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Everything

Precious

is Fragile

Everything Precious is Fragile

Everything Precious is Fragile

Donner à voir
Une ode à la fragilité

Publié le 06/05/2024

Qu’y a-t-il de plus fragile que ce que l’on ne voit pas ? 

Pour la première fois, le pavillon béninois compose à Venise une partition à quatre voix, où résonnent les échos d’un héritage culturel aussi précieux que fragile.

« Everything Precious is Fragile est une réponse à la fragilité du monde et à la marginalisation systématique des savoirs autochtones et des voix féministes. (…) Elle entend éveiller les consciences sur leur caractère précieux, sur la nécessité de les protéger et de les préserver pour les générations à venir. » C’est en ces termes qu’Azu Nwagbogu résume l’exposition qu’il a imaginée pour le pavillon béninois. Dans une partition polysémique et plurivocale, le commissaire nigérian orchestre un dialogue entre quatre artistes dont le travail explore les enjeux contemporains du patrimoine matériel et immatériel du Bénin, en lien avec la philosophie Gèlèdé. « J’aime penser qu’ils chantent le même air mais avec des notes différentes. » Au sein de l’Arsenal, les œuvres d’Ishola Akpo (1983), Moufouli Bello (1987), Romuald Hazoumè (1962) et Chloé Quenum (1983) trouvent leur rythme pour composer une ode à la fragilité. 

C’est un moment historique pour le Bénin. Signant sa première participation officielle à la Biennale de Venise, Everything Precious is Fragile dévoile un fragment d’une scène contemporaine virtuose, avec un titre qui évoque en creux la question des restitutions. À l’image d’un palindrome, Azu Nwagbogu estime que « cette proposition peut être lue dans les deux sens : « Tout ce qui est précieux est fragile » ou « Tout ce qui est fragile est précieux » » – une manière subtile de rappeler l’urgence de protéger le patrimoine culturel africain, fragilisé par les pillages et la colonisation.

Un pas de côté : Chloé Quenum, une autre fenêtre sur le monde

D’où viennent les objets ? Quelles sont leurs origines, leurs trajectoires, leurs significations ? Quelles lectures offrent-ils du monde ? Tels sont les questionnements qui animent la pensée de Chloé Quenum. Depuis plusieurs années, l’artiste franco-béninoise explore la complexité des objets, qu’elle ne regarde jamais comme des artefacts, figés dans le passé, mais toujours comme les témoins d’une mémoire vivante. Par des jeux de déplacement et de transposition, Chloé Quenum questionne la perception que l’on a des objets dans un contexte donné. 

Alors qu’elle parcourt la collection de la Tour Musique au musée du Quai Branly – cet écrin de verre conçu par Jean Nouvel – l’artiste découvre des instruments issus du Royaume du Danhomè, situé dans l’actuel Bénin. Cloche, xylophone, tambour, trompette, flûte… retiennent peu à peu son attention. « Ce sont des instruments humbles, rudimentaires. Par leur fonction, ils ont une dimension universelle. Ils ne sont pas décoratifs, et l’on a parfois même du mal à les identifier. » Cette indétermination passionne Chloé Quenum, qui cherche dans les objets d’autres niveaux de lecture. 

Dans cet orchestre silencieux, elle interroge le rôle joué jadis par ces objets, avant que ceux-ci ne rejoignent les vitrines du musée. Telle une anthropologue, elle croise alors les sources pour tenter de retracer l’histoire de leur création et de leurs déplacements. Au détour de ses recherches, elle apprend que l’un d’entre eux, commandé par un colon aux artisans d’Abomey, simple élément décoratif, n’a jamais servi à jouer de la musique.

Fascinée par la complexité sous-jacente de ces instruments, l’artiste s’en inspire pour la Biennale de Venise. Comme toujours dans sa pratique, il n’est jamais question de reproduire les formes, mais plutôt d’en proposer une interprétation. Pour ce faire, elle fait le choix d’un seul matériau – le verre – qui guidera tout son processus créatif. Revenant sur les origines mésopotamiennes du verre et son usage comme monnaie d’échange pendant la traite négrière, Chloé Quenum voit aussi dans ce projet l’occasion d’explorer les potentialités de différentes techniques. Interrogeant notre perception, l’artiste conçoit à Nantes des objets en verre dont la silhouette évoque subtilement les instruments du Danhomè. 

Au sein du pavillon béninois, les sculptures sont suspendues dans l’air, flottantes, telle une symphonie fantomatique qui ne sera jamais jouée. Mais une certaine musicalité se dégage de l’ensemble ; les sonorités sont suggérées par la matérialité même des objets, les aspérités du verre évoquant les vibrations produites par les instruments. 

