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Hashel

Al Lamki

Hashel Al Lamki

Hashel Al Lamki

De Deià à Sharjah
Tisser des mondes

Publié le 05/05/2025

Tel le Petit Poucet, Hashel Al Lamki veille à laisser des indices sur son passage, non pas pour retrouver son chemin, mais pour que l’on puisse le suivre à travers ses épopées. De Deià à Sharjah, en passant par Kochi et Le Caire, Hashel Al Lamki trace un parcours artistique où chaque lieu devient un espace d’expérimentation et de transmission.

À travers ses voyages, il collecte, observe et interagit avec des communautés d’artisans, explorant la matérialité du textile, des pigments et des broderies. Des draps en coton récupérés dans un hôtel de luxe à Deià, sur l’île de Majorque, aux techniques de teinture naturelle indiennes, en passant par la redécouverte des broderies historiques du Caire, son œuvre se construit comme un dialogue entre passé et présent.

Depuis son atelier à Abu Dhabi, Hashel Al Lamki revient sur ce processus de création multidisciplinaire mêlant peinture et installation textile, immersion dans les pratiques artisanales et expérimentation contemporaine. Il nous invite à repenser le rôle des matériaux et à voir en chaque tissu, chaque couleur, une mémoire vivante et en mouvement.

Le Grand Tour (LGT) : C’est génial de pouvoir te rencontrer à distance en visioconférence. Grâce aux joies de nos outils informatiques, on s’est quasiment téléportées dans ton atelier aujourd’hui. Peux-tu nous décrire ce qui t’entoure ?

Hashel Al Lamki (HAL) : Je suis dans mon atelier, situé dans l’entrepôt d’une zone industrielle d’Abu Dhabi. Après mon diplôme à la Parsons School of Design, j’ai voyagé et entrepris des recherches personnelles, avant de m’installer à Abu Dhabi, où je travaille depuis dix ans maintenant. L’année dernière, j’ai bénéficié d’une exposition rétrospective curatée par Venetia Porter, du British Museum, ici, à Abu Dhabi. Nous avons revisité tout mon travail, depuis mes débuts jusqu’à aujourd’hui. En le voyant, je me suis demandé : « que puis-je faire de plus ? » J’ai ressenti le besoin de renouveler ma pratique artistique. Cette réflexion a coïncidé avec ma participation à la Biennale de Sharjah. Tout ce que vous voyez autour de moi, ce sont les pièces que je suis en train de préparer pour la biennale. Là, ce sont des panneaux peints, et ici, des pièces de tissu que je suis en train de teindre et de sécher.

 

LGT

Peux-tu justement nous parler de ta préparation pour la Biennale de Sharjah ?

HAL

Je travaille avec Amal Khalaf depuis novembre 2023, dans le cadre de la biennale. C’est une expérience enrichissante, qui m’a permis d’explorer de nouvelles perspectives, et de remettre en question mon propre parcours. Amal a développé son concept curatorial autour de l’idée de lancer des coquillages [Throwing Shells], inspirée des rituels de divination côtiers, comme une métaphore de la découverte de nouveaux horizons. J’ai commencé à candidater à plusieurs résidences artistiques. C’était ma façon de lancer des coquillages. Je suis d’abord parti en Espagne, puis en Inde, et enfin en Égypte. Chaque lieu m’a offert une opportunité unique d’explorer des traditions artisanales, des modes de connaissance et des formes de production spécifiques. En observant ces pratiques, je me suis interrogé sur la manière dont elles pourraient nourrir mon travail et comment ces transmissions intergénérationnelles s’intègrent dans une pratique contemporaine.

LGT

Pourquoi ces destinations ?

