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Présences africaines en perspectives biennale venise

Présences africaines en perspectives

Publié le 31/05/2024

Une fois de plus cette année, la présence accrue des États africains à la Biennale de Venise traduit un tournant dans l’histoire de l’institution. Parmi les 89 pavillons nationaux rassemblés pour cette 60e édition, quinze sont africains, une augmentation significative par rapport aux éditions antérieures. Regards sur les enjeux de ces présences africaines à Venise, entre hier et aujourd’hui.

L’Afrique du Sud, le Bénin, le Cameroun, la Côte d’Ivoire, la République démocratique du Congo, l’Égypte, l’Éthiopie, le Kenya, le Maroc, le Nigéria, l’Ouganda, le Sénégal, les Seychelles, la Tanzanie et le Zimbabwe ont répondu à l’appel cette année. Ils n’étaient que neuf en 2022, huit en 2019 et sept en 2015. En 2013, seuls six pavillons avaient participé à la Biennale, dont l’Angola, qui signait alors sa première participation en remportant le Lion d’or. 

C’est une édition inédite dans l’histoire de la Sérénissime. Depuis les années 1950, la présence des pavillons africains est restée sporadique. Jusqu’à aujourd’hui. Mais comment expliquer cette longue absence ?

Absences africaines, présences coloniales

Le contexte colonial y est pour beaucoup. Lorsque la Biennale de Venise voit le jour en 1895, la colonisation de l’Afrique est déjà en cours ; elle a débuté depuis les années 1830 en Algérie. À l’occasion de la Conférence de Berlin en 1885, les puissances coloniales européennes se partagent le continent en délimitant ses frontières. Pendant ce temps, Venise accueille les premiers pavillons nationaux. Véritable élément de soft power, la Biennale devient alors une vitrine internationale pour chaque État qui a la chance d’y participer. Ironie du sort, ces États sont les mêmes empires coloniaux qui sévissent alors en Afrique. Dès 1907, la Belgique inaugure son pavillon, suivie de près par la Grande-Bretagne en 1909, la France et les Pays-Bas en 1912. Les États-Unis emboîtent le pas à leurs voisins outre-Atlantique en 1930.

À cette époque, les présences africaines à la Biennale de Venise sont rares, mais certaines exceptions se révèlent significatives. En 1950, l’Afrique du Sud signe sa première participation avec une exposition exclusivement dédiée à des artistes blancs – une tradition qu’elle maintient jusqu’en 1966. Le pavillon sud-africain est toutefois interrompu en 1968, à la suite de l’occupation des Giardini par des manifestants anti-apartheid. 

L’Égypte fait aussi figure d’exception dans ce paysage historique. À l’occasion de la 26e édition, elle fait son entrée à Venise. Nous sommes alors en 1952, année du coup d’État mettant fin au régime du roi Farouk : la révolution égyptienne est en marche.

Indépendances et panafricanismes

À partir des années 1950 et jusqu’à la fin des années 1970, les États africains obtiennent tour à tour leur indépendance et deviennent des nations souveraines. L’heure est surtout à la construction de sociétés unifiées, à la consolidation de nouvelles politiques et au développement d’économies rentables. Certaines initiatives culturelles voient toutefois le jour dès les années 1960, attestant d’un intérêt grandissant pour la création contemporaine. Portées par des idéologies panafricaines, des expositions sont organisées à l’occasion de festivals culturels d’envergure, qui rassemblent des centaines d’artistes du continent et de la diaspora. Parmi eux, trois événements marquants : le Festival Mondial des Arts Nègres (FESMAN) organisé au Sénégal en 1966, le Festival panafricain d’Alger en 1969, et le deuxième Festival Mondial des Arts Nègres (FESTAC’ 77) qui se tient à Lagos en 1977. Dans ce contexte marqué par la décolonisation et l’émergence de philosophies panafricaines, le regard des États fraîchement indépendants est davantage tourné vers le continent. Les grands événements européens comme la Biennale de Venise ne sont alors pas à l’agenda des priorités. En outre, l’avènement de nouvelles crises, d’ordre politique, social et économique, explique en partie pourquoi l’art est par moments relégué au second plan des politiques gouvernementales.

