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Que transportons-nous, en nous, avec nous ?

Salima Hakim, Her Cabinet of Curiosities (detail), 2024

Publié le 14/05/2025

Placée sous le thème to carry, la Biennale de Sharjah offre une déambulation poétique à travers l’émirat. Portée par un quintet de curatrices issues de différentes régions du monde, cette édition célèbre les solidarités transgénérationnelles et transfrontalières du Sud global. Ici et là, les artistes tissent des ponts entre savoirs ancestraux, récits intimes et luttes collectives. En parcourant les expositions, les œuvres nous invitent à la vulnérabilité et font de la transmission un acte de résistance. Depuis Sharjah, Marziah Rashid nous livre quelques pistes pour tenter de naviguer dans cette biennale, et tenter d’en saisir sa riche polyphonie.

Dans la pénombre d’une salle d’exposition à l’atmosphère feutrée, je perçois les sonorités familières du soz khwani, envahissant l’espace d’une présence presque palpable. Chez les musulmans chiites du sous-continent indien – dont ma propre famille fait partie –, cette forme de poésie élégiaque est traditionnellement déclamée pour commémorer les martyrs de la bataille de Karbala, tournant crucial dans l’histoire de l’islam. Aux premiers sons des lamentations, l’œuvre réalisée par Fazal Rizvi pour la 16e édition de la Biennale de Sharjah apparaît lentement devant moi, tandis que mes yeux s’adaptent peu à peu à l’obscurité. Un monticule de terre, semblable à une tombe, recouvre le sol, dans une facture simple et pourtant saisissante. Deux œuvres calligraphiées évoquent les événements tragiques de Karbala, en écho aux versets plaintifs qui enveloppent l’atmosphère de la pièce. Au-delà, une plateforme en pierre blanche se dresse, entourée de seaux en plastique. Je reconnais immédiatement la table sur laquelle le ghusl (lavage du corps) est accompli avant que les défunts ne soient enterrés. 

Cette œuvre, intitulée Kissing of the threshold, tisse des liens entre les formes d’expression individuelle et collective du deuil. Elle rappelle une autre exposition de l’artiste, How do we remember? [Comment se souvenir ?], organisée à la Grey Noise Gallery de Dubaï en 2019. L’artiste y recréait l’espace de la chambre de sa grand-mère défunte. Un livre sur les pratiques commémoratives chiites accompagnait l’installation, suggérant, comme l’écrit Murtaza Vali, « que quelle que soit votre croyance, les manières dont on vous apprend à pleurer collectivement façonnent invariablement la façon dont vous appréhendez le chagrin en privé et dont vous vous souvenez de ceux qui vous ont quittés. » À Dubaï comme à Sharjah, chacune des deux œuvres parlent de ces choses que nous (trans)portons, en nous et avec nous, à travers les générations. En tant que pratiquante occasionnelle de la foi dans laquelle j’ai grandi, Kissing of the threshold a fait remonter quelque chose en moi.

Une ode à la vulnérabilité

Le titre de la 16e édition de la Biennale de Sharjah, to carry (trans)porter » en français, ndlr.), est un mot qui relie le passé au présent, l’ici à l’ailleurs, et le soi à l’autre. Il prolonge le modèle curatorial fondateur de cette biennale, qui vise à redonner aux systèmes de pensée du Sud global ses lettres de noblesse. Comme le montre le poème qui ouvre le propos des curatrices, « to carry » est un verbe riche et polyvalent, qui offre une source inépuisable de sujets, allant du plus tangible au plus conceptuel.

Cette proposition ouverte invite aussi à la vulnérabilité, encourageant le visiteur à considérer – comme je l’ai fait face au travail de Rizvi – ce qu’il (trans)porte avec lui, et en lui. Dans un domaine qui exige si souvent une distanciation académique, un thème qui invite à la vulnérabilité est plutôt réjouissant. Les cinq commissaires ont elles-mêmes entrepris leur travail de curation depuis leur propre sensibilité, chacune ayant développé son projet à partir de récits personnels – mais dont les implications dépassent largement cette seule dimension.

Les recherches menées individuellement par Alia Swastika, Amal Khalaf, Megan Tamati-Quennell, Natasha Ginwala et Zeynep Öz s’articulent néanmoins autour d’une question commune : comment pouvons-nous mobiliser les savoirs, les souvenirs et les histoires de nos ancêtres, que nous (trans)portons en nous et avec nous, pour donner un sens au monde ? Tandis qu’Alia Swastika attire notre attention sur les savoirs produits par des femmes – et préservés par elles –, Amal Khalaf suggère que cet effort peut offrir un cadre de résistance aux injustices politiques, sociales et environnementales. Natasha Ginwala s’intéresse quant à elle à la manière dont les étendues d’eau et les chants nous relient à travers le temps et les générations. En parallèle, Megan Tamati-Quennell explore le rapport des Premières Nations à la terre et les solidarités qu’elles déploient d’une géographie à l’autre. Le commissariat de Zeynep Öz gravite enfin autour de YAZ, une série de publications qui analyse l’impact économique et relationnel des bouleversements technologiques passés, présents et futurs.

