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Fatiha Zemmouri
Majida Khattari
Safaa Erruas

pavillon qui existe pas

Le pavillon qui n’existe pas

Publié le 06/05/2024

C’est sur un faux départ que le Maroc a fait son entrée dans l’histoire de la Biennale de Venise.

Du pavillon marocain au pavillon imaginaire, rencontre avec trois artistes dont l’œuvre explore le fait d’être étranger, chez soi et ailleurs, dans toute sa complexité.

Si le pays avait déjà signé sa présence dans le cadre des « Off » à plusieurs reprises, le Royaume n’avait encore jamais investi un pavillon national. C’est chose faite cette année – non sans encombre. En septembre 2023, Mahi Binebine, fraîchement nommé commissaire par le ministre de la Culture, annonçait le trio qui devait exposer dans le pavillon marocain. Son choix s’était porté sur Safaa Erruas, Majida Khattari et Fatiha Zemmouri, trois artistes qu’il connaît et dont il apprécie depuis longtemps le travail. 

Venise : un défi à relever

Lorsque je le rencontre pour la première fois en novembre, Mahi Binebine me fait part de son enthousiasme. Depuis sa terrasse à Marrakech, il raconte comment il est parvenu à convaincre le ministre Mehdi Bensaid de participer à cette grand-messe de l’art contemporain. Pour le Royaume du Maroc, c’est une manière d’affirmer la vitalité de sa scène artistique et de renforcer la présence de l’Afrique au sein de ces grands rendez-vous culturels. Mahi Binebine est lui-même une figure importante de la scène artistique marocaine. Connu pour ses œuvres littéraires telles que Les Étoiles de Sidi Moumen, l’écrivain marocain est aussi peintre, co-fondateur du Festival du livre africain de Marrakech et directeur de plusieurs centres socio-culturels au Maroc. L’énergie débordante qu’il met dans ses projets est stupéfiante et contagieuse. Pour la Biennale de Venise, il souhaitait s’associer à des artistes qui, par leur pratique artistique ou leur parcours personnel, ont expérimenté la problématique du déplacement et de l’exil. C’est donc aux côtés de Safaa Erruas, Majida Khattari et Fatiha Zemmouri qu’il imagine un projet en lien avec le thème de cette 60e édition, Foreigners Everywhere

Très vite, un voyage à Venise s’impose. « J’avais envie que les artistes sentent le lieu, qu’elles s’imprègnent de cet espace magnifique avant d’entamer la phase de production des œuvres. » À l’issue d’un séjour sur la lagune italienne, l’équipe entame alors un travail de création intense, malgré un agenda et un budget très serrés. Chacune des artistes vit dans un lieu différent. C’est donc à distance que s’organisent les échanges, entre Marrakech, Tétouan et Paris – une contrainte supplémentaire pour le pavillon marocain, qui prend lui-même en charge les frais de production en attendant de recevoir la subvention du ministère. 

Pendant plusieurs mois, les trois artistes s’attellent à la production de leurs œuvres. Dans leurs ateliers respectifs où nous nous sommes rendues, elles nous partagent leurs réflexions, leurs envies et leurs doutes – autant de sentiments qui imprègnent leur processus créatif. La richesse de leurs témoignages et la générosité avec laquelle elles parlent de leur travail nourrissent notre pensée, tandis que nous préparons la rédaction de ce dossier. Pendant près d’un mois, nous continuons la conversation à distance, une manière d’enrichir le dialogue entre artistes et historiennes de l’art.

Du pavillon marocain au pavillon imaginaire

Un communiqué reçu le 16 janvier 2024 porte un coup d’arrêt à ces perspectives réjouissantes. L’équipe curatoriale annonce que le projet retenu par le ministère de la Culture est abandonné in extremis. À la place, une autre exposition doit voir le jour d’ici l’ouverture de la Biennale, dans seulement quatre mois. Face à ce brusque revirement de situation, les trois artistes sont tiraillées, entre affliction et incompréhension – des sentiments que nous partageons. Mais qui doit prendre la succession de l’équipe formée par Mahi Binebine ? Le mystère plane pendant plusieurs semaines, à l’issue desquelles le Gouvernement finit tout simplement par renoncer au pavillon national. 

Beaucoup de questions se sont posées avant de publier cet article. Puisque le pavillon marocain n’est plus, doit-on faire le récit d’une exposition qui n’a pas existé ? Mais comment passer sous silence le travail de ces trois artistes qui nous ont tant partagé ? Leurs mots sont la trace d’œuvres en devenir, le « ça a été » d’un événement qui ne se matérialise ni dans l’espace, ni dans le temps – qui n’existe que dans notre esprit. Ayant à cœur de conserver ces fragments de la création, ces pages relatent modestement le travail entrepris par Safaa Erruas, Majida Khattari et Fatiha Zemmouri pour ce pavillon imaginaire.

