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Où est l’émergence ?

Publié le 06/05/2024

Dans le monde de l'art, la nouveauté est une valeur à la fois prisée et perçue avec un certain scepticisme, utilisée avec les mêmes pincettes que celles qui servent à qualifier un objet de beau. Mais plutôt que la naissance de quelque chose qui n'existait pas jusqu'alors, la nouveauté est une négociation continue avec le passé. Pour Boris Groys, l'un des théoriciens favoris de l'art contemporain, le « nouveau » ne consiste pas seulement à inventer quelque chose qui n'a jamais été vu auparavant, mais implique un processus de sélection, de présentation et d'interprétation qui donne aux objets et aux concepts existants une nouvelle pertinence.

Il n’est pas rare que ce soit la jeunesse qui nous oblige à reconnaître ces visions de la nouveauté. Ses prises de conscience émergent et mûrissent sous la forme de cultures nouvelles – parfois même de contre-cultures – au sein d’un écosystème où cohabitent les cultures dominantes et résiduelles. L’émergence est ainsi la promesse du changement, la garantie d’autres manières de voir le monde, qui sont parfois balbutiées en attendant d’être énoncées à haute voix.

L’existence même de la Biennale de Venise est l’expression simultanée de ces cultures hégémoniques et résiduelles. À l’image des anciennes puissances impériales régnant sur leurs colonies, elle perpétue un modèle daté : celui des États-nations. Consciente de cet héritage désuet, la Biennale se permet de le remettre en cause à travers le commissariat actuel d’Adriano Pedrosa, intitulé de manière provocatrice Foreigners Everywhere.

Comme le versant artistique des foires universelles qui se sont popularisées en Europe et dans le monde anglo-saxon à la fin du 19e siècle, la Biennale de Venise est le bastion d’une époque qui lutte pour maintenir son hégémonie à chaque édition. Parmi les initiatives qu’elle décline pour y parvenir, figure le Biennale College, « dédié à la promotion des jeunes talents, leur offrant l’opportunité de travailler aux côtés des maîtres pour développer des « créations » qui feront partie de [ses] programmes artistiques. »

150 jeunes artistes de moins de 30 ans, originaires de 37 pays, ont soumis leur candidature. À l’issue d’un atelier intensif au cours duquel douze ont affiné leurs propositions, seuls quatre d’entre eux ont été sélectionnés pour développer leur projet final sous l’œil avisé de l’équipe de la Biennale, et un budget généreux de 25 000 euros chacun. 

Pour les artistes sélectionnées, Agnes Questionmark (1995, Rome, Italie), Joyce Joumaa (1998, Beyrouth, Liban), Sandra Poulson (1995, Luanda, Angola) et Nazira Karimi (1996, Duchambe, Tadjikistan), c’est donc l’occasion de mettre leurs œuvres en dialogue avec des centaines d’artistes parmi les plus pointus au monde, selon la vision d’Adriano Pedrosa, et de se montrer dans des conditions dignes de présentation, pour l’œuvre et pour elles-mêmes. 

Toutes les quatre ont une double formation académique, entre leur pays d’origine et un centre académique occidental : pour Agnes Questionmark, le Camberwell College of Arts et le Pratt Institute ; pour Sandra Poulson, le London College of Fashion et Central Saint Martins ; pour Joyce Jumaa, l’Université Concordia au Canada ; et pour Nazira Karimi, l’École des Beaux-Arts de Vienne. Leurs CV sont déjà bien garnis. Certaines ont déjà une représentation en galerie. C’est le cas de Sandra Poulson qui, à même pas 30 ans, est déjà représentée par la respectable et émergente Jahmek Contemporary Art en Angola. La galerie lui a en outre accordé la vedette à la foire ARCO de Madrid en 2021, attirant l’attention de l’influente collectionneuse espagnole Mercedes Villardel, qui a qualifié sa participation d’ « œuvre d’art la plus impressionnante d’ARCO. » 

Comment le passé et l’avenir se confrontent-ils dans ces pratiques émergentes ?

Les voix du Sud amplifiées

La vision curatoriale d’Adriano Pedrosa met en avant les voix des pays du Sud et le modernisme vu depuis les angles morts de ce que nous appelons l’Occident. La sélection d’artistes émergents suit ce fil conducteur, mais cherche ses échos au-delà de l’Amérique latine, comme le montre la sélection d’artistes tels que Joyce Joumaa et Sandra Poulson.

Une seule discipline ne suffit pas à ces jeunes artistes qui n’hésitent pas à utiliser des méthodologies issues des sciences sociales, des études culturelles et de l’histoire de l’art pour enquêter sur les origines de leur propre récit. 

D’origine libanaise et vivant aujourd’hui au Canada, Joumaa travaille à la croisée des chemins entre l’art, la conservation et la recherche historiographique. Pour son œuvre To Remain in the No Longer (2023), Joumaa s’est concentrée sur l’histoire de la Foire internationale Rachid Karameh à Tripoli, un ambitieux projet architectural d’Oscar Niemeyer, symbole des politiques de modernisation entreprises par le Liban dans les années 1960. Les archives du projet, qui ont de nombreuses résonances avec le développement du modernisme latino-américain, permettent d’explorer une modernité interrompue par la guerre et la détérioration actuelle des conditions socio-politiques dans un pays à nouveau en ruines. 

