Au sein de la biennale, une pléthore d’œuvres aborde les savoirs ancestraux depuis une perspective féminine. C’est le cas de Citra Sasmita, qui expose Timur Merah Project XV: Poetry of The Sea, Vow of The Sun (2024). L’artiste se penche ici sur la vie d’Ida I Dewa Agung Istri Kanya, reine de Klungkung, à Bali, marginalisée dans les archives historiques indonésiennes, malgré les efforts déployés pour compiler les histoires orales sur les savoirs indigènes. L’installation réunit trois tapisseries qui imitent la forme d’une cage et sur lesquelles ont été brodés des symboles de la littérature balinaise – un cerf ailé, un faucon bicéphale, un ouroboros. Elles renferment en leur sein des œuvres vidéo. La reine est également le sujet des peintures de Mangku Muriati. S’inspirant du style des ombres chinoises Kamasan, traditionnellement utilisées pour mettre en images des textes classiques et réinterpréter des manuscrits à travers le prisme du genre, l’artiste participe à la préservation de savoirs occultés dans les archives.
Grâce à la proposition curatoriale d’Alia Swastika, de nombreuses œuvres exposées traduisent l’importance du tissage et des textiles dans la transmission des savoirs entre femmes. Si le médium semble par moments exagérément présent, plusieurs œuvres interrogent l’idée de « savoir féminin » sous un angle critique et pertinent. Her Cabinet of Curiosities (2024) de Salima Hakim se compose d’un ensemble de répliques d’artefacts archéologiques cousus à la main et de textes au sujet de l’excavation d’un squelette féminin, Homo floresiensis, une espèce humaine primitive découverte en 2003 à Flores, en Indonésie. En transposant les outils de la recherche scientifique au langage d’un métier traditionnellement associé au genre féminin, Hakim subvertit leur rapport hiérarchique.
D’autres œuvres explorent les forces qui limitent, plus qu’elles ne facilitent, la transmission des savoirs ancestraux dans le temps, formulant des stratégies pour leur sauvegarde. À ce titre, Rully Shabara crée une exposition de type muséal sur le soi-disant peuple Wusa, qui s’avère être entièrement fictif. La présentation, pourtant troublante à première vue tant elle est convaincante, nous pousse à questionner la confiance que nous accordons au langage muséologique. La série Photo Kegham of Gaza : Unboxing dépeint des tranches de vie des habitants avant le siège de 1948, prises par le fondateur du premier studio de photographie de la ville, Kegham Djeghalian Sr. Au risque de romancer le passé de Gaza (des colonies juives étaient déjà présentes dans la ville avant la Nakba), l’œuvre défend néanmoins avec force l’importance des histoires subjectives : les souvenirs qui traversent le temps, sous la forme de photographies, rendent impossible l’effacement de l’identité palestinienne.
L’œuvre sonore de Raven Chacon, A Wandering Breeze (2025), résonne dans les maisons abandonnées du village Al Madam, situé dans le désert entre Sharjah et Oman et enseveli par le sable. Construits dans les années 1970 pour servir de logements sociaux à une tribu bédouine locale, ces bâtiments devaient favoriser la sédentarisation à une époque de rapide modernisation. Mais ils ont été désertés deux décennies plus tard : les tempêtes de sable, trop fréquentes, avaient rendu les lieux inhabitables. L’œuvre de Chacon, développée en collaboration avec un groupe folklorique traditionnel émirien, Zinat Sharjah, ressemble à une complainte fantomatique. Elle réaffirme le mode de vie nomade tout en soulignant l’absurdité du projet.
De retour à Sharjah, les photographies de Chacon prises sur le lac Mariano et à Chilchinbeto en pays Navajo, où ont été construits des logements sociaux similaires, mettent en évidence les luttes parallèles de ces deux communautés. Dans le sillage de ces mouvements de solidarité transfrontalière, les œuvres de Chacon jouxtent celles de Mara TK, dont From the River to the Sea (2025), réalisée en collaboration avec Rana Hamida et Reem Sawan. Traduction maorie du slogan politique palestinien, l’œuvre évoque le lien vital à la terre présent dans chacune des deux cultures. Les mots de l’artiste apparaissent sur le texte qui accompagne l’œuvre :
« Pourquoi suis-je si profondément surpris que ces paroles tapu (saintes) soient traduites et diffusées dans ma propre langue ? Pourquoi sommes-nous si disposés à prendre en charge la lutte d’un autre peuple, à porter nos enfants sur nos hanches pour descendre dans la rue ?
Ce n’est pas seulement parce que nous connaissons cette lutte et ses artisans – nous connaissons son rythme écrasant et nous sentons ses marées rampantes. Mais avant tout cela, avant la cascade de ces projets coloniaux, ici et maintenant – NOUS CONNAISSONS LES RIVIÈRES. Nous sommes les rivières et nous sommes la mer. »
Comme l’œuvre sonore de Chacon, l’installation multimédia de Raafat Majzoub est conçue en adéquation avec le lieu, et se compose d’éléments provenant d’immeubles construits à Sharjah dans les années 1970, aujourd’hui en cours de rénovation. Reprenant une sculpture plus ancienne composée de matériaux issus de sites jonchés d’ordures au Liban, l’œuvre joue sur les perspectives en transposant les enjeux de la crise dans un contexte économiquement plus stable. C’est l’une des nombreuses œuvres collaboratives de la biennale, parmi lesquelles on peut aussi mentionner WeMend (2023 – en cours). Pour ce projet, le collectif Womanifesto invite des communautés de femmes du monde entier à coudre une voilure en patchwork, visible à Calligraphy Square.
À plus d’un titre, ces œuvres répondent aux multiples grilles de lecture envisagées dans cette proposition curatoriale : comme un témoignage de savoirs, de maux et de pratiques partagés entre différentes cultures, que cette biennale tente de rassembler pour encourager nos solidarités.