On doit avoir une sacrée bonne étoile pour que Shivanjani Lal soit justement en résidence à la Cité internationale des arts de Paris lorsqu’on la contacte pour discuter de sa préparation pour la Biennale de Sharjah. Les rencontres dans son studio parisien ont donné une saveur particulière à la découverte de son univers. Au fil de nos conversations, une œuvre à la fois intime et universelle, tissée de récits familiaux et de questionnements identitaires, s’est dévoilée.
Comment raconter des histoires que l’on n’a pas vécues ? Comment redonner une voix à celles et ceux dont le passé a été effacé par l’histoire officielle ? Ces questions sont au cœur du travail de Shivanjani Lal, qui explore les thèmes de la migration, de l’exil et de la mémoire. À travers des installations sensibles et poétiques, elle interroge les traces laissées par le déplacement forcé des populations, notamment celui des travailleurs indiens envoyés aux Fidji pendant la colonisation britannique. Après l’abolition de l’esclavage dans l’Empire anglais en 1833, les colons ont cherché une nouvelle main d’œuvre bon marché pour travailler dans les plantations. C’est ainsi qu’ils ont instauré le système d’indenture, une forme de servitude sous contrat, qui consiste à recruter des travailleurs en leur promettant un salaire et un passage gratuit vers des colonies lointaines. Aux Fidji, colonie britannique à l’époque, ce système a été mis en place pour répondre aux besoins croissants de l’industrie sucrière. Plus de 60 000 Indiens y ont été envoyés entre 1879 et 1916.
Shivanjani Lal porte en elle une histoire façonnée par cet exil. Son identité est marquée par un double héritage : celui de ses ancêtres indiens, partis travailler dans les plantations de canne à sucre aux Fidji, et celui de sa propre vie, en tant que femme et en tant qu’artiste évoluant entre plusieurs cultures. Ce déplacement générationnel, entre l’Inde, les Fidji et l’Australie, constitue le socle de sa réflexion artistique.
Comme de nombreux descendants de travailleurs déportés, elle a été confrontée à une mémoire fragmentée, transmise de manière orale, parfois altérée par les générations. Lors de son dernier voyage familial aux Fidji avec ses parents, en 2019, une conversation bouleverse profondément l’artiste. « Pendant ce voyage, nous étions à Ba, là où vit la famille de ma mère. Je l’ai surprise dans une conversation avec mon oncle. Il est l’un des derniers agriculteurs de notre famille. Il racontait que ses enfants ne voulaient plus travailler la canne à sucre et se demandait ce qu’allait devenir cette industrie. Il répétait les mêmes questions : « Qui se souviendra des travailleurs de la canne à sucre et de leur héritage ? Qui racontera leur histoire ? » Ces questions m’ont obsédées. » Lal décide alors de prendre cette responsabilité. « En 1879, le premier navire est parti de l’Inde vers les Fidji. En 2029, ce sera le 150e anniversaire de cet événement. Il serait facile de dire que tout cela appartient au passé, mais ce n’est pas vrai. En Australie, par exemple, on trouve du sucre vendu sous la marque CSR (Colonial Sugar Refinery), dont l’entreprise existe encore aujourd’hui. Les gens achètent ce sucre sans connaître ses origines. »
Face à l’absence d’archives et de récits officiels, Shivanjani Lal utilise ses souvenirs familiaux, des objets personnels et la force de la communauté pour constituer le corpus de sa propre archive. À l’entrée de l’installation, un mur, tel l’autel dédié à ses ancêtres, présente des polaroïds pris aux Fidji, des photos de paysages, une facture de téléphone datant de 1986, un bol appartenant à sa famille depuis des générations, une mèche de cheveux de sa grand-mère, et, surtout, les papiers d’immigration de son arrière-arrière-grand-mère, qui était à bord du navire de 1879. « Ces éléments établissent un lien, non seulement entre eux, mais aussi avec nos conversations actuelles sur l’héritage et la transmission. »