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Raven

Chacon

Raven Chacon

RAVEN CHACON sharjah Buried Village, Al Madam (2025) © Le Grand Tour.

Émerveillements sensibles
Voyage au bout du sable

Publié le 06/05/2025

Aux confins du désert de Sharjah, un village abandonné apparaît sous le sable.

Entre silence, brises du désert et chants bédouins, une œuvre sonore réveille les échos d’un passé jamais tout à fait effacé.

Que ne ferait-on pas pour découvrir le Buried Village, ce village enfoui sous le sable du désert à Al Madam ? La piste de sable, d’abord prometteuse, s’est vite révélée capricieuse, serpentant entre les dunes et les étendues arides, mettant à rude épreuve notre sens de l’orientation. Plusieurs fois, nous avons cru être sur la bonne voie avant de nous rendre compte que nous nous étions égarés, contraints de faire demi-tour sous un soleil de plomb. Le pire a failli arriver lorsqu’une portion du sol, plus meuble qu’il n’y paraissait, a failli engloutir les roues de la voiture. L’espace d’un instant, nous nous sommes vus immobilisés en plein désert. Heureusement, avec patience et persévérance, nous avons su éviter les pièges de sable et poursuivre notre avancée. Ces péripéties n’ont fait que rendre la route plus mémorable. Pendant deux heures, nous avons voyagé à travers un paysage inhabituel à nos yeux, en alerte, guettant l’apparition d’une gazelle, et nous émerveillant à chaque instant devant les teintes du sable, les ondes que le vent dessinait sur les dunes, et les contrastes francs entre le bleu du ciel et les montagnes lointaines.

Sous le désert, l’Histoire

Dune après dune, nous avons finalement atteint notre objectif : le Buried Village s’étendait sous nos yeux. Le vent chaud effleurait nos visages, soulevant des filets de sable qui venaient se glisser jusque dans nos vêtements. L’air avait cette odeur sèche, minérale, caractéristique du désert, mêlée par instants à des effluves de terre brûlée et de poussière ancienne. La lumière était éclatante, crue, et chaque grain de sable renvoyait les rayons du soleil dans un reflet doré. Les maisons basses, à moitié ensevelies sous les dunes, apparaissaient comme des silhouettes usées, obstinées mais toujours là. La chaleur vibrait autour d’elles, brouillant les contours, comme si le paysage hésitait entre apparition et mirage. Le silence, pourtant, n’était pas complet : le vent sifflait entre les murs fissurés, s’engouffrait dans les ouvertures, faisait chanter les interstices. Le sable craquait sous nos semelles, sec et doux à la fois. Nos regards glissaient d’un détail à l’autre : une porte entrouverte, un pan de mur peint d’un bleu presque effacé, un vieux cadre de fenêtre rongé par le temps. Le spectacle de cette scène figée, où la nature avait lentement repris ses droits, était saisissant. Non pas grandiose, mais profondément troublant – comme une présence que l’on ne voit pas mais que l’on sent, dans le creux du vent, sur la peau chauffée, dans la gorge sèche.

Avant d’être enseveli, le Buried Village était connu sous le nom d’Al Madam. Construit dans les années 1970 – période d’unification des Émirats – dans le cadre d’une initiative gouvernementale de modernisation, Al Madam a été conçu comme un projet de logement public pour une tribu nomade. Composé de douze maisons et d’une mosquée, cette intervention pour sédentariser des populations n’a pas vraiment connu le succès escompté, puisqu’elle a vite été abandonnée. Les raisons exactes de cet exode restent floues, alimentant toutes sortes de spéculations. Certains évoquent des conditions de vie trop difficiles : le désert, impitoyable, et le vent chargé de sable qui s’infiltrait partout ont rendu les maisons inhabitables. D’autres évoquent des croyances locales selon lesquelles le désert serait habité par des djinns, des esprits surnaturels présents dans la culture arabe. Celles-ci contribuent à entretenir une aura de mystère autour du site. D’une manière moins onirique, on dit aussi que les familles ne sont jamais venues s’y installer. Pourtant, les traces sur les murs et les débris de bois, çà et là, semblent témoigner d’un récit silencieux de ceux qui sont partis sans laisser d’explication.

