Pour les artistes arabes, l’enjeu après les Indépendances est de panser, de « soigner » leur histoire. Les colonialismes ayant laissé derrière eux des cultures fragmentées et en proie à l’effacement, les sujets arabes se sont retrouvés coupés de leurs héritages. Comme l’affirme l’intellectuel et poète marocain Abdellatif Laâbi, proche de l’École de Casablanca, l’histoire du damné de la terre « a été traumatisée, elle a connu avec la période coloniale un moment de discontinuité qui a brouillé sa logique intrinsèque » (Souffles, 1967). Les avant-gardes arabes ont donc été sensibles aux conséquences métaphysiques des pertes patrimoniales. Dans une démarche panarabe, la possibilité de « pansements » consiste alors à reconstituer la pensée visuelle de l’esprit arabe – cela à partir d’une interprétation des traditions, qui exprimerait « notre réalité présente et future tout en étant connectée à notre passé », comme l’écrit l’artiste égyptien Hassan Soliman en 1968. Réarticuler les temporalités, c’est avoir son référentiel historique à partir duquel affirmer son identité. Par cette lecture de la philosophie de la création arabe, les artistes se lancent un défi métaphysique de taille : réparer l’histoire pour panser la culture, et avec elle, l’identité.
C’est ainsi l’occasion pour eux de réécrire l’histoire de l’art mondiale depuis leur propre point de vue. Les artistes révèlent ainsi que leurs traditions sont porteuses d’une philosophie de la création que les modernismes occidentaux ne formalisent qu’au 20e siècle. D’après le philosophe Jacques Rancière, ces modernismes reposent sur l’idée que la peinture ne doit pas illustrer une histoire, mais devenir un langage autonome dont la composition est la syntaxe, tandis que les lignes et les couleurs en sont la grammaire. L’œuvre est plastique lorsqu’elle exprime le monde à travers « les puissances propres de son médium. » Or, en redécouvrant leurs traditions, les artistes arabes réalisent que celles-ci répondaient déjà à ces principes : les artistes traditionnels ont toujours exprimé l’essence des choses par l’abstraction plutôt que par la représentation. En 1951, dans un texte intitulé « Comment les Arabes comprenaient les arts visuels », l’artiste libanaise Saloua Raouda Choucair déclare que « l’[artiste] arabe ne s’est pas intéressé […] à la réalité tangible, ou à la vérité que chaque humain voit. Il a plutôt situé sa quête de beauté dans l’essence du sujet. »
Ainsi, pour le peintre marocain Mohamed Chebaa, cette recherche d’essence se traduit dans les arts musulmans et amazighs, dans les peintures géométriques, dans les mosaïques et les tapis, qui, par leurs abstractions, traduisent le monde par le langage pur des formes. Les traditions artistiques arabes, par leur philosophie de la création, n’ont donc jamais confondu « pensée plastique et pensée littéraire ». Elles ont été modernes avant la lettre, en s’inscrivant dans un contexte purement plastique.
Par contraste, la pensée visuelle européenne est interprétée comme une recherche de la vérité, fondée sur la rationalisation du monde extérieur par la représentation et la perspective. Selon Choucair, l’histoire de l’art occidentale serait alors, jusqu’au 19e siècle, l’histoire de la grande confusion entre plasticité et littérature. Si la pensée plastique définit la modernité occidentale comme référent hégémonique de la légitimité culturelle, la lecture des artistes arabes remet en question l’exclusivité de cette légitimité. La réflexion sur l’esprit arabe, résolument attaché aux principes de plasticité, permet alors de rappeler la présence de la pensée plastique dans les traditions des mondes arabes. Plus encore, à travers ce récit, les artistes revendiquent implicitement la parenté arabe de la modernité et de la plasticité, défendant l’idée que la modernité a été arabe avant d’être européenne.