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Adelita

Husni-Bey

Adelita Husni-Bey

Adelita Husni-Bey biennale sharjah

Comme un torrent
dans un pipeline

Publié le 06/05/2025

À partir d’archives et de récits d’une histoire passée sous silence, Adelita Husni-Bey nous plonge dans le passé colonial de la Libye, récemment submergée par les eaux.

Entre théâtre et poésie, Like a flood nous invite à (re)penser nos rapports à la terre et aux corps – le nôtre, et celui des autres.

« L’histoire se répète » soupire Adelita Husni-Bey derrière l’écran de son ordinateur, alors que paraissent les dernières nouvelles de Palestine. En ce mois de novembre 2024, la presse tente d’alerter l’opinion publique au sujet de la crise sanitaire qui frappe la bande de Gaza. En cause, les pénuries d’eau systématiques orchestrées par le gouvernement israélien, qui s’est attaché à détruire, méthodiquement, toutes les infrastructures essentielles à la survie du peuple palestinien. Dénoncées sans relâche par les organisations internationales comme Oxfam ou Human Rights Watch – qui y voient là l’usage d’une arme génocidaire –, ces pénuries d’eau n’ont pas reçu l’attention qu’elles méritaient.

Ces histoires occultées d’oppression coloniale trouvent un écho dans le travail d’Adelita Husni-Bey. Née en 1985 à Milan, elle a grandi entre l’Italie et la Libye, avant de rejoindre le Royaume-Uni pour ses études. Aujourd’hui installée à New York, l’artiste italienne-libyenne travaille à la frontière des arts visuels, du théâtre et de la recherche. À chaque œuvre, elle imagine des ateliers dans lesquels les participants deviennent les acteurs d’une performance collective. S’inspirant des méthodes du metteur en scène brésilien Augusto Boal, fondateur du Théâtre de l’Opprimé, Adelita Husni-Bey propose à chacun d’interpréter des images ou des idées au moyen de son propre corps. Dans ces pièces de théâtre collaboratives, l’artiste interroge les mécanismes qui façonnent le pouvoir et la mémoire, dont elle remet en question le caractère hégémonique. Ces projets l’amènent à voyager hors des États-Unis, et la ramènent souvent dans son pays natal : l’Italie.

Des archives « oubliées »

C’est d’ailleurs à Rome, dans l’enceinte du Museo delle civiltà, que son projet pour la Biennale de Sharjah voit le jour. Cela fait déjà trois ans qu’elle collabore avec l’institution italienne. « Chaque année, j’y organise des ateliers participatifs, à partir desquels j’active généralement une œuvre. »

Profondément marquée par l’histoire commune de ses deux pays d’origine, Adelita Husni-Bey s’intéresse peu à peu aux archives présentes dans les collections, à la recherche de sources sur la présence coloniale italienne en Libye. Lorsqu’elle rencontre l’archiviste du musée, ce dernier lui fait part de l’existence d’un fonds photographique pour le moins inédit. « Je savais que le musée conservait une partie des objets et des archives datant de la période coloniale. Mais au contact de l’archiviste, j’ai appris que l’Institut Italien pour l’Afrique et l’Orient (IsIAO) détenait une importante collection de photographies. Des centaines, des milliers d’images datant de la période fasciste, auraient été « oubliées » dans les sous-sols du ministère italien de la Défense… Elles sont aujourd’hui conservées à la Bibliothèque nationale. »

Aux côtés de la chercheuse et architecte Shehrazade Mahassini, avec qui elle collabore pour ce projet, Adelita Husni-Bey entreprend alors de numériser une partie de ces tirages qui documentent l’histoire de la colonisation. « Il s’agit principalement de photos d’infrastructures et d’images de propagande invitant les Italiens à s’installer en Libye. Mais il n’y a pas d’archive sur le génocide lui-même », précise-t-elle.

