Welwitschia mirabilis
Les paysages sont nos histoires
Publié le 05/05/2025
La revue des biennales d’Art contemporain – Numéro 2 – Biennale de Sharjah
Mónica
Publié le 05/05/2025
Et si le monde n’avait pas d’Occident ? C’est la question que Mónica de Miranda (1976) nous murmure à l’oreille alors que nous parcourons les expositions de la Biennale de Sharjah. Dans l’une des salles de Calligraphy Square, l’artiste portugaise-angolaise expose As if the World Had No West. Sur les cimaises, ses photographies dévoilent les paysages arides du Sud de l’Angola, d’où sa famille est originaire. Au centre de la pièce, une installation circulaire invite le visiteur à s’asseoir. Le voyage d’une jeune femme à travers le désert défile à l’écran. Au cours de son périple, dans ce lieu hostile à l’Homme, elle semble pourtant ne faire qu’une avec la nature qui l’entoure, résiliente. Par moments, des ruines d’un autre temps semblent surgir du néant. Mais que racontent ces paysages ?
Inspirée par la cosmologie bantoue et les travaux de l’anthropologue Augusto Zita, Mónica de Miranda nous invite à mieux regarder ces paysages, dans lesquels se nichent nos histoires.
Le Grand Tour (LGT) : De la Biennale de Lubumbashi à la Biennale de Berlin, en passant par celles de Bamako et de Dakar… On peut dire que vous êtes une habituée des biennales. Sharjah est-elle différente de celles auxquelles vous avez déjà participé ?
Mónica de Miranda (MDM) : Certainement, car la Biennale de Sharjah est tournée vers l’est du globe. En un sens, elle remet en question l’idée selon laquelle le centre serait l’Occident. Elle met en relation des artistes de différents horizons et déconstruit une vision d’un monde envisagé seulement sous l’angle d’une dichotomie Ouest/Est et Nord/Sud. Mon projet pour la Biennale de Sharjah, As if the World Had No West [Comme si le Monde N’avait Pas d’Occident], aborde aussi cette question.
LGT
Pourquoi ce titre ?
MDM
Mon œuvre explore les manières de (se) représenter et d’interpréter les paysages qui nous entourent, autres que celles imposées par l’Occident. J’ai été très inspirée par le livre de Ruy Duarte de Carvalho, Como se o mundo não tivesse leste [Comme si le Monde n’avait pas d’Est]. Dans cet ouvrage, l’écrivain angolais étudie les rapports des cultures autochtones à la terre, dans la région méridionale de l’Angola, alors que le pays est encore sous la domination coloniale des Portugais. J’ai choisi de renverser ce titre afin d’essayer de comprendre quels savoirs occultés serions-nous parvenus à préserver si le monde n’avait pas d’Occident. Il s’agit de repenser le monde en dehors des frontières coloniales et des dogmes opposant la terre, le corps et l’esprit. Ce sont des sujets sur lesquels j’ai déjà eu l’occasion de travailler. L’an dernier, je présentais Greenhouse à la Biennale de Venise, un projet dans lequel j’interrogeais les relations entre corps humains et non-humains à travers le pouvoir des plantes. Dans l’installation que j’expose à Sharjah cette année, j’explore aussi cette idée à travers la notion d’archive vivante.
LGT
Qu’entendez-vous par « archive vivante » ?
MDM
Le concept d’archive vivante fait appel aux éléments de la nature, comme la terre, l’eau, le feu et l’air, pour envisager des récits depuis une perspective non-occidentale. Dans les cosmologies africaines, les plantes sont à la fois des témoins de l’Histoire sur terre et reliées à des mondes intangibles. Elles recouvrent plusieurs autres dimensions : ancestrale, émotionnelle, psychologique… Cela implique de considérer la terre comme un corps à part entière, et d’essayer de comprendre le lien qui l’unit à nos corps humains.
LGT
J’ai lu que les écrits de l’anthropologue angolais Augusto Zita avaient également inspiré votre projet.