Parmi les œuvres sélectionnées pour la biennale, la question des savoirs ancestraux prend des formes diverses, allant de celles du récit et du mythe jusqu’à celles du rituel et du chant. En retraçant l’histoire de Karbala, qui est, au fond, celle d’une lutte pour la vérité face au pouvoir, Kissing of the threshold nous interroge sur ce que nous pouvons apprendre de la solidarité et de l’action collective. L’œuvre de Risham Syed, Unn, Pani, Sut (Grain, Water, Truth), réalisée en 2024, évoque quant à elle la nécessité de faire communauté pour subsister, à travers l’exemple de la pratique du langar, qui, selon la tradition sikhe, consiste à offrir des repas gratuits à tout un chacun. L’installation serpente dans l’une des anciennes demeures de Mureijah Square, à Sharjah, entraînant le visiteur à travers des champs de blé, jusqu’à une sculpture cinétique dont les mouvements rappellent ceux du shishi-odoshi.  En fond, les versets poétiques de Guru Nanak rythment le parcours.

Parallèlement, la série de tirages de Sangdon Kim, Bulgwang-dong Totem (2010), illustre à quel point les cultures spirituelles deviennent un refuge inévitable en temps de crise. Inspirées des pratiques chamaniques coréennes, les images de cette série révèlent des chaises en plastique ornées de plantes et de fleurs, de ficelles d’ail et d’oignon, de coquillages et d’autres matériaux organiques. Les objets semblent grimper sur les assises, telles des excroissances menaçantes, formant des totems. L’une des photographies met en scène le Monobloc, symbole moderne de la consommation de masse, responsable d’un lourd tribut à l’environnement. Dans la même veine, Reading by an Artist (2023 – en cours), une œuvre de John Clang, évoque la popularité des pratiques divinatoires, telles que l’astrologie et le tarot, face à la désillusion générale causée par les institutions modernes soi-disant rationnelles. Mêlant photographies, témoignages et performance, Clang prédit l’avenir des visiteurs au moyen d’une géomancie inspirée d’une ancienne philosophie chinoise, zi wei dou shu, également appelée « Astrologie de l’Étoile pourpre ».

Transmettre des savoirs ancestraux

Au sein de la biennale, une pléthore d’œuvres aborde les savoirs ancestraux depuis une perspective féminine. C’est le cas de Citra Sasmita, qui expose Timur Merah Project XV: Poetry of The Sea, Vow of The Sun (2024). L’artiste se penche ici sur la vie d’Ida I Dewa Agung Istri Kanya, reine de Klungkung, à Bali, marginalisée dans les archives historiques indonésiennes, malgré les efforts déployés pour compiler les histoires orales sur les savoirs indigènes. L’installation réunit trois tapisseries qui imitent la forme d’une cage et sur lesquelles ont été brodés des symboles de la littérature balinaise – un cerf ailé, un faucon bicéphale, un ouroboros. Elles renferment en leur sein des œuvres vidéo. La reine est également le sujet des peintures de Mangku Muriati. S’inspirant du style des ombres chinoises Kamasan, traditionnellement utilisées pour mettre en images des textes classiques et réinterpréter des manuscrits à travers le prisme du genre, l’artiste participe à la préservation de savoirs occultés dans les archives.

Grâce à la proposition curatoriale d’Alia Swastika, de nombreuses œuvres exposées traduisent l’importance du tissage et des textiles dans la transmission des savoirs entre femmes. Si le médium semble par moments exagérément présent, plusieurs œuvres interrogent l’idée de « savoir féminin » sous un angle critique et pertinent. Her Cabinet of Curiosities (2024) de Salima Hakim se compose d’un ensemble de répliques d’artefacts archéologiques cousus à la main et de textes au sujet de l’excavation d’un squelette féminin, Homo floresiensis, une espèce humaine primitive découverte en 2003 à Flores, en Indonésie. En transposant les outils de la recherche scientifique au langage d’un métier traditionnellement associé au genre féminin, Hakim subvertit leur rapport hiérarchique.

D’autres œuvres explorent les forces qui limitent, plus qu’elles ne facilitent, la transmission des savoirs ancestraux dans le temps, formulant des stratégies pour leur sauvegarde. À ce titre, Rully Shabara crée une exposition de type muséal sur le soi-disant peuple Wusa, qui s’avère être entièrement fictif. La présentation, pourtant troublante à première vue tant elle est convaincante, nous pousse à questionner la confiance que nous accordons au langage muséologique. La série Photo Kegham of Gaza : Unboxing dépeint des tranches de vie des habitants avant le siège de 1948, prises par le fondateur du premier studio de photographie de la ville, Kegham Djeghalian Sr. Au risque de romancer le passé de Gaza (des colonies juives étaient déjà présentes dans la ville avant la Nakba), l’œuvre défend néanmoins avec force l’importance des histoires subjectives : les souvenirs qui traversent le temps, sous la forme de photographies, rendent impossible l’effacement de l’identité palestinienne.