Accompagnant cette mélopée aphone, une large baie vitrée reprend l’architecture de l’Arsenal, ancien chantier naval dont l’histoire est étroitement liée à celle du commerce triangulaire. Sur une structure métallique, l’artiste reconstitue les carreaux de la fenêtre à l’aide du verre cordelé. Aussi appelé « verre colonial » – une dénomination conservée chez les verriers de la manufacture Saint-Just – ce verre artisanal, reconnaissable par ses irrégularités, est soufflé à la bouche depuis le 10e siècle. « Ce n’est pas un verre neutre », précise Chloé Quenum, « il déforme l’espace à travers lequel on le voit : c’est un verre qui offre un point de vue sur le monde. »  

Dans cet ensemble fragile et précieux, Chloé Quenum suggère de faire un pas de côté. Elle propose une autre vision du monde, qui, loin de toute transparence, révèle la complexité des objets et leurs mouvements.

Portraits de femmes, bleu outre-mer : faire communauté chez Moufouli Bello

« Qu’y a-t-il de plus fragile aujourd’hui que les droits des femmes ? » lance Moufouli Bello au début de notre entretien. Depuis 2012, l’artiste béninoise scrute les enjeux liés aux inégalités sociales et aux rapports de domination au moyen d’une pratique pluridisciplinaire, mêlant peinture, photographie et arts numériques. Depuis son atelier à Cotonou, où elle vit, Moufouli Bello partage les contours d’une œuvre en cours de création pour la Biennale de Venise. Dès la genèse du projet, elle sait que son travail sera féministe ou ne sera pas. « C’était pour moi une évidence de parler de la condition des femmes au Bénin, mais pas seulement. La situation des femmes au Congo, où le viol est une arme de guerre, les débats sur le droit à l’IVG en France, le sexisme ordinaire sur les réseaux sociaux et dans toutes les couches de la société… sont autant de sujets qui rappellent à quel point la violence contre les femmes est devenue monnaie courante, et leurs droits fragilisés […] Mon travail aborde cette question, et explore le potentiel de la communauté comme forme de résistance. » Au gré de vifs échanges, l’artiste porto-novienne partage ses réflexions et ses inquiétudes, fruits d’une pensée féministe intersectionnelle qu’elle retranscrit dans son art. 

Soulevant l’importance de visibiliser ces sujets, Moufouli Bello développe un vocabulaire figuratif dans les tableaux qu’elle expose à Venise. Dans la continuité d’un travail entamé il y a plusieurs années, ses peintures rendent hommage aux femmes de son quotidien, dont elle brosse ici le portrait. « C’est une manière de replacer les corps féminins noirs au centre de l’histoire, car trop souvent relégués au statut de figurants. » Sur ses toiles, les tons bleus outre-mer, omniprésents, dominent la composition. L’artiste explique ce choix par une sensibilité exacerbée aux couleurs, qui la perturbent, face au bleu qui l’apaise, dans une atmosphère quasi méditative. Mais le choix de peindre en bleu renvoie aussi au tissu adire, étoffe teinte à partir de feuilles d’elu ou d’indigo, très présente dans les communautés Yorùbás. Inspirée par ce textile avec lequel elle a grandi, Moufouli Bello reproduit dans ses œuvres leurs motifs, témoignage d’un savoir-faire vernaculaire.

L’installation qui accompagne ces œuvres peintes est savamment orchestrée. Dans une bibliothèque composée par l’artiste, le visiteur (re)découvre les références incontournables d’autrices féministes comme Amal Kawar, Lesley Lokko et Marie Ndiaye. Au centre, une sculpture en verre de Murano rend hommage aux rôles joués par les femmes dans le culte Gèlèdé. Évoquant les pratiques matriarcales de la communauté Yorùbá-nago, Moufouli Bello relate l’importance de ces sociétés secrètes gouvernées par des femmes, dont sa grand-mère faisait elle-même partie. « C’est une manière de mettre la lumière sur ces femmes, car personne ne va le faire à notre place. » 

