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Soigner ses héritages

Philosophie de la création

AYMEN TAHIN

Publié le 14/05/2025

Cette année, la Biennale de Sharjah a fait la part belle aux questions de transmission. Renouant avec des savoirs et des savoir-faire ancestraux, les artistes interrogent leurs héritages à travers des œuvres où les frontières entre art, artisanat, et pratiques rituelles ne sont plus si étanches. Les enjeux politiques liés à la mémoire coloniale – et à sa décolonisation – apparaissent régulièrement en filigrane. Loin des concepts de la French Theory, évoqués dans le volet « Philosophie » de notre dernier numéro, les artistes présentés à la Biennale de Sharjah puisent dans d’autres référentiels pour concevoir leur pensée artistique. Mais quels sont-ils ?
Aymen Tahin, doctorant en philosophie, spécialiste de l’esthétique et de l’histoire de l’art décoloniale au Maroc, nous livre ici quelques clés de lecture pour aborder la pensée philosophique de la création chez les artistes du monde arabe, des années 1945 à nos jours. Ou comment « soigner ses héritages », pour regarder vers l’avenir.

La pensée des avant-gardes arabes s’inscrit d’abord résolument dans le contexte historique des années 1945 à 1980, tandis que panarabisme influence leurs réflexions sur l’expression de l’esprit arabe. La philosophie politique des Non-Alignés se reflète alors dans leurs écrits : reprenant la critique de l’impérialisme occidental et du néocolonialisme, les artistes prônent un socialisme anticolonial et une justice révolutionnaire internationalisée. Cependant, réduire leur pensée à un simple écho des références politiques ou culturelles de l’époque désignerait davantage un zeitgeist que la spécificité de leur pensée. D’autant que, comme l’affirme l’artiste libanais Abdel Saghir, dans la revue Mawaqif en 1969 : « nous [les artistes] avons précédé les révolutions dont on parle aujourd’hui. Parce que la révolution vient d’abord d’une position intellectuelle. »

Les artistes nous offrent une perspective originale de la pensée arabe contemporaine. Croisant métaphysique, esthétique et philosophie politique, ils visent à constituer leur place propre dans l’histoire de l’art mondiale. Comme le formule la première déclaration des artistes égyptiens du Groupe d’Art Contemporain en 1946, il est nécessaire de penser les œuvres comme des philosophies à travers lesquelles « créer de nouvelles valeurs ».

Philosophie de la création : réécrire la modernité depuis la tradition

Pour les artistes arabes, l’enjeu après les Indépendances est de panser, de « soigner » leur histoire. Les colonialismes ayant laissé derrière eux des cultures fragmentées et en proie à l’effacement, les sujets arabes se sont retrouvés coupés de leurs héritages. Comme l’affirme l’intellectuel et poète marocain Abdellatif Laâbi, proche de l’École de Casablanca, l’histoire du damné de la terre « a été traumatisée, elle a connu avec la période coloniale un moment de discontinuité qui a brouillé sa logique intrinsèque » (Souffles, 1967). Les avant-gardes arabes ont donc été sensibles aux conséquences métaphysiques des pertes patrimoniales. Dans une démarche panarabe, la possibilité de « pansements » consiste alors à reconstituer la pensée visuelle de l’esprit arabe – cela à partir d’une interprétation des traditions, qui exprimerait « notre réalité présente et future tout en étant connectée à notre passé », comme l’écrit l’artiste égyptien Hassan Soliman en 1968. Réarticuler les temporalités, c’est avoir son référentiel historique à partir duquel affirmer son identité. Par cette lecture de la philosophie de la création arabe, les artistes se lancent un défi métaphysique de taille : réparer l’histoire pour panser la culture, et avec elle, l’identité.