Fatiha Zemmouri, « la terre est mon médium »

C’est chez elle, à Tahannaout, que nous avons rencontré Fatiha Zemmouri. Diplômée de l’École des Beaux-Arts de Casablanca, l’artiste marocaine a quitté le tumulte de la ville pour rejoindre la campagne de Marrakech, où elle vit depuis près de dix ans. « J’avais besoin de voir la terre, de la sentir, de la toucher. » Ici, la terre brune s’étend, imprenable, sur les plateaux du Haut-Atlas. Dans sa maison qui est aussi son atelier, Fatiha Zemmouri cultive des parcelles de terre et vit au gré des saisons. « Depuis que j’habite ici, mon rapport au temps a changé. Je contemple la terre. À la mi-saison, elle s’ouvre, humide. Puis elle germe, lorsque les conditions climatiques sont réunies. Mais à l’été, la terre se dessèche et craquelle. C’est un territoire extrême duquel je me sens très proche. » 

Cette terre de Tahannaout, Fatiha Zemmouri en a fait son médium. Les teintes ocre, caractéristiques de la région, se retrouvent aux murs, dans des compositions monochromes qui rappellent certains éléments de la peinture abstraite. « À travers mon travail, je souhaite donner à voir autrement ce sol que l’on foule mais que l’on ne regarde jamais. » La matérialité de ses œuvres est saisissante. La dimension sculpturale que confère l’épaisseur de certaines pièces est contrebalancée par leur fragilité apparente, fissurées de toutes parts. D’autres, plus fines, sont faites de sillons que l’artiste a tracés à même la matière. Ces formes font écho à celles des jardins japonais, ou peut-être à la marque du passage de l’homme dans les champs. Mais Fatiha Zemmouri ne cherche pas à déchiffrer ce vocabulaire abstrait. « C’est avant tout un geste instinctif, puis intuitif. » Un geste qu’elle compare toutefois aux tatouages au henné, lorsque le dessin d’une forme en entraîne une autre. Elle mentionne aussi l’influence des motifs géométriques de l’art islamique, dont son imaginaire est imprégné. 

Les œuvres de l’artiste marrakchie surprennent par leur verticalité. Comment parvient-elle à immobiliser cette terre extrêmement friable ? Dans son atelier, Fatiha Zemmouri évoque de longues heures d’expérimentation, au cours desquelles elle rend la terre infertile, à l’aide d’un liant hydrofuge, qu’elle solidifie ensuite avec de la fibre de verre. « Je rêve d’abord les pièces, et toute l’excitation est dans le chemin me permettant d’y arriver. » Pour la Biennale de Venise, c’est une œuvre architecturale dont elle a rêvé. 

Un mois après le séisme qui a frappé le Maroc, Fatiha Zemmouri entame son travail. Dès l’origine, elle sait que son œuvre sera habitée par cet événement. Au sein d’une vaste structure, des panneaux sont scindés en plusieurs fragments, puis recouverts de terre. L’artiste travaille ensuite longuement chaque partie, espérant recréer à l’aveugle les sillons qu’elle avait imaginés. Inéluctablement, les fractures de l’œuvre évoquent les destructions causées par le cataclysme. Elles sont ces blessures qui ont forcé les personnes à quitter leur terre natale, devenue inhabitable. « Par sa dimension architecturale, cette œuvre est non seulement le symbole de la terre que l’on quitte, mais aussi de ces murs qui ne nous protègent plus, parce qu’ils ont été démolis. C’est un travail qui explore le fait d’être étranger chez soi, dans son propre pays. » Mais cette œuvre n’offre pas une image du désastre. Dans cette structure, l’artiste est parvenue à maîtriser chacune des craquelures pour rendre à la terre toute sa force. Vigoureuse et vibrante, c’est une terre résiliente que Fatiha Zemmouri dresse dans cette œuvre.

Safaa Erruas, par-delà les frontières

La question du territoire est tout aussi centrale dans le travail de Safaa Erruas. C’est au moyen d’une pratique pluridisciplinaire que l’artiste marocaine interroge le concept de frontières. La ville de Tétouan, où elle vit et travaille, nourrit sa réflexion. Située dans le nord du Maroc, dans le pays Jbāla (« montagnard » en arabe), l’ancienne colonie espagnole est un carrefour de cultures et de migrations ; une géographie dont l’artiste s’inspire pour créer des œuvres qui traitent du déplacement et de l’exil.  

Safaa Erruas raconte comment une résidence artistique à Stockholm a influencé la conception de son œuvre pour Venise. « Dans cette Europe de laquelle nous sommes séparés par la Méditerranée, j’ai pris conscience du poids des frontières. » Elle évoque une sensation d’isolement, malgré l’amplitude des connexions permises par la mondialisation. 