HAL

Ce fut, en grande partie, le fruit du hasard. Ce sont ces lieux qui m’ont accueilli lorsque j’ai candidaté à différentes résidences. Finalement, ces endroits se sont révélés parfaitement alignés avec ma pensée artistique, et notamment la conversation que j’ai eue avec Amal autour de l’idée de lancer des coquillages. C’est une expérience intimement liée à ces zones côtières : Majorque, en Espagne, avec son environnement insulaire et sa lumière changeante, est un cadre propice à l’expérimentation de la couleur et des textures. Kochi, en Inde, avec son histoire liée au commerce maritime et aux teintures naturelles, a enrichi ma perception des matériaux et des pigments. Quant au Caire, en Égypte, elle a ouvert une réflexion sur l’héritage du textile, en particulier autour du tissu noir de la Kaaba, qui était historiquement fabriquée là-bas. J’ai eu envie d’examiner le passé et de comprendre comment chaque lieu offrait une expérience unique quant à différentes formes de production. Tout est entré en résonance.

LGT

Comment ces expériences ont-elles nourri ton travail ?

HAL

D’abord, à Deià, sur l’île de Majorque, j’ai vécu une résidence atypique dans un hôtel, pendant laquelle j’ai observé le cycle de vie des draps, des serviettes, et de tout ce linge utilisé dans l’hôtellerie. Je me suis lié d’amitié avec les équipes de ménage et, en discutant avec eux, j’ai compris comment des tissus de grande qualité, comme des draps en coton, étaient systématiquement mis au rebut après un certain temps, afin de toujours répondre aux normes de qualité attendues. J’ai commencé à récupérer ces textiles et à les réutiliser comme support artistique, en expérimentant des procédés de teinture sur ces matériaux destinés à être jetés. Cette approche m’a amené à interroger les cycles de consommation dans le monde du luxe, et de l’hôtellerie en particulier. Il y a une histoire complexe autour du coton et de son économie, jusqu’à ces resorts où les clients paient pour s’évader quelques jours avant de retourner à la réalité. Tout cela m’a interpellé.

LGT

Et en Inde ?

HAL

En Inde, j’ai collaboré avec le Srishti Trust, une organisation qui accompagne des enfants en situation de handicap à travers des programmes d’éducation et de formation à l’artisanat. Nous avons travaillé ensemble sur des techniques de teinture à base de pigments naturels, comme l’indigo et la cochenille. L’échange avec cette communauté a été profondément marquant : j’ai vu comment l’acte de création pouvait être un outil de transformation sociale, une manière de donner une voix à celles et ceux qui sont souvent marginalisés.

LGT

Et qu’en est-il de ta dernière résidence, au Caire ? Tu mentionnais à l’instant ton intérêt pour l’histoire de l’étoffe noire recouvrant la Kaaba, lieu de culte le plus sacré de l’islam, situé au centre de la cour de la grande mosquée de La Mecque.

HAL

En effet, ma dernière résidence de l’année s’est déroulée au Caire, où j’ai passé un mois. L’une des choses qui a particulièrement retenu mon attention concerne la fabrication de la Kaaba, à La Mecque. Le tissu, la broderie et l’étoffe noire qui l’enveloppent étaient traditionnellement produits en Égypte, jusqu’à ce que la production ne soit transférée en Arabie saoudite, il y a deux ans environ. J’ai rencontré les communautés d’artisans, et j’ai voulu raviver cet héritage, redécouvrir ces techniques, et réfléchir à la manière dont nous pourrions intégrer cette conversation dans un projet artistique. Mon objectif était d’élargir ma réflexion, un peu comme ce que j’ai fait en Inde, mais sous une perspective différente.

LGT

Comment ces recherches se traduisent-elles dans ton installation à Sharjah ?

HAL

Mon projet pour la biennale s’articule autour de deux espaces distincts : l’un se situe dans la cour de l’école Al Qasimiyah, l’autre au musée d’art de Sharjah. Dans la cour de l’école, je présente Maat. C’est une installation conçue à partir de pans de textiles suspendus, qui évoluent librement selon le vent et la lumière. Ils composent une sorte de paysage en mouvement, où se mêlent des éléments narratifs et abstraits. Certains tissus sont ornés de motifs figuratifs inspirés de jeux traditionnels, comme « le serpent et l’échelle ». D’autres pièces, plus ou moins translucides, jouent plutôt sur les nuances chromatiques et la superposition des textures, offrant une approche plus sensorielle et contemplative à l’œuvre. Le public peut interagir avec l’installation, circuler à travers ou se reposer en-dessous. L’espace a deux niveaux : le rez-de-chaussée, qui offre une première immersion, puis l’étage supérieur, qui propose une nouvelle perspective sur l’installation. Puisque d’autres artistes exposent dans l’école, les visiteurs sont amenés à se déplacer d’un espace à l’autre. Mais peu importe où vous vous trouvez, vous aurez toujours une vue sur la cour centrale. C’est ce qui rend cet espace si particulier.