Assécher les terres, assécher les corps

Car la mémoire du génocide a été effacée. Les preuves matérielles ont été minutieusement détruites par le gouvernement fasciste, qui n’a laissé aux victimes et à leurs descendants que l’oralité pour raconter l’horreur. Il faut attendre quatre-vingts ans pour que leur histoire soit finalement prise en compte. En 2020, l’universitaire Ali Abdellatif Ahmida consigne les témoignages des survivants dans un ouvrage intitulé Genocide in Libya : Shar, A Hidden Colonial History. Il revient sur l’histoire de la colonisation depuis 1911, année durant laquelle le territoire actuel de la Libye est envahi par les Italiens. Avec l’arrivée de Mussolini au pouvoir en 1922, les populations locales sont déplacées de force. Malgré la résistance du peuple libyen, la répression est sévère, et la violence débridée. Entre 1929 et 1934, 80 000 personnes perdent la vie, assassinées ou déportées dans des camps de concentration. À l’époque, famine et pénuries d’eau sont monnaie courante ; comme sur le territoire palestinien occupé, elles font partie d’une stratégie inavouée de mise à mort, lente et douloureuse.

« Ces archives racontent de manière implicite l’histoire de cette violence. À partir de ces documents, on se rend compte que les Italiens ont cartographié le pays afin d’identifier l’emplacement de chaque source d’eau naturelle, en vue de les contrôler, puis de les détourner. Ils ont créé des infrastructures pour limiter l’accès à l’eau, la pousser dans d’autres directions ou la canaliser. Ils ont délibérément asséché les terres sur lesquelles vivaient les populations locales. » Tout en parlant, Adelita Husni-Bey dévoile des images de barrages, de châteaux d’eau et d’autres grands chantiers destinés au contrôle de l’eau en Libye. Certaines prises de vue sont déconcertantes, tant les infrastructures évoquent celles destinées au forage du pétrole – qui aggravent le manque d’eau dans la région à partir des années 1950. Dans ce cynisme ambiant, plusieurs systèmes d’irrigation ont été construits à proximité des camps de concentration, dans un seul but : assécher, pour détruire, les terres et les corps colonisés.

Théâtre-image et pipelines

À partir de ses recherches, Adelita Husni-Bey imagine une nouvelle forme d’atelier collectif : le théâtre-Image. Toujours en s’inspirant des techniques de Boal, elle propose aux participants d’interpréter les photographies avec leur corps – une manière d’incarner autrement cette histoire. « Ces workshops ont réuni un large éventail de personnes, constitués principalement d’étudiants ou de chercheurs intéressés par les études postcoloniales. Je leur ai d’abord montré une sélection d’images, qu’ils ont ensuite pu réinterpréter, physiquement et émotionnellement. » La performance est filmée. Devant un pipeline datant de 1932, l’artiste interroge les participants : « Que voyez-vous ici ? quels effets cette image produit-elle sur vous ? » Pour l’artiste, il ne s’agit évidemment pas de mimer ce que l’on voit sur la photo, mais bien de la traduire en gestes. « Dans le théâtre-Image, le corps devient un outil critique. Il offre une autre lecture de l’Histoire. »

À la Biennale de Sharjah, les images et les corps dialoguent avec l’Histoire. Dans l’enceinte de la Ice Factory, un ancien bâtiment industriel situé dans la ville de Kalba, Adelita Husni-Bey présente Like a Flood. Une installation monumentale accueille le public dans la pénombre. Deux imposants cylindres en béton imitent la forme de conduits d’irrigation. En face, les images d’archives et les corps en action défilent à l’unisson, projetés sur deux écrans circulaires. En fond, une bande sonore diffuse une composition signée Sandro Mussida. Les sonorités évoquent celles d’un petit orchestre de percussions et de cuivres. Par moments, on entend les voix des performeurs se répandre dans un murmure.

À mesure que l’on traverse les pipelines, les premiers sons disparaissent, remplacés par un air de flûte. Joué dans un souffle continu, le morceau résonne comme une lamentation, tandis que des récits et des poèmes sont contés en arabe. Ces voix sont celles des personnes qu’Adelita Husni-Bey et Shehrazade Mahassini ont rencontrées dans le nord de la Libye, quelques mois plus tôt.

