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Sandra

Gamarra

Sandra Gamarra

Sandra Gamarra Heshiki

Pinacoteca Migrante
Décoloniser le musée

Publié le 06/05/2024

Sous les apparences les plus classiques d’une galerie de peintures bien ordonnée, Sandra Gamarra défie les récits coloniaux et propose une perspective inversée à partir des collections muséales espagnoles. 

Bienvenue dans le théâtre du musée décolonial.

Le quartier Usera, au Sud de Madrid, est désert à cette heure matinale. Les enseignes des boutiques aux rideaux baissés confirment que nous nous trouvons dans un Chinatown madrilène. De la rue, le portail métallique d’un garage ne laisse pas deviner un atelier d’artiste. Après vérification, c’est pourtant la bonne adresse. À l’heure exacte du rendez-vous, Sandra Gamarra ouvre la porte de son univers. Dans une sorte de hangar blanc aux plafonds hauts, un échafaudage donne la mesure de l’espace. Autour d’un thé, Sandra Gamarra prend le temps d’expliquer son projet pour Venise. Nous sommes à cinq mois de la Biennale et il n’y a pas une minute à perdre. L’artiste travaille intensément et simultanément sur plusieurs œuvres peintes de grand format. Une reproduction du Portrait de famille de Franz Hals en monochrome carmin occupe le centre de l’espace. Face à une grande peinture de paysage, une longue fresque, comme une planche zoologique, repose sur plusieurs chevalets. Sur la table, des figurines en céramique d’origines inconnues attendent. Pendant ce temps, deux assistantes recouvrent des panneaux de feuilles d’or. Sous nos regards ébahis, Sandra Gamarra déclare : « c’est la continuité de mes réflexions sur la narration dans les musées, ce qui est montré et ce qui est passé sous silence. »

Au sein du pavillon autrichien où elle expose, l’artiste interroge ses souvenirs, depuis son enfance en URSS, jusqu’à son exil en Autriche, où elle vit dès 1989. Empreinte de finesse et de poésie, l’exposition est aussi pensée comme une déclaration politique. Réalisée en collaboration avec la chorégraphe ukrainienne Oksana Serheieva, réfugiée en Autriche depuis 2022, elle explore la question du déplacement, et offre un regard singulier sur des formes de résistance à l’oppression.

L’obsession du musée : du LiMAC à la Pinacoteca Migrante

Sandra Gamarra est née à Lima (1972), où elle a étudié les beaux-arts à l’Université catholique du Pérou. Dès ses premières œuvres, elle interroge le modèle occidental du musée, et son absence en dehors des frontières euro-américaines. Face au manque d’institutions dédiées à l’art contemporain au Pérou, l’artiste s’attache à combler le vide : en 2002, elle crée le LiMAC, un musée fictif pensé comme « le reflet de ce qu’un musée d’art contemporain serait à Lima, avec toutes ses aspirations et ses défauts. » Ce n’est pas un musée imaginaire que conçoit ici Sandra Gamarra, mais plutôt une réflexion sur l’absence d’une telle institution, et sur l’impossibilité de parler de la scène artistique contemporaine sans ce lieu d’autorité. Le LiMAC possède une collection, un catalogue, une charte graphique, une boutique de souvenirs en ligne (mugs, crayons, magnets, sacs…) et tout l’apparat d’un musée d’art contemporain d’envergure internationale. L’impermanence physique de ce musée qui apparaît, disparaît ou réapparaît dans le studio madrilène de l’artiste, au gré de ses expositions collectives ou en galerie, interpelle à chaque fois sur le manque – créé par l’absence d’espace dédié à l’art contemporain dans les pays dits du Sud. 

Depuis lors, le musée n’a cessé d’être au cœur des questionnements de Sandra Gamarra. À la fois sujet et médium, il est devenu central dans sa pratique. L’artiste interroge son rôle dans la légitimation des cultures européennes, hégémoniques, face à l’invisibilisation systémique des cultures « autres », recluses dans les départements d’ethnographie et d’anthropologie, bien loin des récits de l’Histoire avec un grand H. C’est de ce constat qu’est née la Pinacoteca Migrante.