C’est ainsi l’occasion pour eux de réécrire l’histoire de l’art mondiale depuis leur propre point de vue. Les artistes révèlent ainsi que leurs traditions sont porteuses d’une philosophie de la création que les modernismes occidentaux ne formalisent qu’au 20e siècle. D’après le philosophe Jacques Rancière, ces modernismes reposent sur l’idée que la peinture ne doit pas illustrer une histoire, mais devenir un langage autonome dont la composition est la syntaxe, tandis que les lignes et les couleurs en sont la grammaire. L’œuvre est plastique lorsqu’elle exprime le monde à travers « les puissances propres de son médium. » Or, en redécouvrant leurs traditions, les artistes arabes réalisent que celles-ci répondaient déjà à ces principes : les artistes traditionnels ont toujours exprimé l’essence des choses par l’abstraction plutôt que par la représentation. En 1951, dans un texte intitulé « Comment les Arabes comprenaient les arts visuels », l’artiste libanaise Saloua Raouda Choucair déclare que « l’[artiste] arabe ne s’est pas intéressé […] à la réalité tangible, ou à la vérité que chaque humain voit. Il a plutôt situé sa quête de beauté dans l’essence du sujet. »

Ainsi, pour le peintre marocain Mohamed Chebaa, cette recherche d’essence se traduit dans les arts musulmans et amazighs, dans les peintures géométriques, dans les mosaïques et les tapis, qui, par leurs abstractions, traduisent le monde par le langage pur des formes. Les traditions artistiques arabes, par leur philosophie de la création, n’ont donc jamais confondu « pensée plastique et pensée littéraire ». Elles ont été modernes avant la lettre, en s’inscrivant dans un contexte purement plastique.

Par contraste, la pensée visuelle européenne est interprétée comme une recherche de la vérité, fondée sur la rationalisation du monde extérieur par la représentation et la perspective. Selon Choucair, l’histoire de l’art occidentale serait alors, jusqu’au 19e siècle, l’histoire de la grande confusion entre plasticité et littérature. Si la pensée plastique définit la modernité occidentale comme référent hégémonique de la légitimité culturelle, la lecture des artistes arabes remet en question l’exclusivité de cette légitimité. La réflexion sur l’esprit arabe, résolument attaché aux principes de plasticité, permet alors de rappeler la présence de la pensée plastique dans les traditions des mondes arabes. Plus encore, à travers ce récit, les artistes revendiquent implicitement la parenté arabe de la modernité et de la plasticité, défendant l’idée que la modernité a été arabe avant d’être européenne.

Panser les traumas coloniaux

Après les spoliations et dépossessions coloniales, ce récit permet aux artistes, modernes et contemporains, de réclamer la reconnaissance de la dette de la culture européenne moderne à l’égard de l’histoire et des traditions arabes. L’artiste égyptien Ramsès Younan rappelle en ce sens que l’internationalisation et l’universalisation de l’art s’est faite au moment où les traditions arabes ont été importées par les artistes occidentaux au retour de leurs voyages. Cette position, Younan n’est pas le seul à la tenir ; d’autres avant-gardes arabes la défendent, voire en radicalisent l’idée, dans la perspective d’une philosophie décoloniale. Dans le sillage de l’École de Casablanca, pour qui la peinture doit être un moyen de « décolonisation et de dénonciation », Abdellatif Laâbi écrira dans Souffles en 1967 que l’universalisme de la modernité européenne et « [sa] réputation repose[nt] sur une longue histoire de brigandage […] des peuples du Tiers-Monde qui ont été privés d’une grande partie d’un héritage. » Faisant le lien entre la formation de l’identité universaliste de l’Europe et les spoliations coloniales, Laâbi suggère que la modernité a pour espace de production originel les mondes colonisés, à partir des héritages des peuples autochtones. Il réclame ainsi la restitution des œuvres spoliées, tout autant que la reconnaissance des présences et des voix colonisées, effacées de l’universalisme moderne. Comme il l’écrit, « si “l’Occident nous colle à la peau”, nous aussi nous collons désormais à la peau de l’Occident. Tant que l’Occident […] ne se sera pas dégagé de sa bourbe universaliste en nous y embourbant par généralisation, nous resterons une écharde de mauvaise conscience, inexorablement plantée en lui. »

Cette remise en question de la modernité trouve un écho dans l’art contemporain, à travers la critique des persistances coloniales. L’un des meilleurs exemples est sans doute celui de l’artiste algérien Kader Attia, dont l’œuvre explore le concept de réparation. Une idée importante d’Attia consiste à dire que le récit de la modernité contrôle la possibilité de panser et de soigner les traumas coloniaux. Si « l’Occident moderne a érigé comme dogme le contrôle de la blessure [coloniale] en s’obstinant à la faire disparaître complètement, en niant l’histoire de l’objet ou du corps blessé, et ainsi le temps qui s’associe à cette histoire », alors la critique et la réappropriation du moderne devient un enjeu vital. Cela est exprimé de manière exemplaire dans l’œuvre Chaos + Repair = Universe (2014). Dans celle-ci, l’idée de réparation permet de dévoiler l’univers comme espace du multiple où se mêlent des récits de soi hétéroclites, exprimés par des patchworks de miroirs constitués en une sphère, qui renvoie à la Terre. Cette réparation permettrait alors de mettre à jour les plaies et blessures coloniales, dont la violence s’exprime par les fils de fer qui lient les différents fragments de miroirs. L’universalité, à la fois critiquée et réappropriée, se montre alors, hétéroclite, dans la violence qui l’a vue naître.