MDM
Les travaux anthropologiques d’Augusto Zita ont en effet inspiré mon œuvre. J’ai découvert ses carnets de recherche au contact de Victor Gama, un compositeur angolais. Zita avait l’habitude d’y consigner des notes concernant ses investigations dans le désert namibien au cours des années 1980. J’ai été fascinée par sa méthode de travail. Bien sûr, celle-ci n’a jamais vraiment été admise dans le domaine universitaire, car elle ne répondait pas aux attentes scientifiques de la recherche occidentale.
LGT
En quoi consiste sa méthode de travail ?
MDM
Le procédé imaginé par Augusto Zita est inspiré de savoirs et de pratiques divinatoires autochtones à partir desquelles lire le monde. Au contact d’une plante appelée welwitschia mirabilis, le chercheur s’est attaché à lire les marques laissées par la colonisation portugaise sur le paysage angolais. Cette plante, qui est à la fois la protagoniste de mes photographies et du film que je présente à Sharjah, est une plante ancestrale, âgée de près de 2000 ans. Elle pousse très lentement – environ sept millimètres par an. On la retrouve notamment dans des régions désertiques ; c’est une plante très résistante. À travers ses recherches, Augusto Zita montre qu’elle est le témoin de l’Histoire, comme le sont les frontières et nos corps. Cette pensée nous invite à reconsidérer notre rapport au temps et à l’environnement.
LGT
Comment cette pensée se matérialise-t-elle dans l’œuvre que vous présentez à la Biennale de Sharjah ?
MDM
L’œuvre que je présente à Sharjah s’articule autour d’une vaste installation vidéo réalisée à partir des carnets de notes d’Augusto Zita, de documents d’archives, de photographies et de récits fictifs. Déployé en triptyque, le film retrace le parcours de l’anthropologue angolais à travers le point de vue d’une jeune femme. Incarnation féminine du voyage d’Augusto Zita, elle parcourt les paysages du désert namibien.
LGT
Que découvre la jeune femme sur son parcours ?
MDM
En traversant le désert, elle découvre des ruines où la nature – la mer, le sable et le désert – a repris ses droits. Pendant ce voyage, elle exhume les marques et les cicatrices laissées par l’occupation portugaise, depuis les câbles électriques qui traversent le désert jusqu’aux routes en béton, en passant par les villages complètement abandonnés après le départ des colons. Le personnage féminin cherche autant à mieux appréhender ces lieux qu’à se comprendre elle-même. Elle noue un lien fort avec la plante de Zita, la welwitschia. Leur relation évolue tout au long du film, tandis que la jeune femme va à la rencontre des terres et des cultures autochtones.
LGT
La welwitschia a une place très forte dans vos images.
MDM
C’est un peu le seul être vivant capable de résister dans ce paysage aride. Imposante de l’extérieur, elle s’enfonce à plus de trente mètres de profondeur dans la terre. C’est un élément visuellement très puissant dans ces paysages désertiques. Dans mon œuvre, elle est un symbole de résistance.
LGT
Y a-t-il d’autres symboles dans vos images ?
MDM
Oui, il y en a beaucoup. Le taureau, par exemple, est le symbole du pouvoir de la terre dans les mythologies sud-africaines.
LGT
Vous évoquiez à l’instant l’idée d’archive vivante. Comment se traduit-elle ici ?
MDM
Dans le film, chaque élément naturel devient une archive vivante : le feu transporte des histoires douloureuses, l’air est vecteur de changement. La jeune femme se connecte à la terre et ne fait plus qu’un avec elle. Il n’y a plus de dualité entre l’humain et le non-humain, la lumière et l’obscurité, le passé et le présent. Tout est considéré comme un ensemble. La vie et la mort, le jour et la nuit, ne sont pas envisagés comme le début et la fin de quelque chose, mais comme un cycle. Je souhaite renouer avec ces cosmologies oubliées, dans lesquelles la dimension cyclique du temps est centrale.
LGT
Envisagez-vous la nature comme un refuge ?
