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Robert

Zhao Renhui

Robert Zhao Renhui

Robert Zhao Renhui

Publié le 06/05/2024

Et si l’on changeait de perspective ? Et si tout ne tournait pas constamment autour du nombril des humains ? Et si chaque espèce végétale, minérale et animale pouvait être considérée à l’égal de l’Homme ? Dans Seeing Forest, c’est peut-être aussi la nature qui nous regarde. 

Robert Zhao Renhui et la commissaire Haeju Kim proposent une narration décalée à la lisière des villes. L’œil se déplace vers ces îlots de verdure, utilisés un temps pour les infrastructures de la ville puis abandonnés. Ni urbains, ni ruraux, ces espaces d’un troisième type sont le terrain d’investigation de Robert Zhao Renhui. De ces innombrables heures d’observation dans la forêt, l’artiste dépeint un univers énigmatique, où la nature résiliente investit des lieux quasi-désanthropisés. L’homme n’y est plus, mais les traces de son passage sont nombreuses. Les animaux viennent s’abreuver dans des vieux bidons oubliés, des arbres non endémiques y prospèrent et des cerfs échappés d’un ancien zoo y ont élu domicile. 

Zhao Renhui nous invite à nous arrêter, à observer et ressentir la richesse et la complexité de ces tiers espaces. « Les forêts secondaires sont une deuxième chance pour la nature de trouver un moyen de reprendre sa place après les perturbations environnementales et humaines. »

Le Grand Tour : La nature est votre médium. Qu’en est-il de votre atelier ? Est-il doté d’une aura, d’une poétique particulière ?

Robert Zhao Renhui : J’ai un atelier dans un bâtiment industriel que j’utilise pour concevoir mes installations, présenter mes œuvres aux visiteurs, et organiser occasionnellement des expositions collectives avec des amis artistes. Mais pour être honnête, je ne passe pas beaucoup de temps dans mon atelier. Une grande partie de mon travail se fait sur le terrain, dans la nature. Par ailleurs, je réalise l’essentiel de mes montages photo et vidéo chez moi, dans mon bureau. Ce bureau consiste en un ordinateur puissant posé sur une table remplie de carnets et d’autres types de notes griffonnées sur des bouts de papier. Je ne dirais pas qu’il s’agit d’un lieu à l’atmosphère particulière – il est simplement très pratique. Lorsque je fais une pause, j’aime regarder par la fenêtre de mon appartement situé au 26e étage avec une paire de jumelles, dans l’espoir d’apercevoir un aigle dans le ciel, un cerf, ou un sanglier dans les bois environnants.

LGT

Comment cet ensemble d’œuvres est-il composé ?

RZR

La première œuvre est une installation vidéo où se déploient des scènes hypnotiques et fascinantes de la forêt et du cheminement incertain de deux figures humaines à travers les bois. Cette œuvre dialogue avec une autre installation vidéo sculpturale, composée de plusieurs écrans sur lesquels on peut voir divers animaux s’abreuver dans une poubelle abandonnée, devenue un point d’eau de fortune. Enfin, un tirage photographique montre un Kétoupa malais (hibou originaire d’Asie du Sud-Est) nous tournant le dos.

LGT

Quel est le point de départ de Seeing Forest ?

RZR

Ce projet est le résultat d’une décennie de recherches personnelles sur les forêts secondaires de Singapour. Pour le réaliser, j’ai placé une série de caméras à détection automatique dans diverses forêts secondaires de Singapour, comme celle de Gillman Barracks – une ancienne caserne militaire britannique reconvertie en centre d’art contemporain –, et une parcelle de verdure située à proximité de ma maison à Bukit Panjang. Puis j’ai collecté régulièrement les séquences filmées. Tels des pièges photographiques, les caméras sont équipées de capteurs qui se déclenchent au moindre mouvement, ce qui permet de capturer une grande partie de la faune « invisible ». De ces centaines d’heures de séquences filmées, j’ai rassemblé les scènes les plus intéressantes pour mon installation vidéo.

LGT

Vous évoquez l’idée de « pièges photographiques ». Quel rapport entretenez-vous avec ce médium ?

