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Pakui

Hardware

Pakui Hardware

Pakui Hardware

Publié le 24/05/2024

Derrière ce nom pour le moins énigmatique, Pakui Hardware réunit deux personnalités singulières, celles de Neringa Cerniauskaite (1977) et d’Ugnius Gelguda (1984). Depuis 2014, le duo d’artistes lituaniens crée des environnements immersifs dans lesquels il explore le rapport ambivalent de l’humain à la technologie contemporaine. 

Les installations-sculptures que crée Pakui Hardware sont des créatures hybrides, des corps post-naturels qui révèlent la vulnérabilité des formes de vie humaine à l’ère du Capitalocène. Jouant sur les tensions entre l’organique et le synthétique, le naturel et le technologique, le réel et le numérique ; Pakui Hardware crée des écosystèmes inattendus et parfois dystopiques, dans lesquels les robots se substituent peu à peu, et de manière inévitable, à nos corps humains. 

Pour la Biennale de Venise, les deux artistes investissent l’espace de l’église Sant’Antonin. Poursuivant leurs réflexions entamées ces dernières années sur la médecine contemporaine, ils conçoivent une installation monumentale dans laquelle le corps, telle une archive, porte les stigmates de l’histoire et de son environnement. En dialogue avec les peintures de l’artiste Marija Teresė Rožanskaitė (1933 – 2007), à qui l’exposition rend hommage, les sculptures viscérales de Pakui Hardware dissèquent notre passé et analysent notre futur avec une précision chirurgicale.

Regards sur Inflammation à travers les yeux des artistes.

Le Grand Tour : Depuis 2014, vous travaillez ensemble sous le nom du collectif Pakui Hardware. Comment votre collaboration a-t-elle débuté ?

Pakui Hardware : En 2012, nous avons participé à une vaste exposition collective organisée au Contemporary Art Center de Vilnius. Ce n’était pas encore sous le nom de Pakui Hardware, mais ce fut le début de notre collaboration artistique. Notre déménagement à New York a cependant marqué un tournant dans notre pratique : cela a influencé notre façon de penser et a eu un effet libérateur sur notre travail. Notre approche esthétique a également évolué à ce moment-là. Nous avons ressenti le besoin de rendre compte de ce changement, à la fois pour nous-mêmes et pour les autres. C’est à partir de là que nous avons songé à avoir un nom sous lequel nous présenter à la place de nos deux patronymes, qui sont de toute façon imprononçables pour quiconque ! Nous avons décidé qu’il nous fallait une sorte de « signature ». Nous avons donc demandé à Alex Ross, commissaire d’exposition basé à New York, de nous trouver un nom. Nous voulions nous exprimer le moins possible de façon personnelle et travailler de manière plus anonyme. « Pakui Hardware » sonne bizarrement, mais c’est un nom amusant et accrocheur à la fois.

LGT

Comment travaillez-vous en duo ?

PH

Nous n’avons pas de rôles bien définis. Quand l’un de nous a une idée ou une intuition, l’autre y répond en ajoutant une nouvelle strate ou en changeant le cours du raisonnement initial. Le même processus s’applique dans le travail en atelier – les sculptures naissent littéralement d’une succession d’ajouts, de suppressions et de modifications. Comme tous les artistes, il nous arrive d’avoir des blocages artistiques ou, au contraire, des moments de jubilation intense, lorsque soudainement tout prend sens et que l’œuvre nous surprend par sa belle autonomie.

LGT

Comment décririez-vous l’atmosphère de l’atelier où vous travaillez ?

PH

Comme dans la plupart des ateliers d’artistes, l’atmosphère est aussi changeante que la météo. Comme nous travaillons toujours à deux, il y a beaucoup de discussions, mais aussi un important travail d’organisation et d’expérimentation. Parfois, cela ressemble à un jeu d’échecs, où le geste de l’un entraîne le mouvement de l’autre. C’est ainsi que naissent nos sculptures, de ce dialogue autour d’elles qui ressemble à une « danse ». Une chose est certaine :  il y a toujours de la musique !

LGT

Qu’est-ce qui vous a décidé de tenter votre chance à la Biennale de Venise ?