Une partition dans le souffle du vent

À mesure que l’on avance parmi les maisons à moitié ensevelies, des chants commencent à se faire entendre. Comme une onde répondant au souffle du vent du désert, une œuvre sonore s’insinue dans les murs de ce village fantôme. Son compositeur, le musicien et artiste diné, Raven Chacon, est né en 1977 au sein de la Nation Navajo, en Arizona. À l’occasion de la biennale, il créé une installation sur mesure, A Wandering Breeze, afin de donner une voix à ceux qui auraient dû vivre ici. Dans ce cadre, l’artiste a invité le groupe folklorique émirien Zinat Sharjah à entonner un chant collectif de résistance et de souveraineté autochtone. En un chœur puissant et harmonieux, la vibration des chanteurs bédouins, qui semble surgir des dunes, se mêle aux intérieurs des maisons vides. Leurs suppliques appellent les visiteurs à écouter leur histoire, et celles de ceux qui ne sont plus chez eux.

Mais que s’est-il passé ici ? L’œuvre raconte les mécanismes par lesquels certaines populations, notamment nomades, ont été sédentarisées de force ou incitées à abandonner leur mode de vie, sous prétexte de modernisation ou de développement, et, souvent sans leur consentement. Cette installation pose en creux une série de questions : que signifie déserter un espace ? Quels récits persistent après un déplacement ? À qui appartient l’histoire d’un lieu abandonné ? Le village d’Al Madam, avec ses maisons standardisées et son abandon rapide, évoque autant les ambitions gouvernementales de sédentarisation des populations que l’échec d’une implantation artificielle. A Wandering Breeze résonne ainsi comme un contre-récit face aux logiques d’un double effacement : celui des habitants, partis ou jamais venus, et celui des récits nomades, que l’on a tenté de figer dans des murs. L’œuvre de Chacon, interprétée par Zinat Sharjah, est un souffle, une présence, un écho du passé qui refuse de s’effacer. On marche alors dans le Buried Village non plus seulement en spectateur, mais en témoin d’un récit qui continue de vibrer sous nos pas. Ce chant libre traverse les maisons abandonnées et s’étend au-delà du village inhabité pour se fondre dans l’immensité du désert.

Composer avec les silences

Cette œuvre s’inscrit plus largement dans la démarche artistique de Chacon et sa réflexion constante sur les peuples colonisés réduits au silence. Maintes fois, l’artiste a ancré ses créations dans les réalités historiques et politiques des peuples autochtones d’Amérique du Nord, d’où il est originaire. Il y explore les violences coloniales, les déplacements forcés et l’effacement des cultures, à travers des œuvres qui font de la musique une forme de mémoire active. Sa composition Voiceless Mass, récompensée par le prix Pulitzer en 2022, en est une saisissante illustration. Écrite pour orgue, percussions et ensemble à cordes, la pièce se déroule dans un lieu spirituellement chargé – une cathédrale – et fait résonner, par l’absence même de chant, la marginalisation historique des voix autochtones au sein des institutions religieuses et coloniales. Dans Silent Choir (2021), Chacon pousse cette idée plus loin encore : lors de cette performance réalisée à Washington D.C., un groupe de participants s’est tenu, immobile, dans l’espace public, sans émettre un son. Leur présence silencieuse agit comme un geste politique – une occupation muette mais puissante dans un lieu saturé par les discours. Le silence y devient tension, cri intérieur et réclamation. Enfin, Three Songs (2021) donne la parole à trois femmes indiennes d’Amérique, filmées en train de chanter dans des lieux marqués par des violences, des déplacements et des massacres coloniaux survenus dans chacune de leur Nation. Là encore, le chant devient un outil de réappropriation et de mémoire. Chacon tisse un lien fort entre territoire, voix et histoire, permettant à la musique de résonner dans des lieux chargés d’oubli.

