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Gülsün

Karamustafa

Gülsün Karamustafa

Karamustafa grand tour venise

Publié le 14/06/2024

Gülsün Karamustafa était la candidate idéale pour un thème tel que Foreigners Everywhere. Depuis près de cinquante ans, l’artiste turque façonne une œuvre composite dans laquelle récits personnels et historiques se mêlent et s’entremêlent au service d’une poétique du politique. 

Pluridisciplinaire, la pratique de Karamustafa embrasse un large éventail de médiums, de la sculpture à la peinture, en passant par la performance et le cinéma, pour lequel elle avoue avoir un faible. À chaque œuvre, l’artiste explore, interroge et dénonce les problématiques contemporaines liées au genre, aux conflits et aux migrations, en lien avec l’histoire de son pays.

À Venise, Gülsün Karamustafa contemple l’état du monde en 2023. Au sein du pavillon turc, le visiteur chemine parmi les ruines. Dès l’entrée, d’imposants lustres en verre attirent l’attention par leur éclat, mais des fils de barbelés viennent obscurcir le tableau, tels des nuages sombres suspendus dans l’air. Parmi les tessons de verre et les colonnes évidées, Gülsün Karamustafa dresse le bilan désastreux d’une année marquée par la guerre, incessante, avec en creux « l’espoir de jours meilleurs. » 

Hollow and Broken: A State of the World est une installation conceptuelle et monumentale, dans laquelle les symboliques se superposent. Rencontre avec l’artiste, entre Berlin et Istanbul, pour percer à jour l’œuvre dans toute sa polysémie.

Le Grand Tour : Hollow and Broken: A State of the World est le titre de l’exposition que vous présentez à Venise. Comment cette œuvre est-elle née ?

Gülsün Karamustafa : Au début de l’année 2023, la guerre faisait rage en Ukraine. Il n’était pas rare de croiser des groupes de réfugiés ukrainiens qui manifestaient continuellement dans les rues d’Istanbul. La même année, au mois de février, un tremblement de terre a frappé la Syrie et le sud-est de la Turquie, faisant plus de 50 000 morts et 100 000 blessés. Être aussi proche d’un tel événement vous donne un sentiment terrible d’impuissance et de sidération. Puis, au mois d’octobre, une guerre dévastatrice a débuté. Ce n’était ni la première, ni probablement la dernière – j’ai vécu beaucoup de moments cruciaux comme celui-ci, au cours desquels une guerre est déclarée et où tout est réduit en cendres. Pour la Biennale de Venise, j’ai souhaité rendre compte de ces phénomènes, physiquement et émotionnellement : à travers le vide, la béance et le déchirement provoqués par cette dévastation devenue banale, dont le rythme devient de plus en plus impossible à suivre ; par le chagrin inimaginable qui frappe sans relâche, encore et encore ; par les valeurs vidées de leur sens, les luttes identitaires et la fragilité des relations humaines.

LGT

Dans quelle mesure cette œuvre résonne-t-elle avec le thème de la 60e édition ?

GK

Lorsque j’ai été informée de ma participation à la Biennale, la thématique générale n’était pas encore définie. Foreigners Everywhere est un titre inclusif, qui recoupe une infinité d’histoires auxquelles on peut faire référence en prenant ce thème comme point de départ. Dans mes œuvres précédentes, j’ai traité ce sujet sous différentes perspectives à de nombreuses reprises. Bien sûr, j’ai eu l’impression que l’on attendait de moi que je crée quelque chose autour de cette question centrale. Cela aurait peut-être été plus facile, mais j’ai préféré choisir une voie moins évidente.

LGT

C’est une installation complexe et monumentale que vous présentez ici. Dans cet espace où se mêlent une diversité d’objets et de matériaux, l’œil est inévitablement attiré par certains éléments, comme ces imposants moules de colonnes évidées…

GK

En architecture, les colonnes sont l’incarnation d’une « force » qui évoque la stabilité, la bravoure, la durabilité et la victoire – cette même force qui a permis au monde de se maintenir debout à travers les âges, malgré les guerres et les pillages. Ici, les colonnes sont remplacées par des moules creux, qui ne peuvent tenir en place qu’à l’aide d’un dispositif d’étayage. Ces éléments sont porteurs d’un message puissant, en lien avec le thème de l’exposition et l’histoire du lieu.

LGT

Comment s’est imposée l’idée de recourir à ces colonnes évidées ?