PH

Les commissaires João Laia et Valentinas Klimašauskas nous ont invités à présenter notre candidature en l’envisageant comme un dialogue avec l’œuvre de la peintre moderniste Marija Teresė Rožanskaitė. Comme nous avions une exposition de grande envergure programmée au même moment au Musée national d’art de Lituanie, c’était l’occasion rêvée d’unir nos forces et de tenter notre chance avec le commissaire Arūnas Gelūnas et l’équipe du musée, qui nous a beaucoup soutenue. Nos amis architectes Ona Lozuraitytė-Išorė et Petras Išora-Lozuraitis nous ont rejoints et nous avons ainsi soumis la proposition qui a été retenue pour la Biennale.

LGT

Qu’avez-vous imaginé pour le pavillon lituanien ?

PH

Ce projet s’inscrit dans la continuité de l’exposition Inflammation que nous avons inaugurée au Musée national d’art de Lituanie en octobre 2023. Alors que nous poursuivions nos recherches sur la médecine contemporaine, nous sommes tombés sur le livre de Rupa Marya et Raj Patel intitulé Inflamed: Deep Medicine and the Anatomy of Injustice. Nous avons été fascinés par la façon dont les auteurs tissent des liens entre les échelles humaine et planétaire en soutenant que l’inflammation est une réponse naturelle du corps à des conditions malsaines. Par-là, ils ne désignent pas seulement la pollution et les catastrophes climatiques, mais aussi l’histoire des préjudices commis à l’encontre de certains groupes. En tant qu’archives vivantes, les corps renferment une histoire d’oppressions, qui peut se révéler des années plus tard sous des formes diverses d’inflammation chronique. Nous avions envie d’explorer l’idée du corps humain comme archive, en faisant appel à certains matériaux, à des formes et des références singulières.

LGT

S’agit-il de remettre en cause certains discours, certaines idées reçues sur notre rapport au corps humain ?

PH

Ce projet vise à interroger la cosmologie (et la médecine) occidentale dominante, fondée sur l’idée de séparation entre le corps et l’esprit, entre l’être humain et la nature, entre le soi et l’autre. Cette fragmentation n’a pas seulement facilité – à travers la colonisation et les pratiques extractivistes – un processus de conquête et d’expansion soi-disant justifié sur le plan scientifique. Elle a également créé des prétendus « étrangers ». À travers cette installation, nous souhaitons mettre l’accent sur l’inter- et l’infra-connexion des choses, ce que Rupa Marya et Raj Patel appellent « la toile de la vie ».

LGT

Votre travail explore un large éventail de thèmes, tels que l’écologie, le capitalisme, l’éthique du care et les questions décoloniales. Diriez-vous que les corps-archives que vous créez sont porteurs d’un message politique ?

PH

Notre pratique embrasse un certain nombre de thématiques urgentes et cette installation ne fait pas exception. La critique de la cosmologie occidentale est l’un des thèmes centraux abordés à travers ces corps-archives. L’inflammation qui fait rage actuellement, et qui prend des formes à la fois politique, écologique et historique, est un autre aspect essentiel dans ce travail. Étant nous-mêmes originaires de la Baltique, ce projet nous a ouvert de nouvelles perspectives, en lien avec l’histoire coloniale de notre voisin russe – un sujet qui n’a pas souvent été traité auparavant. L’invasion de l’Ukraine a donné lieu à une vague de recherches sur cette histoire coloniale, celle qui s’est produite ici même, sur le continent européen. Quels traumatismes issus de cette histoire sont aujourd’hui inscrits dans le tissu des corps qui nous entourent ?

LGT

 Inflammation est une installation immersive, un environnement inquiétant au sein duquel le public navigue. Les sculptures suspendues en verre soufflé s’apparentent à des organes humains en fusion, et les prothèses en aluminium qui les entourent donnent l’impression d’être face à des corps post-naturels. Comment êtes-vous parvenus à créer ces formes énigmatiques ?

PH

Ce sont d’abord des dessins que nous avons réalisés à partir de cartographies du système nerveux. Nous les avons ensuite transposés en trois dimensions sous la forme d’éléments en verre, maintenus en suspension par des prothèses en aluminium. En collaboration avec les architectes, nous avons également créé un environnement, un paysage dans lequel la lumière, la brume et les débris produisent quelque chose qui s’apparente davantage à un état physique ou mental qu’à une installation artistique. Ainsi est né un « nouveau techno-organisme à grande échelle », pour reprendre les termes du commissaire d’exposition Valentinas Klimašauskas.

