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Shivanjani

Lal

Shivanjani Lal

Kiske batayee ham, peer re bidesia
Sucre Amer

Publié le 06/05/2025

En transformant la canne à sucre en mémorial et le curcuma en encre du souvenir,

Shivanjani Lal montre que l’Histoire n’a pas toujours besoin d’archives officielles pour être racontée.

On doit avoir une sacrée bonne étoile pour que Shivanjani Lal soit justement en résidence à la Cité internationale des arts de Paris lorsqu’on la contacte pour discuter de sa préparation pour la Biennale de Sharjah. Les rencontres dans son studio parisien ont donné une saveur particulière à la découverte de son univers. Au fil de nos conversations, une œuvre à la fois intime et universelle, tissée de récits familiaux et de questionnements identitaires, s’est dévoilée.

Comment raconter des histoires que l’on n’a pas vécues ? Comment redonner une voix à celles et ceux dont le passé a été effacé par l’histoire officielle ? Ces questions sont au cœur du travail de Shivanjani Lal, qui explore les thèmes de la migration, de l’exil et de la mémoire. À travers des installations sensibles et poétiques, elle interroge les traces laissées par le déplacement forcé des populations, notamment celui des travailleurs indiens envoyés aux Fidji pendant la colonisation britannique. Après l’abolition de l’esclavage dans l’Empire anglais en 1833, les colons ont cherché une nouvelle main d’œuvre bon marché pour travailler dans les plantations. C’est ainsi qu’ils ont instauré le système d’indenture, une forme de servitude sous contrat, qui consiste à recruter des travailleurs en leur promettant un salaire et un passage gratuit vers des colonies lointaines. Aux Fidji, colonie britannique à l’époque, ce système a été mis en place pour répondre aux besoins croissants de l’industrie sucrière. Plus de 60 000 Indiens y ont été envoyés entre 1879 et 1916.

Shivanjani Lal porte en elle une histoire façonnée par cet exil. Son identité est marquée par un double héritage : celui de ses ancêtres indiens, partis travailler dans les plantations de canne à sucre aux Fidji, et celui de sa propre vie, en tant que femme et en tant qu’artiste évoluant entre plusieurs cultures. Ce déplacement générationnel, entre l’Inde, les Fidji et l’Australie, constitue le socle de sa réflexion artistique.

Comme de nombreux descendants de travailleurs déportés, elle a été confrontée à une mémoire fragmentée, transmise de manière orale, parfois altérée par les générations. Lors de son dernier voyage familial aux Fidji avec ses parents, en 2019, une conversation bouleverse profondément l’artiste. « Pendant ce voyage, nous étions à Ba, là où vit la famille de ma mère. Je l’ai surprise dans une conversation avec mon oncle. Il est l’un des derniers agriculteurs de notre famille. Il racontait que ses enfants ne voulaient plus travailler la canne à sucre et se demandait ce qu’allait devenir cette industrie. Il répétait les mêmes questions : « Qui se souviendra des travailleurs de la canne à sucre et de leur héritage ? Qui racontera leur histoire ? » Ces questions m’ont obsédées. » Lal décide alors de prendre cette responsabilité. « En 1879, le premier navire est parti de l’Inde vers les Fidji. En 2029, ce sera le 150e anniversaire de cet événement. Il serait facile de dire que tout cela appartient au passé, mais ce n’est pas vrai. En Australie, par exemple, on trouve du sucre vendu sous la marque CSR (Colonial Sugar Refinery), dont l’entreprise existe encore aujourd’hui. Les gens achètent ce sucre sans connaître ses origines. »

Face à l’absence d’archives et de récits officiels, Shivanjani Lal utilise ses souvenirs familiaux, des objets personnels et la force de la communauté pour constituer le corpus de sa propre archive. À l’entrée de l’installation, un mur, tel l’autel dédié à ses ancêtres, présente des polaroïds pris aux Fidji, des photos de paysages, une facture de téléphone datant de 1986, un bol appartenant à sa famille depuis des générations, une mèche de cheveux de sa grand-mère, et, surtout, les papiers d’immigration de son arrière-arrière-grand-mère, qui était à bord du navire de 1879. « Ces éléments établissent un lien, non seulement entre eux, mais aussi avec nos conversations actuelles sur l’héritage et la transmission. »

Éreintant et apaisant : arpenter l’histoire

Découvrir l’œuvre de Shivanjani Lal, c’est pénétrer dans un lieu de communion sombre et lumineux, de mémoire et d’oubli, où les défunts et les vivants se rencontrent pour transcender l’histoire d’une vaste traite humaine. Présentée au sein de Calligraphy Square, dans le centre-ville de Sharjah, l’œuvre Aise Aise Hai impose le silence, pour écouter, regarder et traverser l’Histoire. Au premier abord, l’installation semble minimaliste, quoiqu’un peu intimidante : quatre-vingt-sept hautes tiges de canne à sucre sont dressées et attendent que le visiteur chemine à pas feutrés dans l’espace. Au fond de la salle, un film fait défiler des paysages, des fumées, des visages de sa famille et des images des îles Fidji où l’artiste retourne, comme en pèlerinage, sur les terres de ses ancêtres. En fond sonore, des femmes chantent dans le dialecte fidjien, accompagnant le visiteur dans sa traversée. Comme une incantation mystique qui berce, pleure et célèbre en même temps, les voix créent une atmosphère à la fois intime et grandiose. « J’ai voulu que les visiteurs puissent marcher à travers ces sculptures pour marcher à travers l’Histoire et les ressentir à hauteur d’homme. »

Ces tiges moulées de plâtre et de curcuma sont les empreintes d’un labeur éreintant et d’un héritage fragile que l’artiste tente ici de préserver. Le curcuma, ajouté en différentes proportions dans certains moulages, vient teinter la surface d’une couleur chaude et familière, évoquant à la fois la terre, la cuisine familiale et les rituels de purification.

