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L’histoire de l’art moderne du monde arabe

Une discipline en devenir ?

Etel Adnan, Champs de Pétrole preview

Publié le 14/05/2025

En 2008, l’historienne de l’art irako-américaine Nada Shabout se demandait de manière un peu provocatrice si l’art arabe moderne était un art sans histoire (de l’art). Mais peut-on encore se poser la question aujourd’hui ?

Cet article dresse un aperçu des évolutions du champ ces quinze dernières années. Il passe en revue les lieux qui contribuent à produire des savoirs sur l’art de la région, et, ce faisant, à écrire son histoire : musées et autres lieux d’exposition, collections et universités, tant dans le monde arabe qu’en Occident.

L’art arabe moderne et contemporain : de quoi s’agit-il ?

Mais tout d’abord, qu’entendons-nous par « art arabe moderne » ou « art moderne du monde arabe » ? Les deux expressions ne se valent pas. Elles expriment des points de vue différents, la première présupposant l’existence d’un art qui serait spécifique au monde arabe, la deuxième désignant la production artistique qui se fait dans le monde arabe. Il y a également débat sur la notion de « monde arabe » : certains la récusent aujourd’hui. Elle reste cependant utilisée dans la région concernée et comprend – c’est la manière la plus neutre de le faire – les vingt-deux États qui font partie de la Ligue des États arabes.

Le terme d’art moderne (al-fann al-hadith) désigne l’art dans sa modalité européenne, dont la pratique se répand dans les principaux centres de la région à partir de la fin du 19e siècle. On peut distinguer trois périodes :

La première, dite période d’adoption (de l’art de facture occidentale), fait partie du processus de modernisation qui saisit l’ensemble de la région à partir de la fin du 19e siècle, jusqu’aux années 1940 et 1950. La conception occidentale de l’art, dotée d’un potentiel mimétique fort, apparaît comme supérieure, et, tandis que les élites préconisent de rattraper le retard technologique, comme l’une des capacités à acquérir. Des jeunes sont envoyés se former en Europe, le plus souvent à Rome et à Paris, où ils apprennent le métier. À leur retour, ils ouvrent des ateliers dans lesquels d’autres artistes se forment, ou deviennent enseignants dans les écoles d’art qui viennent tout juste d’ouvrir. En Égypte, un système académique se met en place, avec la fondation en 1908 de l’École des Beaux-Arts du Caire, puis l’institution, dès 1922, d’un Salon annuel. Au Liban, en Irak et en Tunisie, le même phénomène s’observe, quoiqu’avec une moindre institutionnalisation. Cette dynamique dénote également une volonté parfaitement assumée de rompre avec les pratiques artistiques de la région, que l’on appelle généralement « art islamique ».

La seconde période est une période d’adaptation. Après la Seconde Guerre mondiale, une nouvelle génération d’artistes, au fait des évolutions de l’art moderne en Europe, rejette les styles académiques. C’est le moment des Indépendances et de la construction des identités nationales : l’art doit ainsi être moderne, authentique et enraciné dans la culture locale. Cela ne signifie pas pour autant revenir à l’art islamique ; mais plutôt introduire dans l’art de type européen, désormais adopté, des éléments empruntés à l’art populaire ou aux arts des civilisations ayant marqué la région. C’est le cas du groupe d’Art Contemporain, qui expose pour la première fois au Caire en 1946. Des artistes comme Abdel Hadi El Gazzar (1925 – 1966) et Hamid Nada (1924 – 1990) ont recours au riche symbolisme de la culture populaire égyptienne, ainsi qu’à l’univers visuel de l’Égypte ancienne. De même, le Groupe de Bagdad pour l’art moderne, réuni autour de Jewad Selim (1919 – 1961) et Shakir Hassan Al Said (1925 – 2004), affirme dans son manifeste de 1951 que l’art irakien doit être moderne et refléter un caractère local. Moderne comme l’œuvre de Picasso, qui puise sa modernité dans l’art primitif de son pays, l’Andalousie, ainsi que dans « l’art nègre ». Local comme l’œuvre de Yahya Al-Wâsitî, miniaturiste du 13e siècle et précurseur, qui donne à la pratique même de la peinture en Irak une légitimité locale qu’il s’agit de faire revivre.

