeurbanne.
Sensitive ressemble à une rivière. Suspendues à des armatures métalliques, des centaines de bouteilles flottent dans l’air et forment une déambulation au cœur du complexe industriel des Grandes Locos. Au centre, les pupitres attendent patiemment leurs musiciens. Les baguettes sont disposées à l’entrée de l’installation, invitant le public à s’en saisir. Une note mentionne les horaires de rendez-vous pour activer la pièce : 15h, 16h30 et 18h.
Cette sculpture de verre est une œuvre instrumentale imaginée par Bastien David, compositeur français formé au Conservatoire de Paris. Créateur du Métallophone, un instrument de percussion microtonal sur lequel il a travaillé pendant plus de dix ans, Bastien David est passionné par l’expérimentation musicale et l’invention de sonorités nouvelles. Pour la Biennale de Lyon, il a créé une nouvelle pièce en lien avec le thème de cette 17ème édition, « Les Voix des Fleuves ».
Visuellement, l’installation évoque le courant sinueux de l’eau contenue dans les bouteilles. « C’est un chant des sirènes » nous souffle l’artiste, « et sa mélodie ne peut être révélée que si la partition est jouée par plusieurs personnes en même temps ». Joignant le geste à la parole, l’artiste glisse sa main sur les récipients pour mettre en mouvement la pièce, d’où émerge un tintement cristallin. À l’image de Colin et son Pianocktail dans l’Écume des jours de Boris Vian, Bastien David a réglé ses bouteilles comme du papier à musique : chacune produit une note, en fonction de la quantité d’eau qu’elle contient. En résulte une performance orchestrale dans laquelle quarante musiciens peuvent jouer à l’unisson. Sensitive est plus qu’une installation sonore ; c’est une prouesse technique, un « ballet de gestes et de sons », qui méritait amplement sa place dans nos coups de cœur.
Bastien David, Sensitive, 2024.
Biennale de Lyon, Grandes Locos.