(Re)voir les archives avec Ishola Akpo : le fil rouge de l’Histoire

Replacer les femmes dans la culture visuelle est aussi l’une des priorités que s’est donné Ishola Akpo, pour qui la fragilité est indissociable des questions de mémoire personnelle et collective. Depuis plusieurs années, il parcourt des archives à la recherche des figures oubliées de l’histoire ouest-africaine. Dans les séries photographiques qu’il conçoit à partir de ces enquêtes, l’artiste cotonois redonne aux reines leurs lettres de noblesse, dont l’héritage a été éclipsé par la colonisation. Le projet Agbara Women qu’il a débuté en 2019, alors en résidence au musée de la fondation Zinsou, et dans lequel se mêlent portraits, archives et collages, est pour Ishola Akpo une manière d’explorer « les mémoires et l’héritage de femmes oubliées, négligées et effacées par l’histoire. »

Poursuivant ses réflexions à la Biennale de Venise, l’artiste présente une pièce textile monumentale qui saisit le visiteur dès l’entrée dans le pavillon béninois. Sur une tenture qui avoisine les trente-deux mètres carré, une image d’archive en noir et blanc révèle une assemblée de femmes, seins nus, fusil à l’épaule. Parmi elles, certaines portent des instruments de musique. Leur regard frontal interpelle le spectateur. Rappelant les Mino ou Agodjé – les « Amazones du Dahomey » – cette photographie rend ici hommage aux guerrières qui ont servi le Royaume du 17e au 19e siècles. Troupes d’élite dans la lutte contre la colonisation par les forces françaises, les Amazones sont ici le symbole d’une résistance anticoloniale.

Au centre de cette archive photographique colossale, le portrait en couleur d’une femme se dessine en surimpression. Les contours de sa silhouette, surpiqués par un fil rouge, captent l’attention. « Il s’agit d’un personnage fictif, d’une reine imaginaire. C’est pour moi une manière de replacer les femmes sur le fil rouge de l’Histoire. »

Mais l’œuvre d’Ishola Akpo murmure aussi des histoires plus intimes. Lors de notre entrevue, l’artiste mentionne le rôle des membres de sa famille, et en particulier celui de sa grand-mère, prêtresse à la tête de sa communauté. Le titre de l’œuvre, Ìyálóde – nom donné aux cheffes des conseils dans les communautés Yorùbás – dit quelque chose de ces histoires communes.

Dans les jerricans de Romuald Hazoumè

Le culte Gèlèdé est tout autant précieux dans l’œuvre de Romuald Hazoumè. Pour la Biennale de Venise, l’artiste originaire de Porto Novo reprend un geste artistique qu’il a développé dans les années 1980, et qu’il n’a cessé de réinventer depuis. Adepte de la récupération de matériaux, Hazoumè réhabilite ici 540 bidons d’essence pour concevoir une installation de quatre mètres de haut. Assemblés un à un par l’artiste, les rebuts prennent alors la forme d’un globe dans lequel le public est invité à pénétrer. 

À l’image d’un sanctuaire, chacun est tenu de s’incliner pour y entrer. Mais cette installation n’est pas un lieu de culte. « C’est seulement la représentation d’un espace sacré » clarifie Romuald Hazoumè. Sous le dôme, l’architecture évoque inévitablement la cale d’un navire, référence à la déportation des esclaves lors de la traite atlantique.

Dans l’antre des jerricans, une composition sonore imaginée par l’artiste rythme la visite. Le public découvre la face cachée de ces bidons, dont la disposition recrée, comme l’artiste en a l’habitude, la forme de visages. « Derrière chaque bidon, il y a un individu, un Béninois », s’amuse-t-il. Ces récipients portent en effet la marque de leur propriétaire, comme en témoignent les numéros de téléphone tracés à la volée sur certains d’entre eux, ou les perles attachées à leur poignée. Mais ce sont surtout les résidus de peinture qui retiennent l’attention. Anticipant notre ignorance, Romuald Hazoumè précise qu’il s’agit là « des couleurs de la divinité vodun que chacun a chez lui, et qui le protège. » 

Référence au commerce illicite de l’essence, aussi appelé kpayo, qui sévit au Bénin depuis les années 1980, l’œuvre de Romuald Hazoumè met en lumière la précarité des individus, fragiles mais résilients, empêtrés dans ces réseaux de contrebande dangereux. L’installation opère ici comme un refuge, une aura de protection pour quiconque souhaite s’y abriter.

« C’était un projet en gestation depuis longtemps, et la Biennale de Venise a été l’occasion de le mettre en œuvre » explique Romuald Hazoumè. Si l’artiste béninois multiplie les références à la culture Yorùbá dans son travail, ce qu’il présente ici est avant tout une œuvre globale, et Romuald Hazoumè n’hésite pas à le rappeler. 

Nul besoin de savoir lire entre les lignes pour s’immerger en profondeur dans cette exposition. C’est là toute la puissance de Everything Precious is Fragile.

Julia Hancart