Ce lien entre modernité et identité prévaut alors dans l’ensemble du monde arabe. Il conduit certains à introduire dans leurs œuvres des matériaux traditionnels ou des lettres arabes. Ces dernières avaient déjà été expérimentées par des artistes comme Madiha Omar (1908 – 2005) ou Jamil Hamoudi (1924 – 2003) à la fin des années 1940. Mais c’est à partir de 1971, lorsque le groupe Une seule dimension publie à Bagdad son manifeste, que le mouvement prend de l’ampleur dans l’ensemble du monde arabe, cristallisant le souhait de donner une touche « arabe » à l’art abstrait. Les années 1970 et 1980 sont aussi celles d’un retour partiel au figuratif, à un art souvent engagé qui prend position quant à la situation politique de la région. La production reste majoritairement ancrée dans la peinture et la sculpture, même si quelques artistes, souvent installés à l’étranger, s’emparent des médias de l’art contemporain.

La troisième période est celle de la globalisation. 1991 constitue un tournant : avec la guerre du Golfe, le nationalisme panarabe vit son dernier sursaut. Les grands chamboulements qui ont lieu en Europe de l’Est et qui mettent fin à la Guerre froide ouvrent le marché de l’art aux échanges mondiaux. L’exposition Magiciens de la terre (1989) remet en question la fermeture des institutions artistiques occidentales à ce qu’on appelle encore le Tiers-Monde. Une nouvelle dynamique se crée : quelques artistes du monde arabe sont cooptés par le système global et participent aux grandes manifestations internationales, telles que les biennales ou la documenta, comme c’est le cas pour Walid Raad ou Etel Adnan. Catherine David, avec sa série d’expositions et de publications Contemporary Arab Representations (2002 – 2007), présente des artistes libanais, égyptiens et irakiens, fournissant une contribution importante à la connaissance de ces scènes artistiques sur le plan international.

Les lieux de l’art

Alors que depuis le 19e siècle, les centres de la nahda – la renaissance culturelle arabe – se situaient dans la région méditerranéenne – Le Caire, Beyrouth, Damas – la péninsule Arabique prend le dessus dans les années 2000. La création d’une île des musées à Abu Dhabi, Saadiyat, qui accueille aujourd’hui le Louvre, et bientôt le Guggenheim ; l’inauguration à Doha du musée d’Art islamique puis du Mathaf – Arab Museum of Modern Art, insufflent une nouvelle dynamique. L’ouverture de filiales par des grandes maisons de ventes aux enchères à Dubaï, ainsi que les nombreuses galeries installées dans la zone industrielle d’Al Quoz, en ont fait la plaque tournante du marché de l’art de la région. L’Arabie saoudite se profile également depuis peu.

La création du Mathaf constitue ici un moment clé, avec sa collection de 8000 pièces d’art arabe moderne appartenant au cheikh Hassan Al Thani, membre de la famille régnante. Inauguré en 2010, le Mathaf pousse d’autres institutions à mettre en valeur des collections nationales d’art moderne arabe qui avaient été longtemps délaissées dans la région. Le musée encourage aussi la création de nouvelles institutions prêtes à les accueillir, notamment au Maghreb. En Algérie, le musée public national d’art moderne et contemporain d’Alger (MAMA) est fondé en 2007. En 2014, le Maroc ouvre à Rabat le musée Mohamed VI d’art moderne et contemporain (MMVI), qui conserve et expose les collections d’art marocain des 19e et 20e siècles. Enfin, la Tunisie inaugure en 2021 le MACAM (Musée national d’art moderne et contemporain), qui abrite des collections d’art tunisien remontant au 19e siècle. À Paris, l’Institut du monde arabe (IMA) reçoit en 2018 une importante donation de 1300 œuvres de Claude et France Lemand. Depuis, l’institution consacre davantage d’expositions et d’événements à l’art moderne et contemporain de la région. Dans le cadre de la restructuration du musée, une mise en valeur de cet art est d’ailleurs prévue.