GK

Dans l’avion qui me ramenait vers Istanbul après m’être rendue à Venise pour visiter le pavillon, je suis tombée sur des images de ces moules sur un site de vente chinois. C’était exactement le support que j’imaginais pour évoquer le vide et le sentiment de rupture provoqué par les événements que nous avons vécus ces derniers mois.

LGT

Dans quelle mesure la dimension historique du pavillon vous a-t-elle inspirée ?

GK

Le pavillon joue un rôle spécifique car il garde la trace de l’histoire qui s’y est déroulée. Autrefois utilisé comme salle d’armes, l’Arsenal est l’un des acteurs essentiels de ce projet. Je m’y réfère comme une métaphore du monde, un champ de bataille en perpétuel mouvement. Comme toujours, j’articule mon travail autour de géographies identifiées. En l’occurrence ici, Venise et Istanbul constituent mes points de repère – ce sont deux villes entre lesquelles je n’ai cessé de faire des allers et retours depuis que l’on m’a proposé d’exposer à la Biennale. Je tenais à ce que les matériaux en portent la trace.

LGT

Parmi les matériaux que vous convoquez dans cette installation, le verre occupe une place prépondérante. En entrant dans l’exposition, trois lustres imposants accueillent le visiteur. La visite se poursuit et l’on découvre des amas de tessons de verre dans des conteneurs.

GK

J’avais à cœur de recourir au verre de Venise, un matériau qui m’enchante depuis ma plus tendre enfance. Je n’ai donc pas manqué de rendre visite aux fabricants de verre de Murano, qui m’ont inspiré les trois lustres. C’est aussi à ce moment-là que j’ai vu des tessons de verre aux couleurs magnifiques, débris inutilisés stockés dans de grands conteneurs. Lorsque j’ai essayé d’en prendre quelques-uns dans ma main, j’ai immédiatement ressenti une vive douleur et j’ai compris, en voyant le sang couler sur le verre étincelant, que je m’étais entaillé le doigt. J’y ai vu un présage. À partir de ce moment-là, j’ai su que ces éclats de verre feraient partie de l’installation.

LGT

Doit-on voir dans cette œuvre le sinistre portrait d’un monde fracturé et ravagé de toutes parts ?

GK

À première vue, cette œuvre peut sembler macabre et sombre, mais elle est malgré tout traversée par quelques étincelles émanant des débris de verre au fond des conteneurs, et d’une vive lueur qui jaillit des trois lustres… J’aime m’accrocher à l’idée que ces petits éclats de lumière aideront les gens à entretenir l’espoir de jours meilleurs.

LGT

Ces lustres sont-ils chargés d’une symbolique particulière ?

GK

Ces trois lustres sont une référence aux trois religions monothéistes. C’est un thème que j’avais déjà abordé dans l’une de mes œuvres antérieures, qui prenait la forme d’une longue frise sur laquelle des pages de manuscrits se superposaient les unes sur les autres, se chevauchant par jeux de transparence. J’avais été enchantée de découvrir qu’elles racontaient toutes les mêmes histoires et les mêmes légendes. Prolongeant ce travail, j’en propose ici une nouvelle interprétation, par la présence des trois lustres suspendus au plafond de l’Arsenal, que l’on distingue à travers un nuage de fils barbelés.

LGT

Hollow and Broken: A State of the World donne également à voir l’un de vos médiums de prédilection à travers une projection cinématographique. Qu’avez-vous souhaité transmettre au public à travers cette séquence d’images en noir et blanc ?

GK

Cette installation vidéo sert de dénominateur commun à l’ensemble du projet et vient conclure l’exposition, j’y ai donc accordé beaucoup d’importance. Il s’agit d’un ensemble de séquences filmées pendant des périodes de crise, témoignant de conditions humaines et de moments de vie difficiles.

LGT

Comment cet ensemble filmique a-t-il été constitué ?

GK

Comme Dziga Vertov dans L’Homme à la caméra, j’ai décidé d’arpenter certains moments historiques capturés sur les pellicules de vieux bulletins d’actualité. Au lieu de poursuivre la vie avec une caméra en temps réel, je l’ai traquée à travers des séquences trouvées sur Internet, pour créer un univers visuel efficace. En résulte un film d’une douzaine de minutes, projeté en boucle dans l’espace d’exposition.

Trad. Frédérique Popet