Pour sa part, Sandra Poulson aborde le présent de son pays natal, l’Angola, avec une œuvre sculpturale forte, dans laquelle transparaissent ses talents de professionnelle de la mode, spécialiste de l’impression textile. L’artiste précise son intérêt pour la « dynamique de l’inhabitable en tant que méthodologie », c’est-à-dire la manière dont les anciennes colonies du Sud global – bien qu’elles vivent éternellement à la limite de la précarité absolue – trouvent un moyen de subsister et, à plus d’un titre, de rayonner. 

Intéressée par les objets banals de ses paysages natals, Poulson les reproduit dans des installations textiles ambitieuses, qui rappellent aussi bien Luanda que New Delhi ou Mexico. L’exercice qui consiste à disloquer et retravailler l’esthétique fragile d’éléments tels que les ferronneries de fenêtres ou les chaises empilables en plastique – un leitmotiv dans les régions tropicales – lui permet de s’approprier un certain regard exoticisant, en le détournant comme outil critique.

Décolonialité et émancipations méconnues

Si la transmission orale de l’histoire est un élément auquel Poulson et Joumaa attachent de l’importance, celle-ci est aussi au cœur de la pratique de Nazira Karimi, artiste originaire du Tadjikistan, pays d’Asie centrale à l’histoire millénaire, qui connut un important brassage culturel, avant d’être dévasté par l’invasion de l’Union soviétique au début du 20e siècle.

Au moins quinze langues sont parlées dans ce petit pays grand comme un quart de la France. Cette diversité babélique se traduit dans l’œuvre de Karimi par une volonté d’écouter les différents récits qui tissent l’histoire de ces peuples. Aller à l’encontre de l’imposition d’un récit unique, c’est réparer les blessures de l’ère soviétique au cours de laquelle on a tenté d’effacer ces subjectivités. 

Le titre de son œuvre Izdeu (2022) signifie « recherche » en kazakh. Dans cette vidéo, elle explore la trajectoire d’une famille à travers la voix de sept protagonistes féminins, qui, tout en préparant le repas familial, partagent les mémoires de déplacements, de répression et d’extermination que leurs familles, et symboliquement les cultures indigènes de la région de la rivière Syr Darya, ont subies au cours du 20e siècle. Il n’est pas surprenant que le format du travail collectif entre femmes soit l’un des préférés de cette artiste, qui s’est engagée à « créer des espaces pour les voix et les perspectives sous-représentées dans le monde de l’art. » Dès 2022, son travail a été exposé à la prestigieuse documenta 15 de Kassel, où ce type de pratique collective a été mis à l’honneur.

Un monde déjà post-humain

Agnes Questionmark assume l’interrogation comme une partie fondamentale de son identité. Comme elle l’explique, « en tant que sujet biopolitique transgenre, j’embrasse le flux constant de la transformation […] Ma fluidité est un défi aux reconstructions constantes du genre et de l’identité auxquelles je suis actuellement confrontée. » (Entretien avec Speciwomen, 2023).

Élevée à bord d’un bateau, le lien qu’elle entretient avec la mer est présent dans son travail. Transdisciplinaire, son œuvre mêle sculpture et performance dans des ensembles où l’on retrouve des fragments de corps et de formes de vie qui s’apparentent aux écailles collantes de créatures marines indéfinissables. 

À l’heure de progrès technologiques sans précédent, allant des modifications génétiques au développement de l’intelligence artificielle, l’artiste crée une œuvre viscérale dont l’esthétique évoque les théories post-humanistes. Parmi elles, les travaux de Rosi Braidotti sur les nouvelles formes de subjectivité et d’identité permises par la technologie et l’édition biologique, nourrissent la pensée de Questionmark. 

Son projet CHM13hTERT (2023) est paradigmatique de sa pratique. Dans cette performance de seize jours, présentée à l’intérieur d’une gare à Milan, l’artiste s’est présentée douze heures par jour enfermée dans un pavillon de verre transparent, sous la forme d’une créature marine, hybride, oscillant entre sirène, méduse, pieuvre et poisson. Son torse humain apparaissait bras ouverts, semi-crucifié, tandis que la partie inférieure s’étendait dans l’espace, suspendue à des rubans et à des crochets. Une image forte qui a sans doute interpellé ceux qui circulaient quotidiennement dans ce non-lieu.

À la fois efficace sur le plan visuel et conceptuellement percutante, l’œuvre d’Agnes Questionmark nous renvoie férocement à notre avenir en tant qu’espèce.

L'émergence à jamais ?

Lieu traditionnellement consacré à la culture dominante, la Biennale de Venise est, au moins pour cette fois, ouverte au vent de changement que représentent les choix curatoriaux d’Adriano Pedrosa. En sélectionnant ces voix jeunes, féminines et queer, la Biennale lui emboîte le pas et propose un nouveau récit au cœur d’un site historiquement réservé aux établis. 

Mais le futur de ces expressions naissantes reste incertain : leurs messages novateurs résonneront-ils au-delà des eaux vénitiennes, ou se perdront-ils dans le murmure des canaux où naviguent les grandes figures ? La question reste en suspens.

Marisol Rodriguez