La poésie comme catharsis

« Lors de notre séjour en Libye, nous nous sommes rendues à Suluq et El Magrun. Dans ces deux villages, se trouvent d’anciens camps de concentration construits par les Italiens. Ils se situent à proximité de réservoirs d’eau eux aussi érigés par les colons. C’est là que nous avons découvert qu’une partie du génocide libyen consistait à priver les populations nomades d’eau. » Pendant leur voyage, Adelita Husni-Bey et Shehrazade Mahassini vont à la rencontre des habitants, qui leur livrent des récits poignants sur la période coloniale. L’un d’entre eux, Ahmed Yousef Aghila, est poète. Par ses vers, il parvient à mettre en mots une histoire indicible. Adelita Husni-Bey raconte : « Nous avons eu la chance de pouvoir l’entendre réciter ses poèmes. L’un d’eux parle de la manière dont les Italiens empoisonnaient les populations locales en jetant des carcasses de porcs dans leurs puits. C’est un texte très intense, très lourd. Mais certains de ses poèmes disent aussi de belles choses, car dans la poésie traditionnelle libyenne, le puits, en tant qu’espace de partage, est une métaphore de la rencontre amoureuse. »

Dans l’espace de la Ice Factory, les récits du poète résonnent depuis les haut-parleurs. En se positionnant d’une extrémité à l’autre des pipelines, on peut voir les paysages de la Libye contemporaine défiler sur chaque écran. Certaines photographies ont été prises à Suluq : elles sont le témoin contemporain d’un traumatisme passé, dont l’artiste fait ici le récit.

Du techno-fascisme au techno-fétichisme : l’adaptabilité en question

Dans l’histoire de la colonisation, l’Afrique a été perçue comme une Terra nullius – un territoire sans maître à conquérir. Au nom d’un prétendu défi civilisationnel, les puissances coloniales se sont ainsi déployées aux quatre coins du continent : développer, aménager, exploiter et adapter, jusque dans les terres les plus arides, pour assouvir le fantasme occidental de la modernité. Catastrophes sur les plans environnemental et humain, les chantiers menés par le gouvernement fasciste en Libye au cours du 20e siècle s’inscrivent précisément dans cette course au progrès.

C’est également au nom du progrès que des technologies de pointe sont aujourd’hui développées en Occident. Au milieu de ce « techno-fétichisme capitaliste » – pour reprendre une expression chère à l’artiste – certaines initiatives semblent mues par des ambitions plus nobles, désireuses de s’adapter, face au réchauffement inéluctable de la planète. « Mais l’adaptation est-elle une réponse satisfaisante à la crise climatique en cours ? » C’est une question qu’Adelita Husni-Bey a souhaité poser aux scientifiques du Massachusetts Institute of Technology (MIT). Auprès de ces experts en systèmes hydrauliques, l’artiste a tenté de comprendre les mécanismes de pouvoir à l’œuvre derrière ces grands chantiers de développement.

Dans l’espace de l’exposition, une aveuglante lumière rouge annonce le troisième et dernier chapitre de ce parcours immersif, tandis que les haut-parleurs diffusent les paroles des chercheurs du MIT. « Adaptability », entend-on à plusieurs reprises. À travers ce mot, pensé comme un leitmotiv, Adelita Husni-Bey met en regard l’histoire coloniale et les défis environnementaux d’espaces aujourd’hui submergés par les inondations. Après les crues qui ont dévasté la ville de Derna, dans l’est de la Libye, en 2023, ce sont celles qui ont englouti Sharjah en 2024 que l’on voit se déverser sur les écrans. Saisissantes, les images contrastent avec les voix monotones des scientifiques, soulignant le hiatus entre capitalisme et écologie. Car les puissances occidentales, responsables du dérèglement climatique depuis la période industrielle, ont façonné la notion d’adaptabilité. Au lieu de réduire leurs émissions, elles ont préféré mettre au point des technologies coûteuses pour lutter contre une situation qu’elles ont elles-mêmes créée. Inaccessibles aux pays du Sud les plus pauvres, ces technologies restent l’apanage des nations hégémoniques du Nord. La quête ultime du progrès scientifique nous aurait-elle fait basculer ?

Tendant l’oreille vers le pipeline, la voix d’un professeur du MIT résonne, avant de disparaître, noyée dans les murmures de l’eau. 

Julia Hancart