Les théorisations que mènent les artistes n’ont pas seulement pour fonction de légitimer leurs pratiques. Ils formulent une critique de l’idée d’une modernité monolithique, c’est-à-dire une modernité soi-disant universaliste qui se serait constituée par la seule Raison Européenne, au sein de son histoire et sa géographie, en excluant les mondes dits « non-occidentaux ». Leurs travaux visent ainsi à récupérer la part du récit moderne qui leur appartient pour soigner leurs héritages. Ces pensées issues des mondes décolonisés marquent une percée des voix des « damnés », qui interprètent l’histoire culturelle mondiale depuis leur point de vue pour se l’approprier. 

Traditions contemporaines : les nouveaux lieux du savoir

Au tournant du 21e siècle, les sciences humaines commencent à souligner les implicites coloniaux de leurs disciplines pour se renouveler à partir des savoirs des pays du Sud global. Comme l’affirme le sociologue Raewyn Connell, les sujets postcoloniaux deviennent « sujets de leurs propres travaux de recherches et pratiques pédagogiques. » Dans ce sillage, les artistes contemporains arabes utilisent leurs pratiques artistiques comme lieux de production de savoirs et comme moyens de repenser l’anthropologie, l’ethnologie ou encore la sociologie, à partir de leurs propres traditions culturelles. Un des enjeux de l’art contemporain dans le monde arabe consiste alors à repenser nos manières de nous rapporter au monde, acte philosophique s’il en est, qui consiste à déstabiliser les fondations épistémologiques modernes. Ils participent ainsi à ce que Connell appelle un savoir « en mosaïque », où les connaissances coexistent dans un système de savoirs « ayant des relations respectueuses avec ses composantes. »

Ainsi, dans l’œuvre vidéo Laaroussa (2013), les artistes tunisiens Selma et Sofiane Ouissi croisent danse et performance. À la suite d’une résidence de deux ans auprès de communautés de potières tunisiennes, ils retranscrivent les différents gestes qui rythment le processus créatif de production des poteries, transmis de génération en génération aux femmes de la communauté. Ce qui frappe au premier abord, c’est l’absence d’argile : les artistes miment ou dansent sa présence dans le vide. Toutefois, l’intensité des gestes exprime, même sans support, l’acte de création. En témoigne la crispation des mains et la tension des corps, qui rendent visible la résistance de la matière, pourtant absente.

L’œuvre, dans son utilisation même de la danse, permet de documenter et de dévoiler le rapport vivant qui unit le geste de la potière à la matière qu’elle modèle, la dynamique réciproque entre le créateur et sa création. Si la matérialité de la poterie est vacante, les corps tendus entiers vers cet objet absent indiquent sa présence imperceptible. En ce sens, la pratique des deux artistes renvoie à une manière de savoir qui n’est pas celle du savoir figé des attributs d’un objet, ou des étapes déterminées et successives d’une production, mais plutôt une relation dynamique au sein de laquelle l’œuvre est créée et où la culture naît.

Dans ces nouveaux lieux de l’art contemporain où se matérialisent les savoirs et les traditions locales, il est particulièrement intéressant de noter l’intérêt des artistes pour les dimensions invisibles et structurantes des relations entre le sujet arabe, ses milieux et les phénomènes culturels qui en émergent. Les artistes contemporains prolongent ainsi la recherche des avant-gardes concernant l’esprit arabe et son environnement culturel. Ils s’en distinguent toutefois, puisque leurs pratiques ne s’ancrent plus dans le projet politique unificateur, et parfois homogénéisant, de l’arabisme. Ce dernier est remplacé par un paradigme nouveau, conçu comme un espace en mosaïque où coexistent des traditions, des savoirs et des identités irréductibles qui renvoient chacun et ensemble à de nouveaux rapports au monde.

Aymen Tahin