Parallèlement, d’importantes collections privées se sont constituées. Elles sont pour la plupart accessibles sur place et virtuellement. La collection Barjeel, qui appartient à Sultan Sooud Al-Qasimi, membre de la famille régnante de l’émirat, est actuellement visible au musée d’art de Sharjah, où se tient également la biennale. La collection a été montrée dans différentes villes du monde, dont Londres (2016), Paris (2017), New York (2020), et Téhéran (2016). Le musée d’art de Sharjah abrite également la collection d’art arabe moderne de l’Émir lui-même, à laquelle un ouvrage a été consacré. La Dalloul Art Foundation, initiée par Ramzi et Saeda Dalloul à Beyrouth, compte 3000 œuvres d’« art visuel moderne et contemporain du monde arabe », que le couple a achetées ces cinquante-cinq dernières années. Elle est aujourd’hui gérée par leur fils, Basil. Toujours à Beyrouth, le musée Nicolas Sursock a pour ambition de conserver et montrer l’art moderne libanais, et d’en diffuser la connaissance auprès du public ; il se définit comme « l’institution d’art moderne et contemporain de Beyrouth et du Liban ». Inauguré en 1961 à l’occasion du Salon d’automne, le musée a fermé ses portes entre 2008 et 2015 pour des travaux de rénovation et d’agrandissement. Fortement endommagé par l’explosion du port de Beyrouth en août 2020, il a pu être rapidement restauré et a rouvert en 2023 grâce à des dons, issus notamment de la France et de l’Italie.

L’Irak possédait aussi un musée national d’art moderne à Bagdad, fondé en 1962 par la Fondation Calouste Gulbenkian, avant d’être intégré au Saddam Center for the Arts en 1986. Il a été pillé en 2003 : sur les 8000 œuvres qu’il abritait, 1300 ont été retrouvées dans les réserves et environ 800 ont pu être récupérées grâce aux efforts de recherche déployés. Depuis, le musée n’a rouvert que sporadiquement. Les collections privées viennent combler cette lacune. Aux côtés des collections d’art arabe susmentionnées, la Ibrahimi Collection se conçoit comme un conservatoire du patrimoine moderne du pays et fait à ce titre un important travail de médiation. Au-delà de son site internet, sur lequel de nombreuses œuvres de la collection disposent d’une fiche descriptive, de biographies d’artistes, ainsi que d’autres textes sur l’art moderne et contemporain irakien, cinq ouvrages présentent la collection – quatre en arabe et un en anglais (Highlights of Iraqi Modern and Contemporary Art, 2023). La collection de Hussein Ali Harba, basé à Turin, a également fait l’objet d’une publication (Longing for Eternity, 2013). Un travail similaire de préservation de la mémoire est effectué pour la Syrie par la famille Atassi, dont Mona Atassi avait été, avec sa galerie, une actrice de premier plan. Aujourd’hui basée à Dubaï, la Atassi Foundation for Art and Culture rend ses œuvres d’art accessibles au public, physiquement et sur son site, via le fonds d’archives en ligne qu’elle est en train de constituer (MASA, Modern Art of Syria Archive). Elle œuvre également à l’encouragement de la recherche scientifique autour de l’art moderne en Syrie, à travers des publications en ligne et papier.

Les lieux de la recherche

Cette multiplication des lieux d’exposition ne s’est pas encore accompagnée d’un accroissement substantiel des ressources dans l’enseignement et la recherche. Du point de vue institutionnel, aucune chaire universitaire n’est à ce jour consacrée à l’art du monde arabe ou du Moyen-Orient spécifiquement, même dans les grandes universités américaines. À Abu Dhabi, des enseignements sont donnés sur ces sujets, notamment dans le cadre du master en histoire de l’art et commissariat d’exposition proposé par La Sorbonne, ainsi qu’à la New York University, dans le cadre de leur programme d’histoire de l’art. À la Virginia Commonwealth University, à Doha, Holiday Powell, autrice d’une thèse sur l’École de Casablanca, enseigne l’histoire de l’art et propose un focus sur l’art de la région. À Beyrouth, deux programmes de master font une place de choix à l’art dans le monde arabe. De même, à l’Université américaine (AUB), le master en histoire de l’art et commissariat d’exposition met un accent sur les arts de la région, notamment grâce aux enseignements de Saleem Al-Bahloly, connu pour ses recherches sur l’art moderne en Irak. Kirsten Scheid, spécialiste de l’art moderne au Liban (Fantasmic Objects, 2022), enseigne également à l’AUB et a été co-commissaire, avec Octavian Esanu, de l’exposition The Arab Nude : The Artist as Awakener, organisée à la galerie de l’université en 2016. À l’Université St. Joseph, Nayla Tamraz dirige un master professionnel trilingue en critique d’art et commissariat d’exposition, centré sur les pratiques locales, libanaises et arabes.