L’œuvre sonore de Raven Chacon, A Wandering Breeze (2025), résonne dans les maisons abandonnées du village Al Madam, situé dans le désert entre Sharjah et Oman et enseveli par le sable. Construits dans les années 1970 pour servir de logements sociaux à une tribu bédouine locale, ces bâtiments devaient favoriser la sédentarisation à une époque de rapide modernisation. Mais ils ont été désertés deux décennies plus tard : les tempêtes de sable, trop fréquentes, avaient rendu les lieux inhabitables. L’œuvre de Chacon, développée en collaboration avec un groupe folklorique traditionnel émirien, Zinat Sharjah, ressemble à une complainte fantomatique. Elle réaffirme le mode de vie nomade tout en soulignant l’absurdité du projet.   

De retour à Sharjah, les photographies de Chacon prises sur le lac Mariano et à Chilchinbeto en pays Navajo, où ont été construits des logements sociaux similaires, mettent en évidence les luttes parallèles de ces deux communautés. Dans le sillage de ces mouvements de solidarité transfrontalière, les œuvres de Chacon jouxtent celles de Mara TK, dont From the River to the Sea (2025), réalisée en collaboration avec Rana Hamida et Reem Sawan. Traduction maorie du slogan politique palestinien, l’œuvre évoque le lien vital à la terre présent dans chacune des deux cultures. Les mots de l’artiste apparaissent sur le texte qui accompagne l’œuvre :

« Pourquoi suis-je si profondément surpris que ces paroles tapu (saintes) soient traduites et diffusées dans ma propre langue ? Pourquoi sommes-nous si disposés à prendre en charge la lutte d’un autre peuple, à porter nos enfants sur nos hanches pour descendre dans la rue ?
Ce n’est pas seulement parce que nous connaissons cette lutte et ses artisans – nous connaissons son rythme écrasant et nous sentons ses marées rampantes. Mais avant tout cela, avant la cascade de ces projets coloniaux, ici et maintenant – NOUS CONNAISSONS LES RIVIÈRES. Nous sommes les rivières et nous sommes la mer. »

Comme l’œuvre sonore de Chacon, l’installation multimédia de Raafat Majzoub est conçue en adéquation avec le lieu, et se compose d’éléments provenant d’immeubles construits à Sharjah dans les années 1970, aujourd’hui en cours de rénovation. Reprenant une sculpture plus ancienne composée de matériaux issus de sites jonchés d’ordures au Liban, l’œuvre joue sur les perspectives en transposant les enjeux de la crise dans un contexte économiquement plus stable. C’est l’une des nombreuses œuvres collaboratives de la biennale, parmi lesquelles on peut aussi mentionner WeMend (2023 – en cours). Pour ce projet, le collectif Womanifesto invite des communautés de femmes du monde entier à coudre une voilure en patchwork, visible à Calligraphy Square.

À plus d’un titre, ces œuvres répondent aux multiples grilles de lecture envisagées dans cette proposition curatoriale : comme un témoignage de savoirs, de maux et de pratiques partagés entre différentes cultures, que cette biennale tente de rassembler pour encourager nos solidarités.

De l’importance d’écouter les histoires

Écrivant ces lignes pendant Chaabane (le dernier mois avant Ramadan), je me suis souvenue d’une autre histoire entendue pendant mon enfance, traditionnellement récitée par les femmes lors des repas organisés pendant cette période sacrée. L’histoire raconte qu’un pauvre bûcheron et son épouse ont été bénis par la bonne fortune pour avoir suivi les enseignements de l’imam Ja’far Al-Sadiq, une figure vénérée du chiisme duodécimain, ou chiisme des douze Imams. Ce dernier rend visite à la femme du bûcheron dans un rêve, et lui commande de faire une offrande en son nom dans les moments difficiles. La femme raconte son rêve à sa patronne, l’épouse du Premier ministre, qui reste sceptique quant à la véracité de ses propos. Peu après, le Premier ministre et sa femme sont frappés d’un terrible malheur : accusés à tort d’un crime, ils sont exilés et emprisonnés par le roi. En désespoir de cause, ils se tournent vers les instructions de l’imam et sont miséricordieusement absous.

Ce récit, en apparence didactique, a pour but de sensibiliser ceux qui l’entendent à la bonté de l’imam et à la nécessité de faire appel à lui. Toutefois, s’il était aussi simple que cela, le récit aurait pu s’achever par les bénédictions accordées au bûcheron et à sa femme. C’est néanmoins dans le deuxième chapitre, lorsque la théorie est mise à l’épreuve par le deuxième couple, que réside sa sagesse : car il s’agit d’une histoire sur l’importance d’écouter les histoires.

Marziah Rashid