LGT

Et Maat, qu’est-ce que cela signifie ?

HAL

Historiquement, Al Qasimiyah a été la première école publique aux Émirats arabes unis, avant que son modèle ne soit repris ailleurs. Avec Maat, j’aimerais rendre hommage à toutes les personnes qui ont fréquenté cet endroit au fil des années, et honorer leur héritage. Le titre fait plus précisément référence aux 42 Lois de Maât dans la culture égyptienne ancienne. Ce sont les quarante-deux questions auxquelles une âme doit répondre avant de pouvoir avancer dans l’au-delà. C’est une manière de réfléchir à nos propres principes, à ce que nous devons affronter avant de progresser. Ce sont ces messages et ces valeurs que j’aimerais transmettre à travers mon travail.

LGT

Pour toi, Maat propose une sorte de réflexion sur notre propre existence et nos principes de vie ?

HAL

Oui, exactement. L’idée est d’examiner ce que nous portons, avec nous et en nous, tant sur le plan émotionnel que physique, et comment cela influence notre cheminement. La Biennale de Sharjah est un espace parfait pour engager ce type de dialogue, car elle met en avant des récits qui résonnent à l’échelle locale et globale.

LGT

Et que présentes-tu au musée de Sharjah ?

HAL

Six panneaux sont exposés au musée de Sharjah. Chaque peinture explore les thèmes du changement climatique, l’ensemencement des nuages, la formation des roches et les cycles de l’univers. J’ai choisi de travailler avec des pigments naturels et de superposer les couches pour créer des effets de profondeur, lesquels évoquent des phénomènes atmosphériques et géologiques. Lorsque l’on regarde chaque composition de plus près, on peut observer les effets de la peinture, comme ces gouttes de pigment, qui créent une texture rappelant la pluie. Ces différents éléments prennent lentement forme et s’assemblent progressivement. Cette série est une invitation à penser notre relation au paysage et aux forces invisibles qui façonnent notre monde. Chaque panneau comporte une narration. Sur le premier, « les trois piliers de la création » marquent le début du récit visuel. Les suivants nous emmènent ensuite vers des découvertes plus contemporaines de l’humanité, allant jusqu’aux satellites et aux réseaux de connexion mondiale.

LGT

Où puises-tu ton inspiration ?

HAL

J’ai grandi en observant le paysage de ma région, Al Aïn. Celui-ci a eu un impact énorme sur moi. C’est notamment à cet endroit que j’ai développé mes sens ; il fait donc partie intégrante de mon travail. Mais dans le cadre de la biennale, je souhaite aussi adopter une perspective plus globale. Il ne s’agit pas uniquement d’une vision nostalgique de mon enfance. Nous vivons une époque où des discussions essentielles se tiennent dans le monde entier, et je veux en faire partie. Nous faisons tous partie d’un même écosystème, et c’est cette interconnexion qui m’intéresse.

LGT

Que souhaiterais-tu que le public ressente et retienne de ton installation ?

HAL

J’aimerais que les visiteurs prennent le temps de regarder, d’interagir avec les matériaux et de se questionner sur les histoires qu’ils portent en eux. Mon objectif est de créer un espace de réflexion où chacun peut établir ses propres connexions, qu’elles soient esthétiques, émotionnelles ou intellectuelles. J’espère aussi mettre en lumière le travail des communautés artisanales avec lesquelles j’ai collaboré. Cette exposition est un projet collectif, où différentes voix et différents savoirs se rencontrent. Si les visiteurs ressortent de l’exposition avec une nouvelle sensibilité aux matériaux, aux traditions et à l’idée de transmission, alors j’aurai atteint mon objectif.