En Europe, la recherche et l’enseignement autour de ces thématiques se font dans le cadre plus général de l’histoire de l’art, et principalement dans les cursus consacrés à l’art global. De 2015 à 2022, l’Université de Berne a engagé Nadia Radwan, spécialiste de l’art égyptien moderne, autrice des Modernes d’Égypte (2017). À l’Université de Genève, j’ai moi-même donné un séminaire destiné aux doctorants travaillant sur ces thématiques entre 2009 et 2012, outre quelques autres enseignements de niveau master dans le cadre d’un cursus en arabe. Sans doute que l’initiative la plus durable à ce jour, et la plus cohérente, dans l’enseignement de cette matière est celle qui a lieu depuis 2013 à Paris, à l’Institut d’études de l’Islam et des sociétés du monde musulman et l’EHESS, où le groupe Groupe de recherche sur les Arts Visuels du Maghreb et du Moyen-Orient (ARVIMM) tient un séminaire pour des étudiants en master et en doctorat, accessible à toute autre personne intéressée.

Aux États-Unis, Anneka Lenssen (Beautiful Agitation, Modern Painting and Politics in Syria, 2020) enseigne un cursus d’art global à l’Université de Californie, à Berkeley. Nada Shabout, directrice de la Contemporary Arab and Muslim Cultural Studies Initiative (CAMCSI) au sein de l’University of North Texas, promeut l’art moderne du monde arabe à travers de multiples initiatives. Ailleurs, des cours d’art arabe moderne sont intégrés dans les cursus d’art islamique : c’est le cas à la Rutgers University, où enseigne Alexandra D. Seggerman, autrice de Modernism on the Nile (2019). Il n’est pas rare aux États-Unis que des thèses en art moderne et contemporain aient été suivies par des spécialistes de l’art islamique, qui ont ensuite élargi leur champ d’études à l’art moderne et contemporain. Ainsi, Sam Bardaouil, commissaire d’exposition connu pour son partenariat avec Till Fellrath, a consacré sa recherche doctorale au mouvement surréaliste égyptien (Surrealism in Egypt, 2016) à l’Université Columbia de New York, sous la direction de Avinoam Shalem, spécialiste de l’art islamique médiéval et des cultures visuelles globales en Méditerranée.

L’intérêt pour le sujet auprès des jeunes chercheurs est évident. Ces dix dernières années, de nombreuses thèses de doctorat sont venues enrichir les connaissances dans le domaine. Plusieurs ont été soutenues à l’Université de Genève, comme, très récemment, celles sur le futurisme arabe dans l’art contemporain (Joan Grandjean), l’écriture de l’histoire de l’art en Irak (Zouina Aït Slimani) ou la non-inclusion d’artistes arabes entre la première et la neuvième édition de la documenta (Mirl Redmann). En France et en Allemagne, des recherches doctorales relevant de champs disciplinaires multiples (selon l’encadrement), ont été consacrées à des artistes, comme l’Égyptien Mahmoud Mukhtar (Elka Correa, 2014), le Syrien Marwan (Nagham Hodeifa, Marwan, Face-à-face, 2018) ou l’Irakien Hafez Al-Droubi (Sarah Johnson, 2019), mais aussi aux artistes femmes en Égypte (Nadine Atallah, 2022) ou en Tunisie (Laetitia Deloustal, 2014), aux scènes artistiques contemporaines du Yémen (Anahi Alviso Marino, 2015) ou de la Palestine (Marion Slitine, 2019).

Un des obstacles majeurs rencontrés par les chercheurs est la difficulté d’accès, et souvent aussi, la localisation des archives. Les États, pour des raisons diverses – par insuffisance de ressources, humaines comme financières, par manque d’intérêt ou à cause d’une situation générale précaire – n’ont pas collecté les documents concernant les artistes. Une exception était celle de l’Irak, qui avait établi des archives nationales pour les arts plastiques dans les années 1970, une période durant laquelle l’État irakien, avec la nationalisation du pétrole, disposait de moyens importants qu’il investissait, entre autres, dans les arts. Ces archives, pillées en 2003, n’ont pas pu être retrouvées. Au-delà de ce cas spécifique, les archives des artistes sont conservées par leurs ayants-droits, dont beaucoup ont émigré aux quatre coins du monde. C’est dans le but de centraliser ces legs et de les mettre à disposition des chercheurs qu’a été créé en 2020 Al Mawrid Arab Centre for the Study of Art à la New York University d’Abu Dhabi, à l’initiative de l’historienne de l’art Salwa Mikdadi.