MDM
La terre a toujours été un refuge, une mère. Pourtant, en Occident, la terre a été conçue comme un père, justifiant l’érection de structures verticales, phalliques, liées à l’idée d’extraction plus qu’à celle du soin. Je suis issue d’une famille d’herboristes, et du côté de ma mère, nous avons toujours eu un lien très fort avec la terre. Depuis mon plus jeune âge, j’ai appris à l’écouter et la comprendre, à créer un lien avec elle. Je vois en elle un lieu de guérison. Aujourd’hui, je fais partie de la diaspora – mais je suis une enfant de l’Indépendance et une petite-fille de la colonisation. Je pense que la réappropriation de ces histoires s’inscrit dans un processus de retour et de compréhension des histoires et des identités africaines et diasporiques, occultées par la colonisation.
LGT
Le voyage que fait cette femme à travers les paysages de l’Angola est un peu une métaphore de ce retour, dont vous parlez comme d’une nécessité.
MDM
Mon travail s’inspire beaucoup de mon expérience ; je raconte des histoires qui sont aussi les miennes. Pour autant, ce n’est pas un travail autobiographique car mes œuvres sont avant tout le fruit de mes recherches. Dans cette œuvre, il y a plusieurs voix : la mienne, celle d’Augusto Zita, et celles d’autres écrivains qui ont emprunté ce même chemin.
LGT
C’est un long chemin…
MDM
Je prends beaucoup de temps pour créer chaque œuvre. Je dis souvent que mon atelier est le paysage. Lorsque je me rends en Angola, généralement pendant les vacances scolaires de ma fille, je suis souvent frappée par la beauté de cet environnement. Mais derrière cette apparence, tant d’histoires se révèlent. Les forêts, par exemple, portent en elles de nombreux récits de résistance ; ces espaces ont été des refuges, certes, mais aussi le terrain des violences pendant la guerre. En visitant ces lieux, j’écoute les voix de ceux qui les habitent. Car les histoires orales sont aussi des archives avec lesquelles je travaille, tout comme les textes et les visuels.
LGT
Votre œuvre mêle récits, images et voix. Qu’est-ce qui vient en premier au cours de votre processus créatif ?
MDM
Pour ce projet, j’ai d’abord commencé à rédiger des bribes de scénario à partir d’une collection d’images tirées du livre d’Augusto Zita, et de mes propres photographies, prises lors de mes voyages en Angola. Je me suis aussi inspirée de Ruy Duarte de Carvalho pour écrire. J’ai ensuite invité l’auteur et réalisateur Ondjaki à donner un sens à toutes mes réflexions en proposant un nouveau récit.
LGT
Qu’en est-il du tournage du film ?
MDM
Pendant les quinze jours de tournage dans le désert, je me suis entourée de personnes et d’artistes qui partagent ce même passé. Pour moi, il est important de perpétuer l’héritage de nos familles et de raconter les histoires qu’elles ont vécues à travers les paysages.
LGT
Dans quelle mesure le titre de la biennale, to carry, vous a-t-il inspiré ?
MDM
Ce verbe, (trans)porter, est central dans mes réflexions et dans mes questionnements : comment transportons-nous notre maison, notre terre, nos souvenirs, nos histoires, nos ancêtres ? Les personnages de mes œuvres sont les métaphores de ces réflexions. Elles interrogent la façon dont nous envisageons le temps et dont nous regardons le paysage.
LGT
Comment avez-vous envisagé l’espace d’exposition dans lequel vous exposez à Sharjah ?
MDM
Avec la commissaire d’exposition Natasha Ginwala, nous avons souhaité créer un dialogue avec le visiteur. D’une part, par sa forme circulaire, l’installation vidéo réitère l’idée de cycle. Elle invite d’autre part le public à s’arrêter, s’asseoir, se reposer. La notion de repos est fondamentale dans cette œuvre. J’ai souhaité rompre avec la vision d’un espace segmenté dans le temps et l’espace, et proposer une autre manière de dialoguer, de manière plus intime, avec ces histoires.