RZR

J’ai commencé ma carrière artistique en tant que photographe, parce que j’étais plus habitué aux images fixes. La photographie constituait pour moi un outil précieux alors que je m’intéressais à la manière dont l’histoire naturelle et les relations entre les êtres humains et non-humains étaient construites, aux structures de pouvoir mises en place à travers les systèmes de classification scientifique, à la place de la pensée coloniale et impérialiste dans la construction de ces catégories, et aux différents biais véhiculés par les documentaires. La photographie, par sa capacité à être manipulée tout en prétendant « dire la vérité », m’intéresse énormément. Pendant de nombreuses années, j’ai travaillé sous l’égide d’une organisation appelée Institute of Critical Zoologists (« Institut des zoologistes critiques »). J’ai réalisé une série d’œuvres intitulée The Great Pretenders (2009), qui se présentait comme une étude des phyllies ou « insectes feuilles », évoluant au milieu des feuillages dont elles étaient censées prendre la forme par mimétisme. Les gens observaient longuement ces images pour tenter de localiser les insectes. Bien évidemment, il n’y en avait aucun.

LGT

Comment les œuvres de Seeing Forest prennent-elles place dans l’espace d’exposition ?

RZR

Nous faisons de notre mieux pour travailler en synergie avec l’espace d’exposition plutôt que contre lui. Comme le lieu a un fort caractère historique, j’essaie de garder une présentation aussi épurée et minimaliste que possible, afin d’attirer l’attention sur quelques éléments puissants.

LGT

À quoi ressemble le pavillon de Singapour ?

RZR

Le pavillon de Singapour est situé à l’Arsenal. Il s’agit d’un espace en longueur avec de hauts plafonds, des murs en briques apparentes et de grandes fenêtres à travers lesquelles la lumière du soleil envahit l’espace pendant la journée.

LGT

Le minimalisme semble tenir une place centrale dans votre pratique artistique. Pourquoi cette approche vous paraît-elle essentielle ici à Venise, où l’on s’attendrait plutôt à voir une forme de maximalisme ?

RZR

Selon moi, le minimalisme ne signifie pas que tout doit être feutré et en demi-teinte. C’est une question de sélection : inclure quelques éléments forts plutôt que diluer la présentation avec trop d’informations. L’une de mes œuvres consiste en un cabinet de curiosités complexe et déstructuré, avec plus de dix écrans vidéo intégrés à l’intérieur. Il s’agit d’une structure aussi ample que sophistiquée, qui s’impose par sa présence.

LGT

Diriez-vous que vos installations sont porteuses d’un message écologique ?

RZR

Je suis personnellement convaincu par la philosophie des wild ethics adoptée par certains penseurs écologistes. L’un de ses principes fondamentaux veut que les êtres humains ne se distinguent pas des animaux, des plantes et des forces élémentaires de cette planète. Il n’existe pas de séparation nette entre la « nature » et la « culture », les deux étant étroitement liées. Selon ce paradigme, « l’éthique » n’est pas une question de bonne ou de mauvaise conduite. Elle est davantage liée à l’idée d’humilité et d’ouverture attentive à l’égard des innombrables êtres qui constituent notre monde – animaux, plantes, montagnes, rivières, vent, etc. Lorsque nous reconnaissons que nous faisons partie de ces systèmes et que les autres êtres vivants ou phénomènes naturels y participent au même titre que nous, nous apprenons à vivre avec, dans le respect et l’humilité. Un autre aspect important des wild ethics est d’apprendre à répondre au monde non pas avec des concepts intellectuels, mais par l’intermédiaire de nos sens et de notre ressenti corporel. J’espère que ma proposition pour la Biennale de Venise suscitera ces sentiments de communauté, d’émerveillement et de mystère, en faisant appel aux sensations et ressentis corporels des visiteurs.

LGT

Ces réflexions m’évoquent les théories formulées par certains anthropologues, qui proposent d’opérer un déplacement du regard de l’homme vers la nature, comme le fait Anna Lowenhaupt Tsing dans son livre Le champignon de la fin du monde : sur les possibilités de vie dans les ruines du capitalisme. Dans cet ouvrage, elle adopte non pas le point de vue de l’être humain, mais celui du champignon qui évolue dans un environnement pollué. Dans votre travail, la présence humaine disparaît également de l’image pour laisser place à la nature. Est-ce ici un acte de désanthropisation ?

RZR

Dans une certaine mesure, oui, car les acteurs non-humains jouent un rôle important dans cette exposition. La variété des vies non-humaines évoque la diversité et la richesse des expériences et du savoir accumulés dans les forêts secondaires. Je ne sais pas vraiment jusqu’à quel point cette œuvre parvient à désanthropiser complètement la nature, mais elle amoindrit certainement l’importance de la perspective humaine. Cela dit, il y a dans cette vidéo deux personnages d’apparence humaine qui cheminent à travers la forêt en échangeant des bribes de conversation. Je les ai insérés pour introduire une couche de présence à la fois humaine, fantomatique et divine. Leur identité est incertaine et mystérieuse, mais ils constituent sans nul doute un élément humain.

Traduction Frédérique Popet