Le tournant décolonial, une nouvelle naissance

Quand elle arrive à Madrid en 2003, Sandra Gamarra visite les musées incontournables de la capitale. Elle qui considère avoir reçu une éducation artistique occidentale réalise soudain que de ce côté de l’Atlantique, la représentation de l’Histoire est toute autre. Alors qu’elle entre pour la première fois au musée d’anthropologie de Madrid, elle se rend bien compte que l’héritage colonial a forgé la définition du musée espagnol et délimité ses frontières. « J’ai visité tout le musée et je n’ai rien vu d’espagnol ou d’européen. J’ai demandé à un gardien. Il m’a dit « Ce n’est pas ici, c’est au musée d’Histoire. » Je pensais que cette culture était mienne, mais je me suis rendu compte que je ne faisais pas partie de l’histoire de l’Espagne. C’est le début de mon travail. Une autre Sandra Gamarra est née à ce moment-là. »

Quoique douloureuse, l’artiste fait de cette prise de conscience son principal objet d’étude. Elle n’a de cesse de chercher les indices d’un autre récit sur la colonisation dans les musées. À côté d’un discours eurocentré omniprésent, l’absence criante d’autres histoires isole Sandra Gamarra. « Je me sentais bien seule face à ces questions. Mais un jour, je me suis rendue à une conférence d’Enrique Dussel et j’ai compris que ce n’était pas le cas. Je me suis rapprochée d’autres penseurs et tout s’est enclenché. » C’est en puisant dans la richesse des théories décoloniales, féministes et intersectionnelles que Sandra Gamarra travaille depuis. 

Pour la Biennale de Venise, elle imagine la Pinacoteca Migrante. Narration inversée du musée occidental, ce sont ici les récits coloniaux des migrants – espèces humaine ou végétales déplacées de force – qui sont au centre de l’attention. En faisant le tour de l’atelier, l’artiste s’arrête sur les tableaux en cours de réalisation et raconte son processus créatif. Dans des compositions monumentales, elle reproduit avec une fidélité déconcertante les œuvres de la peinture classique conservées dans les collections nationales. Telle une copiste, Sandra Gamarra repeint le Portrait de famille de Franz Hals (Musée Thyssen) ou La nature morte aux cruches de Zurbarán (Musée du Prado). Mais l’idée d’une copie fidèle n’est ici qu’illusion, et l’artiste a pris soin de glaner des indices pour permettre au regardeur averti de comprendre la supercherie. Dans chacune de ses œuvres, l’adjonction de couleurs, de formes et de mots détourne le public de toute lecture littérale. Dans ces copies qui n’en sont pas, Sandra Gamarra attire le regard sur la présence d’un esclave noir dans le tableau de Hals, et d’une vaisselle mexicaine dans celui de Zurbarán, tant d’éléments négligés et invisibilisés qui en disent long sur l’histoire coloniale. Par ces appropriations, elle rejoue les genres classiques du paysage, du portrait et de la nature morte, pour mieux dénoncer une histoire de l’art nourrie par les imaginaires coloniaux et racistes qui ont envahi le musée depuis la fin du 18e siècle.

La revanche du Mestizo

La figure du métis est centrale dans l’œuvre de Gamarra. L’apport de l’écrivain et sociologue José María Arguedas a été décisif en ce sens. « Dans les années 1950 au Pérou, on se demandait encore qui était « plus » péruvien. Les natifs ou les Espagnols ? Les débats étaient très durs dans la société. José María Arguedas a décrit la situation des Mestizos, qui était la pire. Ni natifs, ni Espagnols, ils n’étaient rien au sein de la société. Ce sont des personnes qui ont deux sensibilités et vivent dans un conflit interne permanent. Je me sens aussi ainsi. Je représente l’Espagne mais je suis Péruvienne. » Cette dernière affirmation, à elle seule, crée des controverses et ravive les questions sur les notions d’identité et d’appartenance dans la société espagnole contemporaine. Aux premiers jours de l’annonce de la nomination de l’artiste pour la Biennale de Venise, la presse n’a pas trouvé mieux que de qualifier Sandra Gamarra de première artiste « non née » en Espagne à représenter le pavillon espagnol. Cette construction par la négative, ne pose pas seulement un problème lexical mais est révélatrice d’un malaise profond avec l’autre, le métis, celui qui est issu de l’histoire coloniale.

