Rebondissant sur l’annonce de l’Institut français, le Magasin – CNAC (Centre national d’art contemporain) ouvrait ses portes à Julien Creuzet en novembre 2023, l’invitant pour une exposition personnelle. Dès l’origine, Oh téléphone, oracle noir (…) est alors pensée comme un prélude à la Biennale de Venise, une occasion unique d’offrir une rétrospective sur l’œuvre de l’artiste français. Saisissant l’opportunité pour lancer leur duo de commissaires, Céline Kopp, directrice du CNAC, et Cindy Sissokho, commissaire à la Wellcome Collection (Londres), orchestrent à Grenoble un état des lieux du travail de Julien Creuzet depuis 2015 au sein des quelques 2000 mètres carrés dont l’institution dispose. Inédite et ambitieuse, l’exposition met en dialogue les œuvres de l’artiste avec cinq autres créateurs contemporains, reflet du souci répété de Julien Creuzet pour le collectif, le faire ensemble.
Insaisissable, l’œuvre de Julien Creuzet ressemble à un palimpseste, tant la superposition d’objets, de références et d’histoires caractérise son travail. Soucieux de mobiliser tous les sens du visiteur, il conçoit pour chaque œuvre un environnement immersif, autant visuel que sonore, « une autre manière de donner à voir pendant qu’on donne à entendre, ou de donner à entendre pendant qu’on donne à voir. » Une manière aussi de rappeler à quel point l’oralité fait partie intégrante de son approche artistique.
Dans cet esprit, Mon corps carcasse (2019) fait flotter des images surréalistes, succession de visions accompagnées d’un chant lancinant : « Mon corps plantation poison / Demande la rançon / La pluie n’est plus la pluie / La pluie goutte des aiguilles / La pluie pesticide / La pluie infanticide. » Passée l’expérience sensorielle, on lit entre les lignes un réquisitoire contre la pollution au chlordécone, pesticide interdit sur l’Hexagone mais dont l’utilisation persiste dans les bananeraies antillaises, entraînant des conséquences désastreuses sur la santé des populations locales.
Dans la grande halle du Magasin, des œuvres suspendues ou au sol, du son, des images et des médiums à n’en plus compter. Des œuvres saisissantes, débarrassées du souci qu’on puisse faire d’elles une lecture linéaire et transparente. Des œuvres aux titres en forme de poèmes : Vital mouvement, infernal rouleau de vague. Qui m’a cassé le dos, roulé dans le sable sel. Mémoire flash, flèche au ciel. Ici c’est le désert, sous la peau du zèbre, nos étreintes subsahariennes (…)
Il est requis du visiteur de s’armer autant que de s’ouvrir, de lâcher prise, du point de vue du corps comme de l’esprit. L’œuvre de Creuzet est complexe, composite ; elle échappe constamment aux conventions et aux attentes du public. Volontairement énigmatique, elle est aussi impénétrable. Est-elle même destinée à la compréhension humaine ? Rare est celui qui ne sera pas déboussolé, hypnotisé, déconcerté. L’écrivaine et chercheuse Maboula Soumahoro suggère que Julien Creuzet s’adresse à un humain du futur, un être capable de lire toutes ces langues et de saisir le sens de ces œuvres protéiformes.