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Erick

Meyenberg

Erick Meyenberg

Erick Meyenberg

Nos marchábamos, regresábamos siempre
L’exil comme espace liminal

Publié le 31/05/2024

Le pavillon mexicain se transforme en espace immersif qui raconte l’histoire d’une famille en exil. 

Expérience incarnée de la liminalité : les étrangers sont ceux qui sont et ne sont, ni ici, ni là-bas, mais bloqués dans un sas à Venise.

Formé en arts visuels à Mexico puis à Berlin, Erick Meyenberg est un artiste pluridisciplinaire. Fasciné par la peinture à ses débuts, il s’attelle d’abord à peindre des natures mortes. Il expérimente ensuite la vidéo, lorsqu’il redécouvre des archives de voyages de famille. Sa rencontre avec Rebecca Horn lui donne enfin accès à la performance. À la Biennale de Venise, son œuvre témoigne de ces croisements. Il puise dans la méthodologie des sciences naturelles et sociales pour créer une œuvre composite. Réduisant des phénomènes en data puis en matière artistique, il traduit, d’un langage à l’autre, et permet un accès à la connaissance depuis l’émotion. Pour reprendre ses mots, « l’art est une centrifugeuse. » 

Situé dans le quartier de la Roma de la Ciudad de México, son studio s’assimile au bureau d’un chercheur, ou plutôt d’un agent secret : on y trouve des rapports scientifiques, des statistiques, des croquis, des images accrochées aux murs, reliées par des flèches aux côtés de sculptures. Poursuivant la direction entamée dans ses dernières œuvres, qui se focalisent sur des groupes sociaux marginalisés, Nos marchábamos, regresábamos siempre fait le récit d’une famille exilée.

L’odyssée d’une famille, d’ici et de là-bas

Il y a maintenant quatre ans, Erick Meyenberg choisit de filmer une famille albanaise ayant migré dans le nord de l’Italie trente ans plus tôt. À cette occasion, il partage avec elle une relation singulière. Ses membres l’invitent à leur table pour un moment intime où se partagent vins, chants, rires, conversations et émotions. Des saveurs d’antan, presque proustiennes, refont alors surface. 

Au sein du pavillon mexicain, Erick Meyenberg propose une installation multimédia. Sur quatre écrans, il restitue ces moments passés en Italie qu’il croise avec des paysages de l’Albanie. Les images elles-mêmes voyagent, zigzaguant d’un écran à l’autre. L’artiste mexicain dit l’exil de manière implicite : on ne trouve aucun dialogue, ni aucune narration biographique de cette famille, mais ce sont leurs corps qui font discours. Le titre de l’œuvre, signifiant littéralement « Nous partions, nous revenions toujours », fait écho à Ulysse et son souvenir d’Ithaque : cette famille éprouve « le désir de retourner dans un lieu impossible, que l’on sait perdu à jamais. » Incarnant la figure de l’étranger ayant perdu sa terre, elle erre dans un espace sans nom. 

Au cœur du pavillon, un ensemble sculptural devient le miroir déformé des images projetées. Des objets en céramique disposés çà et là sur une table à manger sont dévoilés par la lueur des bougies, ravivant le souvenir d’un repas familial. La performance qui ouvre la Biennale rejoue ces instants, dans une chorégraphie dirigée par Gentian Doda, lui-même membre de la famille, et trois danseurs de sa compagnie Was bleibt kollektiv.

Bouleversant notre rapport à l’espace, trois tables se reflètent dans le lieu : depuis le centre de la pièce, depuis les écrans, et enfin depuis le sol lui-même, par un déroutant jeu de transparence. Une œuvre sonore accompagne le visiteur dans l’exposition. Sur un air baroque, la musique composée par Cesar Aliaj et Raúl Vizzi évoque des sonorités balkaniques et se mêle à des chants qui rappellent celui des sirènes. C’est une boîte noire dans laquelle le public est invité à déambuler, s’asseoir, regarder et écouter. Véritable expérience synesthésique, il faut accepter de sentir mais de ne pas tout voir : « il y aura toujours quelque chose qui échappe » affirme l’artiste, « comme la fugacité de la vie. » Hors du temps, l’exposition devient un espace liminal, au seuil de différentes perceptions, de différents mondes.

Un espace de l’entre-deux

Lors de notre rencontre, Erick Meyenberg s’interroge : « Lorsqu’il arrive dans un espace autre, le migrant devient cette figure de l’étranger, cette personne en quête d’appartenance. Mais l’on n’appartient jamais vraiment ni au nouvel endroit, ni à l’endroit du passé, n’est-ce pas ? » L’étranger semble ainsi toujours en transit, dans un mouvement allant et venant – une sensation que l’auteur latino-américain Mario Benedetti qualifie de « desexilio », comme une expérience de la liminalité. 

L’œuvre du pavillon mexicain tente de traduire cela depuis sa propre matérialité. Ses multiples reflets possèdent une qualité spectrale énigmatique. Qu’il s’agisse de la céramique ou des reflets sur le sol, les images restent troubles ; elles montrent et ne montrent pas à la fois : elles ne peuvent qu’évoquer. Les images se transforment en souvenirs et les corps en fantômes. « Le reflet dit quelque chose du voile de la mémoire » affirme en ce sens l’artiste. 

