Skip to content

Julien

Creuzet

Julien Creuzet

julien creuzet venise biennale art le grand tour

Venise, un autre archipel
Cherchez la mygale parmi le feuillage

Publié le 06/05/2024

« L’art est parfois trop limité à la vue » déclare Julien Creuzet. Sculpteur, poète, musicien, vidéaste, l’artiste fait vibrer tous les sens du visiteur au sein du pavillon français.

Plongée au cœur de l’océan protéiforme de Julien Creuzet.

Nourri de géographies multiples, le travail de Julien Creuzet est abondé de récits divers. Ses œuvres sont des environnements composites, où s’entremêlent les imaginaires politiques, oniriques, poétiques et archipéliques.

Né en 1986 au Blanc-Mesnil, Julien Creuzet travaille à Montreuil, où il vit, proche de ses œuvres. Désormais enseignant aux Beaux-Arts de Paris, l’artiste a été lauréat de plusieurs récompenses, et en lice pour le célèbre Prix Marcel Duchamp en 2021. Cette année, le favori des centres d’art est invité à représenter la France à l’occasion de la 60e Biennale de Venise. Interrogé par le critique d’art Jean de Loisy sur cette nomination prestigieuse, l’artiste français en balaie le poids symbolique : « Venise est un autre archipel. »

Premier Franco-caribéen, premier artiste « ultra-marin », variées sont les étiquettes qui ramènent toujours à l’identité, aux origines, et font advenir la formule de Claire Fontaine Stranieri Ovunque – une manière d’interroger l’endroit d’où l’on vient et celui depuis lequel on parle. Sur cette question, Cindy Sissokho, co-commissaire du pavillon français avec Céline Kopp, rappelait lors d’une conférence de presse face à la mer, que le défi, plutôt que de se voir partout imposer l’étiquette d’étranger, est de faire maison dans nos propres corps, par-delà les frontières.

Escale à Grenoble : regard(s) rétrospectif(s)

Rebondissant sur l’annonce de l’Institut français, le Magasin – CNAC (Centre national d’art contemporain) ouvrait ses portes à Julien Creuzet en novembre 2023, l’invitant pour une exposition personnelle. Dès l’origine, Oh téléphone, oracle noir (…) est alors pensée comme un prélude à la Biennale de Venise, une occasion unique d’offrir une rétrospective sur l’œuvre de l’artiste français. Saisissant l’opportunité pour lancer leur duo de commissaires, Céline Kopp, directrice du CNAC, et Cindy Sissokho, commissaire à la Wellcome Collection (Londres), orchestrent à Grenoble un état des lieux du travail de Julien Creuzet depuis 2015 au sein des quelques 2000 mètres carrés dont l’institution dispose. Inédite et ambitieuse, l’exposition met en dialogue les œuvres de l’artiste avec cinq autres créateurs contemporains, reflet du souci répété de Julien Creuzet pour le collectif, le faire ensemble. 

Insaisissable, l’œuvre de Julien Creuzet ressemble à un palimpseste, tant la superposition d’objets, de références et d’histoires caractérise son travail. Soucieux de mobiliser tous les sens du visiteur, il conçoit pour chaque œuvre un environnement immersif, autant visuel que sonore, « une autre manière de donner à voir pendant qu’on donne à entendre, ou de donner à entendre pendant qu’on donne à voir. » Une manière aussi de rappeler à quel point l’oralité fait partie intégrante de son approche artistique. 

Dans cet esprit, Mon corps carcasse (2019) fait flotter des images surréalistes, succession de visions accompagnées d’un chant lancinant : « Mon corps plantation poison / Demande la rançon / La pluie n’est plus la pluie / La pluie goutte des aiguilles / La pluie pesticide / La pluie infanticide. » Passée l’expérience sensorielle, on lit entre les lignes un réquisitoire contre la pollution au chlordécone, pesticide interdit sur l’Hexagone mais dont l’utilisation persiste dans les bananeraies antillaises, entraînant des conséquences désastreuses sur la santé des populations locales. 

Dans la grande halle du Magasin, des œuvres suspendues ou au sol, du son, des images et des médiums à n’en plus compter. Des œuvres saisissantes, débarrassées du souci qu’on puisse faire d’elles une lecture linéaire et transparente. Des œuvres aux titres en forme de poèmes : Vital mouvement, infernal rouleau de vague. Qui m’a cassé le dos, roulé dans le sable sel. Mémoire flash, flèche au ciel. Ici c’est le désert, sous la peau du zèbre, nos étreintes subsahariennes (…) 

Il est requis du visiteur de s’armer autant que de s’ouvrir, de lâcher prise, du point de vue du corps comme de l’esprit. L’œuvre de Creuzet est complexe, composite ; elle échappe constamment aux conventions et aux attentes du public. Volontairement énigmatique, elle est aussi impénétrable. Est-elle même destinée à la compréhension humaine ? Rare est celui qui ne sera pas déboussolé, hypnotisé, déconcerté. L’écrivaine et chercheuse Maboula Soumahoro suggère que Julien Creuzet s’adresse à un humain du futur, un être capable de lire toutes ces langues et de saisir le sens de ces œuvres protéiformes.

Alors ne faut-il pas chercher ailleurs ?

Car la puissance des œuvres de l’artiste français réside justement dans l’incapacité à toutes les comprendre. C’est un « flux-cabotage », une manière pour les créations de résister à l’acte d’être nommées, définies, étiquetées et identifiées. In fine, c’est cette opacité qui caractérise le travail de Julien Creuzet. 