Pour Venise, Sandra Gamarra rejoue les peintures de castes commandées par le vice-roi Manuel de Amat et envoyées au roi Charles III d’Espagne en 1770. Genre pictural répandu au Mexique au 18e siècle, les tableaux de castes sont ces taxonomies raciales qui illustrent le résultat des mélanges ethniques. Souvent constitués en seize parties didactiques, ils montrent les principales combinaisons entre Espagnols, Amérindiens et Africains. Sur ces peintures se déclinent trois personnages : le père, la mère et l’enfant, fruit de leur union. Comme une table d’addition, on peut y lire que l’accouplement d’un Espagnol et d’une Africaine donne un Mulato, que celle d’un Espagnol et d’une Amérindienne donne un Mestizo, que celle d’un Espagnol et d’une Mestiza donne un Castizo, etc. Invisibilisés dans les réserves des musées espagnols, ces tableaux restent largement méconnus. Sandra Gamarra les reproduit ici, mais braque notre regard sur les mains (d’œuvre) des figures africaines et amérindiennes, esclavagisées comme appareils productifs et reproductifs.

Renverser le regard, retourner le stigmate

Le geste pictural par lequel Sandra Gamarra se réapproprie systématiquement l’iconographie coloniale est éminemment subversif. Dans ses œuvres, l’artiste met en évidence le stigmate dans l’espoir de décoloniser l’œil de celui qui regarde. Cette entreprise est souvent implicite – parfois explicite. 

Un dernier tour de l’atelier révèle d’autres toiles, sur lesquelles l’artiste a délicatement peint les mots des penseurs qui ont nourri ses réflexions. Ce sont les textes de Rita Segato, de Paul B. Preciado ou de Françoise Vergès qui apparaissent en surimpression. Un extrait du célèbre essai Un féminisme décolonial est reproduit sur l’un des tableaux, rappelant à quel point « les femmes racialisées ont dès lors fait face à un double assujettissement : celui des colonisateurs et celui des hommes colonisés. » Si la pensée de Vergès résonne à plus d’un titre dans l’œuvre de Sandra Gamarra, c’est parce que leur travail rappelle dans quelle mesure le musée est encore imprégné de la violence de cette histoire coloniale, qui a assujetti non seulement les terres, mais aussi les corps et les objets. 

Concluant notre rencontre, Sandra Gamarra évoque un dernier tableau, Virgin Land. Sur une toile de deux mètres par deux, un paysage luxuriant se déploie face à nous, tel un jardin d’Eden. Aucune forme de civilisation n’est perceptible : c’est un ailleurs exotique, fantasmé et sauvage que donne à voir l’artiste. Mais les mots surgissent au premier-plan, nous ramenant inévitablement à l’Histoire : « Bien que l’hémisphère soit largement peuplé, les colons européens – et les artistes d’origine européenne – préfèrent voir la terre comme inhabitée et disponible, une doctrine connue sous le nom de Terra Nullius, ou « territoire sans maître ». Dans les scènes où la terre est cultivée et porteuse de fruits, l’absence d’images de travailleurs – qui étaient pour la plupart des Africains réduits en esclavage ou des Amérindiens – est également une forme subtile de propagande. Les plantations luxuriantes d’Amérique du Sud sont représentées comme si elles avaient été créées et entretenues sans la souffrance, le dur labeur et la dépossession des populations indigènes. »

Décoloniser le musée

L’illusion est parfaite. Si on n’y prend pas garde, on croit entrer dans le pavillon espagnol comme dans une institution muséale classique. Le choix de teintes des murs, les cartels et l’accrochage correspondent en tout point aux expériences que chacun a pu avoir dans les Pinacothèques du monde. Six espaces aux noms très évocateurs s’articulent judicieusement : la Terre vierge, le Cabinet de l’extinction, les Masques métisses, le Cabinet du racisme illustré, le Retable de la vie mourante et enfin, le Jardin migrant. On retrouve les grands tableaux vus dans l’atelier à Madrid, qui s’inscrivent désormais dans la narration globale des salles consacrées aux paysages, aux natures mortes, aux portraits… selon la classification classique de l’histoire de l’art. Les deux tableaux des Portraits de famille de Franz Hals, installés côte à côte, amplifient encore l’invisibilisation de la figure de l’enfant esclave noir. Peintures, dessins, objets en céramique, impressions sur plexiglas, installations de cabinets forment un corpus impressionnant d’une centaine d’œuvres. Tout en délicatesse plastique et en puissance rhétorique, la Pinacoteca Migrante parvient à déboulonner, sans appel, aussi bien le contenu colonial des œuvres du musée, que la technique de l’exposition qui soutient son discours hégémonique. 

Cette vaste installation affûte notre regard et nous interroge sur ce qui est donné à voir. Après cette visite, on ne peut plus regarder les musées du monde occidental de la même manière. La Pinacoteca migrante, pour la richesse plastique des œuvres et l’articulation intelligente du propos, méritait selon nous, un Lion d’or.

Evelyne Cohen