Ce manque de documentation est également évident du fait de la quasi-absence de catalogues raisonnés, même pour les artistes les plus célèbres et les mieux cotés. Les deux catalogues que le musée Nicolas Sursock avait publiés lors des expositions rétrospectives d’Omar Onsi en 1997 et de Moustafa Farroukh en 2002 étaient ce qui s’en approchait le plus. Plus récemment, ce sont les maisons de vente, qui, souhaitant retracer l’origine des œuvres, sont à l’initiative de ces catalogues, comme en témoignent celui du peintre égyptien Mahmoud Said (1897 – 1964), paru en 2016, ou celui dédié à l’artiste irakien Jewad Selim (1919 – 1961) en 2025.

Quel bilan tirer ?

Comme je l’écrivais en 2016 dans la revue Études asiatiques, les ouvrages disponibles dans les années 1980 étaient pour la plupart en langue arabe et le plus souvent écrits par des compagnons de route des artistes, qu’il s’agisse de l’art du monde arabe en général ou des scènes locales. Dans mon livre À la recherche d’une modernité arabe, paru en 1996, j’analysais comment les artistes en Égypte, au Liban et en Irak avaient essayé de construire une modernité spécifique au monde arabe. En 1997, celui de Wijdan Ali, Contemporary Islamic Art, étendait sa recherche au monde musulman, en se focalisant sur des œuvres en relation avec l’art islamique. En 2007, Nada Shabout publiait Modern Arab Art, où elle examinait l’élaboration d’une esthétique « arabe », notamment à travers l’utilisation de la calligraphie.

Depuis, le nombre de publications, dont la plupart résultent de thèses de doctorat, s’est considérablement accru. Des collectionneurs, galeristes et proches d’artistes contribuent également à enrichir cette bibliographie par des monographies consacrées à des artistes, des périodes ou des mouvements artistiques. Par ailleurs, les nouvelles institutions muséales sont aujourd’hui créatrices de savoirs, à travers les expositions qu’elles organisent et les catalogues qu’elles publient. La vitalité de la scène golfienne a eu des répercussions sur l’ensemble de la région, contribuant ainsi à valoriser des institutions déjà existantes ou à en créer de nouvelles. Cependant, la recherche reste, malgré les progrès accomplis et l’augmentation du nombre de thèses, le maillon faible. Si on ne peut plus dire, aujourd’hui, que l’art du monde arabe est un art sans histoire, beaucoup reste encore à accomplir.

Ainsi, dans l’œuvre vidéo Laaroussa (2013), les artistes tunisiens Selma et Sofiane Ouissi croisent danse et performance. À la suite d’une résidence de deux ans auprès de communautés de potières tunisiennes, ils retranscrivent les différents gestes qui rythment le processus créatif de production des poteries, transmis de génération en génération aux femmes de la communauté. Ce qui frappe au premier abord, c’est l’absence d’argile : les artistes miment ou dansent sa présence dans le vide. Toutefois, l’intensité des gestes exprime, même sans support, l’acte de création. En témoigne la crispation des mains et la tension des corps, qui rendent visible la résistance de la matière, pourtant absente.

L’œuvre, dans son utilisation même de la danse, permet de documenter et de dévoiler le rapport vivant qui unit le geste de la potière à la matière qu’elle modèle, la dynamique réciproque entre le créateur et sa création. Si la matérialité de la poterie est vacante, les corps tendus entiers vers cet objet absent indiquent sa présence imperceptible. En ce sens, la pratique des deux artistes renvoie à une manière de savoir qui n’est pas celle du savoir figé des attributs d’un objet, ou des étapes déterminées et successives d’une production, mais plutôt une relation dynamique au sein de laquelle l’œuvre est créée et où la culture naît.

Dans ces nouveaux lieux de l’art contemporain où se matérialisent les savoirs et les traditions locales, il est particulièrement intéressant de noter l’intérêt des artistes pour les dimensions invisibles et structurantes des relations entre le sujet arabe, ses milieux et les phénomènes culturels qui en émergent. Les artistes contemporains prolongent ainsi la recherche des avant-gardes concernant l’esprit arabe et son environnement culturel. Ils s’en distinguent toutefois, puisque leurs pratiques ne s’ancrent plus dans le projet politique unificateur, et parfois homogénéisant, de l’arabisme. Ce dernier est remplacé par un paradigme nouveau, conçu comme un espace en mosaïque où coexistent des traditions, des savoirs et des identités irréductibles qui renvoient chacun et ensemble à de nouveaux rapports au monde.

Silvia Naef