Les bougies participent aussi de cette liminalité : entre solide et liquide, elles évoquent la présence comme l’absence. La cire fondue de ces cierges ruisselle sur une chaise vide – pour cette personne qui manque. Référence implicite au film mexicain Macario dans lequel les âmes humaines ne sont que des bougies en enfer, ces éléments jouent sur leur polysémie. Dans l’exposition, ils évoquent aussi le rituel albanais de la Vallée des Larmes, devenue le sanctuaire des familles qui, pleurant ceux qui ont migré, viennent allumer des cierges en leur mémoire. 

Dans l’œuvre d’Erick Meyenberg, les natures mortes disent quelque chose de l’être et ne pas être, ou plutôt, de l’évanescence. La liminalité – à la limite de ça et ça – est aussi présente dans l’étendue des émotions que provoque une telle œuvre. Dans le pavillon mexicain, les sentiments oscillent entre nostalgie et euphorie, tristesse et célébration de la vie. Comme le son jarocho, genre musical mexicain, il est question de danser et de pleurer en même temps, de fêter et d’être en deuil. L’installation joue précisément sur ces dualités : « c’est une œuvre qui explore la perte et l’espoir, la joie de vivre et les rêves dans les limbes. »  Si elle raconte l’histoire singulière d’une famille en exil, Nos marchábamos, regresábamos siempre a une portée bien plus grande : elle dit quelque chose de notre histoire commune.

Migrations chorégraphiques : un va-et-vient historique

Dans le studio d’Erick Meyenberg, l’odeur de café libanais révèle les origines de l’artiste. L’œuvre présentée à Venise est aussi autobiographique : cette famille est aussi la sienne, d’origine libanaise, allemande et mexicaine. Il partage en outre ce vécu avec les trois commissaires invités à collaborer dans le catalogue de l’exposition. Tania Ragasol, Anne Huffschmid, Osvaldo Sánchez et Gabriela Rangel ont eux-mêmes fait l’expérience de la migration. Le « nous » du titre reflète ainsi cette histoire commune. Tirée de L’Amant de Marguerite Duras, cette phrase conjuguée à l’imparfait suggère aussi l’éternel retour. Éternel retour de notre histoire commune : d’Ithaque à Gaza, les migrations continuent, faites d’horreurs et de dangers. Éternel retour que l’auteur évoque dans d’autres travaux, comme Aspirantes, une œuvre vidéo filmée d’après un mouvement cyclique – répétition de l’Histoire, faite de colonisations, de migrations et de métissages. L’artiste raconte d’ailleurs que si ses grands-parents ne lui ont jamais appris l’arabe, les repas de famille avaient toujours des saveurs libanaises. Cette famille à l’écran, italo-albanaise, devient ici un témoin universel : elle est « un écran de projection pour les migrants latino-américains, africains, européens, et autres. » L’exil n’est pas raconté mais visible par leur corps : « ils ont inscrit dans leurs gestes une histoire migratoire. » Ce repas partagé est, d’une certaine manière, une invitation à devenir intimes.

La Cène, dernier ou premier repas ? Une invitation à faire collectif

Inévitablement, cette installation rappelle l’épisode biblique représenté dans La Cène de Léonard de Vinci. Pourtant ici, ce n’est pas le dernier repas, mais plutôt le premier d’une histoire collective à inventer. Pour Erick Meyenberg, ce rituel convivial tisse les liens qui nous unissent. Ce sont en effet des familles choisies qui naissent et qui partagent des gestes communs. « Lorsque l’on se réunit autour d’une table, s’ouvre une sorte d’espace sacré… Quelque chose d’humain, d’intime. Lorsque deux étrangers s’assoient à la même table et coexistent, des choses universelles jaillissent, des choses premières, presque primitives, telles que communiquer, se regarder, manger, se donner la main. » La table est alors dressée pour tous et pour l’avenir, « pour tous les migrants à venir. » 

Chère à l’artiste, l’idée de « faire » collectif avait déjà été explorée à plusieurs reprises, à l’image de l’œuvre Himno del tercer mundo (2019, en cours). Dans cette installation vidéo, les voix de la communauté de San Pancho entonnent les hymnes nationaux des pays jadis qualifiés de « Tiers Monde ». L’artiste combine et superpose ces fragments sonores pour faire émerger une symphonie collective saisissante.  

L’œuvre d’Erick Meyenberg fait voir l’exil, comme ce qui est et ce qui n’est plus, ou ce qui est et ce qui a disparu. Le geste de représentation devient alors un défi : il tente de donner forme à l’invisible. Des souvenirs, des images floues et indéfinies, des traces, entre présence et absence. 

Cela fait longtemps que l’artiste explore ces questions. Son nouveau projet ne fait pas exception. Poursuivant ses explorations sur la frontière entre le Mexique et les États-Unis, il a récolté des données sur la disparition de la faune et de la flore à cet endroit, qui rompt la connectivité entre les paysages –  sujet qu’il avait déjà abordé dans son œuvre THE FLOWERS GROW PALE IN THE TWILIGHT. S’intéressant aux couleurs qui disparaissent, Erick Meyenberg les ressuscite en peinture, sur ce mur qui sépare, donnant à voir ce qui s’en va. Représenter l’impossible. Représenter, comme geste impossible.

Águila Leite