À la Biennale de Sharjah, A Wandering Breeze prolonge ce fil : dans le désert d’Al Madam, Chacon élargit la portée géographique et symbolique de son travail. Si ses œuvres précédentes étaient enracinées dans le territoire nord-américain et les Nations autochtones, cette pièce ouvre un dialogue à une échelle plus large. En faisant entendre ici des voix bédouines dans des maisons abandonnées, il fait résonner d’autres histoires de déplacement, de dépossession, d’effacement. Son œuvre transforme ce village fantôme en un espace d’écoute et de mémoire partagée, où les récits laissés en marge trouvent enfin un lieu pour se dire, dans le souffle du vent.

Par endroits, des traces de vie persistent. Sur un mur rongé par le temps, un bleu pâle résiste encore à l’emprise du désert. Dans une autre maison, presque entièrement envahie, une teinte verte apparaît sous une fine couche de poussière, comme un écho à l’époque où ces espaces étaient censés être habités. Plus loin, une frise orange court le long d’un plafond à demi effondré. Ces couleurs, bien que fanées, contrastent avec le sable et rappellent qu’ici, on avait tenté d’ancrer un foyer, de donner une identité à ces murs aujourd’hui ouverts aux vents. Chaque passage d’une pièce à l’autre révèle de nouveaux détails, des fragments de carrelage brisé, une moulure discrète, une inscription à moitié effacée sur un mur. Et toujours, ces voix qui s’élèvent, flottant au-dessus des dunes, résonnant entre les parois délabrées. Comme si le village refusait d’être totalement englouti, comme si l’œuvre de Chacon lui rendait une présence, une mémoire vibrante, insaisissable et fragile.

Dans les ronces, l’Amérique

En bordure du village, les voix de l’œuvre de Raven Chacon s’estompent. Le sable, omniprésent, semble vouloir refermer le chemin derrière nous, comme pour effacer toute trace de notre passage. Une autre vision surgit, incongrue dans ce paysage désertique : vingt pupitres d’écoliers, alignés comme s’ils attendaient encore leurs élèves. Mais ces pupitres ne sont pas ordinaires. On s’approche pour observer les détails, les textures du bois et du métal usés par le temps. De leurs surfaces érodées jaillit un enchevêtrement de branches d’arbres tortueuses, s’étirant vers le ciel comme des racines inversées, créant simultanément le malaise et la curiosité. Brier Patch est l’œuvre de l’artiste texan Hugh Hayden (1983). À travers elle, il dénonce le manque d’accessibilité aux savoirs dans le système éducatif américain. L’installation évoque un conte folklorique afro-américain d’un lapin qui se fraye un chemin à travers un bosquet pour échapper à un renard. Cette œuvre, visuellement très puissante, est chargée des tensions sociales qui se perpétuent à l’école.

Ces pupitres, symboles d’apprentissage, sont devenus des lieux inhospitaliers, où l’éducation, au lieu d’être un refuge, se transforme en une épreuve. Les branches, d’abord fascinantes, deviennent des obstacles, des barrières qui entravent la possibilité de s’asseoir pour lire, écrire et apprendre. Inspiré par des membres de sa famille, qui étaient éducateurs, Hayden réfléchit de manière critique aux salles de classe américaines comme des lieux marqués par l’assimilation culturelle et l’exclusion systémique. Il met en scène les tensions liées à la mobilité sociale aux États-Unis.  Dans le silence du village englouti, ces bureaux pris dans les branchages et ces maisons abandonnées résonnent d’une étrange absence.

Après la découverte du village englouti, cette installation frappe par son contraste : là où le Buried Village a été submergé par le sable, Brier Patch semble en lutte pour s’en extraire, pour croître malgré l’aridité de son environnement. 

Evelyne Cohen