Entrée discrète sur la lagune vénitienne

Un premier tournant s’opère toutefois dès la fin des années 1980. Tandis que le processus de globalisation s’accélère, l’Occident décentre peu à peu son regard vers des scènes artistiques situées en dehors du circuit euro-américain habituel. À la Biennale de Venise, la présence d’artistes africains dans les expositions « off » devient plus effective.  

En 1990, à l’occasion de la 44e édition de la Biennale de Venise, Grace Stanislaus présente Contemporary African Artists: Changing Tradition – une exposition qu’elle avait déjà montrée au Studio Museum d’Harlem. En réduisant sa sélection à cinq artistes, la commissaire fait alors le choix d’un format inédit, à rebours des expositions panoramiques sur « l’art contemporain africain » qui foisonnent alors dans les musées états-uniens. 

Trois ans plus tard, la directrice du Museum for African Art de New York, Susan Vogel, lui emboîte le pas avec Fusion : West African Artists at the Venice Biennale. Centrée sur la production de cinq artistes originaires du Sénégal et de la Côte d’Ivoire, l’exposition présente le travail de Moustapha Dimé, Tamsir Dia, Ouattara Watts, Mor Faye et Gérard Santani. Deux ans après l’abolition de l’apartheid, l’Afrique du Sud fait également son grand retour à la Biennale. À cette occasion, la Fondation Levi-Palazzo Giustinian rassemble vingt-quatre artistes sud-africains dans une exposition intitulée Incroci del Sud. Affinities: Contemporary South African Art. Parmi les têtes d’affiche de l’événement figurent Willie Bester, Kendell Geers et William Kentridge.

Faute d’initiatives étatiques, les artistes africains organisent eux-mêmes leur présence à Venise. En 2000, le Forum for African Arts est créé dans l’objectif de promouvoir les artistes originaires du continent africain à l’international. Initié par des personnalités éminentes de l’art telles que El Anatsui, Olu Oguibe, Okwui Enwezor et Koyo Kouoh, le Forum investit à plusieurs reprises la Biennale de Venise. Dans ce cadre, deux expositions sont successivement organisées, en 2001 et en 2003.

En 2007, l’idée de créer un pavillon africain permanent est émise par le commissaire principal de la 52e Biennale de Venise, Robert Storr. La première exposition Check List-Luanda Pop crée la controverse. Le projet d’un pavillon unique périclite, jugé trop réducteur. Pourquoi en effet réduire les 54 pays d’Afrique à un seul pavillon, là où les États occidentaux bénéficient chacun d’un pavillon à la gloire de leur nation ?

En dehors de l’Égypte et l’Afrique du Sud qui avaient déjà établi domicile au sein de la programmation officielle, l’arrivée des pavillons africains à Venise s’accélère à partir des années 2000. C’est une entrée timide et souvent morcelée, mais elle reflète de nouvelles dynamiques culturelles pour les pays concernés. En 2003, le Kenya fait son entrée à la Biennale, suivi par le Gabon en 2009, la République démocratique du Congo et le Zimbabwe en 2011, la Côte d’Ivoire et l’Angola en 2013, le Mozambique en 2015, le Nigéria et la Tunisie en 2017, l’Algérie, le Ghana et Madagascar en 2019, et enfin le Cameroun, la Namibie et l’Ouganda en 2022.

2024 : présences africaines, enjeux culturels et jeux politiques

Cette année, c’est au tour du Bénin, de l’Éthiopie, du Sénégal et de la Tanzanie de rejoindre la Sérénissime. Au-delà d’affirmer leur présence sur la scène artistique internationale, ces premières apparitions relèvent de choix éminemment politiques, en lien avec la diplomatie culturelle de chaque État. 