Pourquoi quatre-vingt-sept tiges ? Ce n’est pas un hasard. Quatre-vingt-sept voyages ont été effectués par les navires pour transporter plus de 60 000 Indiens vers les Fidji. Derrière ces chiffres froids se cachent des familles séparées et des vies fragmentées par l’exil. L’installation n’est pas seulement une évocation du passé, elle est un espace de recueillement, un monument dédié à ces milliers de travailleurs dont les noms ont souvent disparu des archives officielles. Face à cette œuvre, le public est libre d’interpréter et de ressentir. Certains y verront un champ de canne à sucre figé dans le temps, d’autres un cimetière silencieux, d’autres encore un simple alignement de formes. Quoi qu’il en soit, impossible de rester indifférent. Aise Aise Hai est un rappel : il y a des histoires que l’on ne peut plus taire, des mémoires que l’on doit continuer à faire vivre. « Je voulais vraiment créer un moment de contemplation, au début et à la fin, où l’on est invité à écouter ces voix s’élever à travers les sculptures. »

Comme un road movie, Lal propose le film d’un voyage dans le temps, qui commence dans l’ancienne maison de sa grand-mère, située autrefois sur la plantation. L’air, les couleurs et les senteurs d’antan s’impriment sur notre rétine et nous transportent dans l’histoire, passée et actuelle, de Lal. La voix de sa mère narre l’évolution de la situation aux Fidji et les effets de l’industrie de la canne à sucre, sur les populations comme sur l’environnement. Au loin, des fumerolles apparaissent, rappelant des cérémonies hindoues pendant lesquelles des offrandes sont offertes au feu. Ou ne seraient-ce pas plutôt des feux agricoles de canne à sucre ? Les imaginaires sont intentionnellement flous, entre tradition et industrialisation, entre rituels et techniques agricoles. Les chants, de plus en plus présents, accompagnent la dernière partie du film, nous menant vers le cimetière où repose le grand-père de Lal.

La diaspora au cœur

Le travail de l’artiste repose sur une forme de dialogue ; entre les générations, entre les matières, entre les temporalités. Dans ses films et ses installations, le colonialisme n’est jamais un simple décor du passé ; il continue d’influencer les corps, les trajectoires, les identités. Sa pratique pose ainsi une question essentielle : comment se réapproprier une histoire qui n’a jamais été racontée à voix haute ? Car le langage utilisé est également un enjeu pour l’artiste. « L’absence de traduction dans la vidéo est une manière de laisser exister une langue en péril et de créer une expérience intime avec ceux qui la partagent, cette langue. »

En Australie, où elle vit et travaille, Lal est devenue une voix incontournable pour la reconnaissance des récits diasporiques. Elle a construit un solide réseau au sein de la communauté indo-fidjienne et y puise l’énergie de la sororité. « J’ai l’impression d’avoir passé une grande partie de ma carrière à attendre que ma communauté se manifeste, et avec cette œuvre, elle est venue. Tant de monde a participé à teindre mes sculptures. » Pour son installation à la Biennale de Sharjah, l’artiste a invité sa famille de cœur – des femmes de son cercle proche – à se joindre à elle pour interpréter ces chants qui résonnent dans l’espace. « Ce travail est dédié à ma famille, et particulièrement aux femmes de ma famille. Parce que mes grands-mères ne sont plus en vie, j’ai souvent créé des œuvres en langue fidjienne pour qu’elles puissent s’y connecter. »

Chantée par l’artiste elle-même, sa mère et des femmes de sa communauté résidant en Australie, cette litanie polyphonique relie toutes les parties de l’œuvre – les sculptures, les objets d’archives et le film – et porte haut le message de Shivanjani Lal. On discerne à plusieurs reprises ces mots : « Kiske batayee ham, peer re bidesia » (« À qui confesser l’infini de nos souffrances ») comme une supplication entêtante vers l’au-delà.

« Quand je vivais en Inde, un musicien m’a expliqué que la musique, c’est parfois comme poser une question à l’eau et attendre qu’elle réponde. Cela m’a marquée. J’ai découvert une chanson traditionnelle fidjienne que j’ai appris à chanter, même si c’est un exercice difficile pour moi. C’est une chanson courte, de quatre lignes, dont l’une interroge « Qui racontera notre histoire ? » »

Ses installations et ses vidéos crient l’intranquillité de la mémoire de milliers de familles qui, comme la sienne, ont été déplacées à travers le monde. « Je pense que c’est ce que mon travail invite à faire, à travers les sculptures comme dans la vidéo. Nous devons porter cette histoire ensemble. Nous ne pouvons pas avancer si vous ne la portez pas avec nous. Et c’est cette conversation qui m’intéresse. » En transformant la canne à sucre en mémorial, en faisant du curcuma une encre du souvenir, l’artiste nous rappelle que l’histoire n’a pas toujours besoin d’archives officielles pour exister. Elle se niche dans les gestes, dans les rituels, dans les objets du quotidien, dans des chants que l’on transmet sans même y penser. Et peut-être est-ce là la force de son œuvre : nous rappeler que nous sommes tous, d’une certaine manière, traversés par des mémoires plus grandes que nous. 

Evelyne Cohen

Shivanjani Lal