LGT

D’où vient ce désir d’expérimenter avec des matériaux aussi complexes à manier que l’aluminium ou le plastique ?

PH

De notre insatiable curiosité ! Parce qu’ils sont totalement imprévisibles, les matériaux ont quelque chose de fascinant. Influencés par de multiples facteurs (internes comme externes), ils sont, à l’instar des êtres vivants, dotés de caractéristiques et d’un tempérament qui leur sont propres. Nous essayons de fabriquer ce que nous pouvons avec notre savoir-faire. Chaque projet est l’occasion d’apprendre à utiliser de nouveaux matériaux ! Pour les œuvres présentées à Venise, nous avons moulé nous-mêmes les systèmes nerveux en aluminium, ce qui a été une aventure aussi passionnante que périlleuse.

LGT

Et pour les pièces en verre ?

PH

Nous ne soufflons pas le verre nous-mêmes, car c’est un art qui nécessite une formation approfondie. En revanche, nous avons l’habitude de travailler avec des souffleurs de verre de différents pays, ce qui nous donne l’occasion de voyager.

LGT

Comment ces œuvres prennent-elles place dans l’espace d’exposition à Venise ?

PH

L’installation est présentée dans l’église Sant’Antonin, un lieu méditatif, vaste et lumineux, en soi très différent du lieu d’exposition à Vilnius, rempli d’épaisses colonnes. Notre rapport à l’espace est très différent ici, sans compter que les œuvres de M. T. Rožanskaitė apportent de nouvelles perspectives, de nouvelles formes et de nouvelles textures. L’introduction d’une dimension sonore génère aussi une atmosphère très particulière.

LGT

Le lieu vous a-t-il inspiré, au regard de sa dimension historique et spirituelle ?

PH

Inspiré n’est peut-être pas le terme adéquat, car l’essentiel du projet a été conçu avant que nous ne sachions où le Pavillon lituanien serait installé cette fois-ci. Cependant, il a sans aucun doute eu un impact sur les choix que nous avons faits ultérieurement, tant sur le plan conceptuel que spatial. Il faut dire que cette église a une histoire incroyable. La légende veut qu’un éléphant fugitif ait été abattu entre ses murs au 19e siècle – le thème de l’homme contre la nature n’est donc pas étranger à ce lieu. L’église n’accueille plus de visiteurs depuis dix ans, ce qui lui confère une certaine mélancolie. C’est un espace qui a incontestablement un caractère méditatif, une dimension presque irréelle.

LGT

Que souhaiteriez-vous que le public ressente en parcourant l’exposition ?

PH

Qu’il ait l’impression de pénétrer dans un espace onirique, au sein duquel les connexions et les explications rationnelles s’effondrent pour laisser place à une expérience incarnée, à travers un réseau de matériaux, de formes, de significations, d’histoires, d’odeurs et de lumière.

LGT

Pourquoi avez-vous choisi de présenter vos œuvres en dialogue avec celles de Marija Teresė Rožanskaitė ?

PH

Cela a été un choix tout à fait naturel, tant les peintures de Rožanskaitė sont pour nous une véritable source d’inspiration. Nous avions déjà fait référence à son travail dans nos précédents projets. Ses œuvres représentent différents types d’opérations chirurgicales, d’examens radiologiques, d’hôpitaux et de maladies. Sa manière d’abstraire et de fragmenter les corps humains pour dénoncer le dysfonctionnement des systèmes sociaux nous a beaucoup inspirés. Il sera peut-être intéressant pour le public de tisser des liens entre nos œuvres et les siennes. Nous l’espérons en tout cas !

LGT

De toute évidence, vos affinités intellectuelles et esthétiques convergent. Sa présence à la Biennale de Venise est-elle aussi conçue comme une forme de rattrapage, une manière de rendre hommage à cette artiste dont l’œuvre a été peu exposée de son vivant ?

PH

Absolument. Il s’agit d’une occasion unique de faire connaître l’œuvre de Rožanskaitė à un public plus large. Cette artiste est restée méconnue de son vivant, et son travail n’a pas reçu l’accueil qu’il aurait dû. Elle fait pourtant partie des artistes les plus prolifiques de sa génération, même si certaines de ses œuvres ont été passées sous silence à cause du régime soviétique. Grâce au travail d’historiens de l’art et de commissaires tels que Laima Kreivytė, ses œuvres ont pu bénéficier d’une nouvelle actualité.

Trad. Frédérique Popet