Le cas de la République du Bénin est sans doute le plus évocateur. Son arrivée à Venise intervient deux ans après la restitution historique des vingt-six objets issus des trésors royaux du palais d’Abomey. Jusqu’alors conservées dans les collections nationales françaises, ces pièces avaient été spoliées en 1892 lors de la conquête coloniale au Dahomey. Mis sous le feu des projecteurs dès leur retour dans leur pays d’origine, ces trésors intègrent alors une exposition de grande envergure au Palais de la Marina, à Cotonou. Intitulée Art du Bénin d’hier et d’aujourd’hui, de la restitution à la révélation, celle-ci suscite un vif intérêt médiatique, tant au niveau national qu’international. Trouvant un écho dans la première participation du pays à la Biennale de Venise, le gouvernement réitère ici son engagement « à promouvoir activement sa scène artistique et culturelle » – une occasion de rappeler son rôle central au sujet des restitutions.

Tout comme le Bénin, le Maroc s’est démarqué lors de son entrée à la Biennale de Venise, mais dans des conditions bien moins favorables. Alors que l’annonce de sa participation en juillet 2023 avait été largement accueillie dans la presse, un revirement de situation inattendu laisse entrevoir des problématiques d’influence et de conflits d’intérêts. Le projet confié en septembre à Mahi Binebine, qui a grandement œuvré pour voir émerger le pavillon marocain, s’est vu abandonné in extremis par le ministère de la Culture au mois de janvier. Dans des circonstances pour le moins nébuleuses, les trois artistes choisies pour représenter le Maroc ont été mises sur le banc de touche, alors même que la production des œuvres touchait à sa fin. C’est sans compter les sommes engagées par le commissaire, qui n’ont à ce jour jamais été remboursées. Mahi Binebine aurait en effet avancé près de 40 000 euros sur ses fonds propres. Sur ce changement de direction, le ministère affirme qu’il s’agissait d’un projet parmi d’autres, et que l’exposition serait finalement confiée à l’historienne de l’art et commissaire indépendante Mouna Mekouar. Les raisons de cette brusque décision sont passées sous silence, mais un article paru dans Jeune Afrique nous apprend que Mehdi Qotbi, président de la Fondation Nationale des Musées (FNM) « aurait contacté le Palais pour discréditer Binebine et ses artistes » face à Mouna Mekouar, fille de l’ambassadeur Aziz Mekouar, dont Mehdi Qotbi est très proche. Si les sources ne permettent pas de corroborer cette information, toujours est-il que la jeune commissaire, « qui n’avait probablement pas envie d’être éclaboussée par le scandale, a fini par jeter l’éponge. » C’est donc un faux-départ pour le Maroc, qui reste aux abonnés absents cette année. 

Au milieu de ces jeux politiques intra-étatiques, certains pavillons nationaux peinent à recueillir le soutien de leur gouvernement. Pour pouvoir en être, chaque participant doit être prêt à dépenser beaucoup d’argent, et nombreux sont les pavillons africains qui dépendent de fonds privés, faute d’implication de la part des États. En 2019, l’artiste du pavillon malgache Joël Andrianomearisoa en avait déjà fait les frais, et depuis lors, Madagascar n’a pas renouvelé sa présence à Venise. Entièrement financé par la Chine, le pavillon du Kenya avait présenté plus d’artistes chinois que d’artistes locaux lors des éditions de 2013 et 2015. Un choix déroutant qui rappelle le poids de l’impérialisme politico-économique de la puissance asiatique en Afrique. Qualifié de « fraude » par les artistes kényans, le pavillon a été contraint de faire volte-face lors des éditions ultérieures afin d’éviter de nouveaux scandales. 

Record de participation enregistré cette année, les présences africaines cristallisent les enjeux politiques, diplomatiques et économiques qu’implique un événement aussi attendu que la Biennale de Venise. Si les pavillons officiels se font le miroir de chaque État, c’est loin de ces velléités national(ist)es que les artistes africains prennent part à l’Exposition internationale d’Adriano Pedrosa. Dans une proposition réunissant 332 participants sous le titre Foreigners Everywhere, les artistes délaissent les étiquettes de l’appartenance nationale – une notion largement contestée – et saisissent l’opportunité d’aller au-delà des récits parfois figés dans les frontières.

Magali Ohouens et Julia Hancart