Héritée de la pensée d’Édouard Glissant, l’opacité explore l’épaisseur intrinsèque des individus et des cultures, dont la complexité autant que la singularité échappent à la compréhension absolue, totale et réductrice du monde. Dans son « Introduction à une poétique du divers », l’écrivain et philosophe martiniquais revendique la beauté dans le chaos, rejetant la transparence imposée par la mondialisation, qui lisse et assimile les différences dans une perspective de domination culturelle. C’est une vision du monde plurielle et déhiérarchisée que se partagent Glissant et Creuzet. Dans un enchevêtrement de formes, de matériaux, de géographies et d’imaginaires, l’artiste fait ainsi valoir son « droit à l’opacité ».

Venise commence en Martinique

C’est en Martinique, au cœur de la maison d’Édouard Glissant, que débute la Biennale de Venise. Première fois pour un pavillon français à l’annonce toujours parisienne (léger détour à Gennevilliers en 2022 avec Zineb Sedira), la conférence de presse organisée au Diamant reflète ici une dynamique de décentralisation, en même temps qu’elle se recentre sur l’histoire de l’artiste. Retour naturel et nécessaire à la terre de son enfance, Julien Creuzet raconte qu’il a découvert l’art en Martinique, au gré des expositions dans lesquelles il se glissait avec sa famille, ou plus tard, dans les studios d’artistes locaux. Dans cet instant si singulier, le trio du pavillon français inaugure également le Edouard Glissant Art Fund, un espace destiné à accueillir en résidence des artistes, commissaires, écrivains, critiques d’art, poètes et musiciens. 

Embarquant sur l’île les journalistes qui prennent la mesure de la connexion profonde unissant l’artiste à ce lieu, c’est en créole que Julien Creuzet introduit la conférence de presse, donnant le ton à cette réunion inédite. Comme lui, ses œuvres sont polyglottes. Du créole au français en passant par l’anglais, elles incarnent, ici encore, cette complexe diversité propre à la pensée glissantienne : « Nous pouvons écouter et comprendre des poèmes dans leur langue originale sans la traduction et même si nous ne connaissons pas cette langue. » Au rythme des lectures multilingues, le public contemple le paysage verdoyant et ondoyant de la Martinique. 

Face à la mer, Julien Creuzet déclare finalement que « Venise commence ici. » Dans cette maison si symboliquement chargée, il pose ainsi la première pierre d’un édifice sensoriel, engageant les corps individuels et collectifs dans un souffle continu, qui se diffuse outre-Atlantique, jusqu’au sein des Giardini vénitiens.

Dans l’imaginaire abyssal de Julien Creuzet

Un pavillon au titre poème, énigme : Attila cataracte ta source aux pieds des pitons verts finira dans la grande mer gouffre bleu nous nous noyâmes dans les larmes marées de la lune 

Faire allusion à une histoire sans l’illustrer, traiter des références sans tomber dans l’académisme didactique, proposer un parcours sensible sans limiter ses interprétations. Ce ne sont là que quelques-uns des éléments qui se trouvent en équilibre dans l’univers que nous présente Julien Creuzet au sein du pavillon français.

L’immersion commence dès l’extérieur du bâtiment d’architecture dix-neuvièmiste. Sur un immense écran, apparaît une allégorie rarement remise en question : celle de la fontaine des Quatre-Parties-du-Monde. Un globe terrestre est soutenu par quatre femmes, chacune symbolisant un continent. Un carcan brisé attrape encore la cheville de l’Afrique, tandis que l’Amérique la soutient avec l’un de ses pieds.

L’image de la sculpture, qui peut être aperçue sur l’Avenue de l’Observatoire à Paris, mais qui existe dans diverses versions dans d’autres sites de la capitale française et dans d’autres capitales européennes, parle d’elle-même. Et l’artiste ne va pas ici détailler les implications d’un imaginaire colonial déjà très présent dans notre expérience quotidienne. Armé de la poésie qui habite son œuvre, Creuzet s’attache au contraire à créer une fiction dans les interstices fertiles qu’il ouvre entre passé et présent.

À l’intérieur du pavillon, l’esthétique de jeu vidéo se prolonge dans d’autres projections qui inondent les murs de chacune des salles avec des images d’un univers sous-marin. Musique et poésie saturent l’espace, où pendent des sculptures constituées de matériaux modestes : plastiques colorés, bouteilles, perles, tissus et fils s’enchevêtrent avec des coquillages et d’autres éléments organiques mystérieux, comme les tentacules d’une méduse ensorcelante.

Garder le mystère

Dans ces paysages sous-marins où le public navigue, une mélodie électro pénètre l’espace, lancinante et hypnotique, tandis que la voix de l’artiste décline des poèmes enivrants, que l’on entend mais que l’on ne comprend pas. 

Bien que l’affinité et l’admiration de l’artiste envers la pensée d’Édouard Glissant constituent une composante explicite du projet, la présence du philosophe martiniquais se fait ressentir de manière subtile, imprégnant l’œuvre, non pas de façon littérale, mais en tant qu’espace où l’esthétique et la poésie se rencontrent et se fondent, façonnant ainsi le discours de l’exposition. Creuzet préserve ici encore son droit à l’opacité, choisissant de ne pas dévoiler ou clarifier directement ses intentions. Il opte plutôt pour une approche séductrice, attirant le spectateur dans son univers. Les tentacules de la méduse, à la fois envoûtants et menaçants, se chargent d’envahir l’espace restant.

Dans les abysses du pavillon français, l’art dépasse la vue pour embrasser tous les sens. 

Joséphine Pain & Marisol Rodriguez

Julien creuzet venise
Lire la vidéo sur Julien creuzet venise