L’œuvre qu’elle imagine pour le pavillon marocain nécessite un espace de grande envergure. Pour cette installation, Safaa Erruas investit l’École des Beaux-Arts de Tétouan, l’occasion de visualiser sa pièce dans un lieu d’exposition suffisamment vaste. C’est une mise en scène saisissante qui nous est offerte. Évoquant la sphère domestique, des tables en bois apparaissent sous les décombres d’amas textiles. S’il semble à première vue impossible d’identifier les formes blanches qui envahissent l’espace, un œil attentif permet de distinguer la présence d’éléments en fer. Ce sont en réalité trente-cinq kilomètres de barbelés que l’artiste a souhaité recouvrir entièrement à l’aide de fils de coton. Ces matériaux tranchants, qui servent à blesser les corps qui les traversent, sont ici adoucis par la délicatesse du tissu blanc. 

C’est un geste hautement symbolique, qui évoque nécessairement la Barrière de Ceuta – ce mur de barbelés situé à quarante kilomètres de Tétouan, marquant une séparation nette entre l’Espagne et le Maroc. Métaphore de ces corps empêchés, l’œuvre de Safaa Erruas ne montre jamais la violence de manière explicite. Celle-ci est toujours sous-entendue, suggérée. Au milieu du chaos, des objets domestiques aussi élémentaires qu’une table à manger deviennent hors de portée. Inaccessibles, ils suggèrent alors la perte du foyer, le déplacement et l’exil. Si le lien avec les événements du 7 octobre n’est pas évident pour l’artiste, « c’est une œuvre qui interroge néanmoins notre mémoire collective, nous rappelant à quel point l’histoire se répète. »

C’est d’ailleurs une histoire collective que cette œuvre raconte. Pour enrober chaque élément tranchant, Safaa Erruas a fait appel à cent-trente habitantes de sa ville. Chaque jour, les femmes venaient à la rencontre de l’artiste pour récupérer les fragments des barbelés à recouvrir. « Derrière chaque détail, il y a le vécu de toutes les femmes qui ont participé à créer cette installation. » Au cours d’un travail de manipulation intense et risqué, leurs corps se sont retrouvés physiquement impliqués, expérimentant l’adversité dont l’œuvre se fait justement le sujet. Si Safaa Erruas se refuse à qualifier cet ensemble d’œuvre textile, elle en livre néanmoins une lecture politique, rappelant combien cette pratique associée au genre féminin demeure invisibilisée.

Les figures de l’errance de Majida Khattari

« Si je parviens à provoquer une réaction de la part du public, c’est que j’ai réussi mon œuvre » conclut Majida Khattari lors de notre rencontre dans son atelier parisien. Diplômée de l’ENSBA en 1995, l’artiste franco-marocaine n’a depuis cessé de questionner le regard par des mises en scène audacieuses et souvent transgressives. Dans des séries photographiques théâtrales qui rejouent l’esthétique de la peinture orientaliste, Majida Khattari imite l’imaginaire colonial pour mieux l’interroger. Adepte des happenings, elle investit également les hauts lieux de l’art pour exposer au public la situation critique des migrants en Europe, face à l’indifférence générale.

Poursuivant un travail entamé en 2022 au Portugal, Majida Khattari s’intéresse désormais aux « exilés d’hier et d’aujourd’hui » dans des mises en scène qui rappellent les défilés de mode parisiens. Loin de toute légèreté mondaine, ses installations donnent à voir des corps anonymes portant les stigmates de l’étranger – celui que l’on force à l’exil, ou au contraire, dont on empêche le mouvement. Pour la Biennale de Venise, des figurines en bois grandeur nature sont revêtues de divers objets : bouée, gilet de sauvetage, livres, sacs et souvenirs ornent ces corps de l’errance, qui suggèrent autant de parcours migratoires. 

De Paris à Casablanca en passant par Venise, Tétouan et Rabat, Majida Khattari invente une œuvre collective et brouille les frontières entre art et artisanat. Des masques en cuir de Tétouan, des cabas en céramique de Rabat et une bouée en verre de Murano constituent cette Épopée de l’exil. Empreints de fragilité, ces objets font intervenir le savoir-faire d’artisans que l’artiste compare à des maîtres-sculpteurs. 

Clôturant ce pavillon imaginaire, Majida Khattari renoue avec l’histoire de l’art italien. Dans un diptyque aux allures d’enluminure, un extrait de l’Évangile selon Matthieu est reproduit, en anglais et en arabe : « En effet, j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire ; j’étais étranger et vous m’avez accueilli. » Une manière, peut-être, de nous rappeler les fondamentaux de l’humanité. 

Julia Hancart

Au sein de la Fondation Berengo avec qui l’artiste a travaillé pour la production de cette œuvre, l’Épopée de l’exil retrouve une existence le temps de la Biennale. Exposition GLASSTRESS 8½ à voir jusqu’au 24 novembre 2024. Fondazione Berengo Art Space, Campiello della Pescheria 4, Murano.

Majida Khattari biennale de venise le grand tour
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