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Eimear

Walshe​

Eimear Walshe

Eimear Walshe

ROMANTIC IRELAND
Habiter le monde autrement

Publié le 14/06/2024

Dans une installation en triptyque mêlant la voix, l’image et l’architecture, Eimear Walshe dresse le portrait d’une Irlande ambivalente.

Avec une ironie mordante, l’artiste met en lumière les questions sociales et rurales soulevées par la crise du logement depuis la fin du 19e siècle.

« Sais-tu ce que c’est que l’Irlande ? C’est une truie qui mange ses petits », écrivait James Joyce en 1919 dans Portrait de l’artiste en jeune homme. Un siècle plus tard, le constat amer de l’écrivain irlandais semble trouver un écho dans les œuvres de l’artiste pluridisciplinaire Eimear Walshe, 32 ans, originaire de Longford. Artiste du concret et du réel, puisant son inspiration dans l’histoire irlandaise de la fin du 19e siècle, Eimear Walshe s’attache à rendre actuelles les questions sociales et rurales, passées ou à venir, par le truchement d’une étude sociologique et artistique du logement.

À l’occasion de la 60e édition de la Biennale de Venise, l’œuvre d’Eimear Walshe s’installe dans le pavillon de l’Irlande à l’Arsenal, accompagné.e par Sara Greavu, commissaire des Arts Visuels au Project Arts Centre de Dublin. Pensée comme une installation collective, multiple et diachronique, ROMANTIC IRELAND fait intervenir la voix, avec une œuvre lyrique d’Amanda Feery dont Eimear Walshe a élaboré le livret ; l’image, avec un film tourné au smartphone, à la croisée des enjeux sociaux des 19e et 21e siècles ; et enfin l’architecture, convoquée par le biais d’une sculpture en déliquescence. 

L’Histoire à la source

Depuis son enfance, Eimear Walshe entretient un rapport très particulier avec la pratique du dessin, considérée alors comme une nécessité, « une bonne manière d’occuper son temps » peut-on l’entendre confier au média The Douglas Hyde en juin 2022. De fait, sa relation avec l’art découle d’un besoin : « [le dessin] me permettait de rester calme. » En grandissant, alors que sa sœur aînée part à Galway pour ses études, c’est par le biais de lettres échangées avec elle que l’artiste en devenir exerce son art, en bardant ses missives d’illustrations diverses et variées, de collages élaborés avec des images tirées de magazines ou encore de constructions de petites maisons en papier… 

Ce mode de communication se transforme rapidement en canal d’expression idéal pour explorer des thèmes majeurs sur lesquels Eimear Walshe se penche, à mesure que son approche de la création artistique est raffermie par une connaissance plus théorique de la matière. L’histoire de l’art et celle de l’Irlande deviennent les deux grands piliers de sa pratique, qui se concentre peu à peu sur des sujets plus précis : la propriété privée, la sexualité traditionnelle, l’architecture et les espaces ruraux… 

Depuis, l’artiste n’a cessé de creuser le sujet de la contestation des terres en Irlande par le biais de vidéos, de sculptures ou de publications. C’est avec beaucoup d’humour et un certain sarcasme qu’iel aborde ces questions. En 2021, son film The Land Question: Where the fuck am I supposed to have sex? ironise les relations sexuelles pour interpeller le public sur le manque d’accès à la propriété. Partant d’un constat simple selon lequel plus de 10 000 personnes se trouvent aujourd’hui dans une situation précaire ou urgente en ce qui concerne leur logement, l’artiste pose la question suivante : où peuvent-ils trouver un lieu sûr pour coucher ensemble ? Disséquant de façon incisive et historique les limites légales et sociales imposées aux relations sexuelles, Eimear Walshe remet en cause les principes de l’espace public et de l’espace privé. 

Poursuivant dans ce même sillon, Eimear Walshe publie un pamphlet en collaboration avec la National Sculpture Factory de Cork, intitulé The Land For The People. Ce workbook ne se contente pas de faire l’état des lieux d’une crise du logement ou de l’habitat, mais aussi d’interpeller sur les thèmes de l’héritage, des flux migratoires et de l’aménagement du territoire. Marquée par le lourd legs de la guerre agraire des années 1870, l’Irlande continue de s’embourber dans une crise immobilière inédite ces trois dernières années (en 2023, la pénurie de logements a débouché sur une hausse de 18 % du prix mensuel des nouvelles locations). 

Il semblait dès lors naturel que le travail d’Eimear Walshe, jusqu’ici visible à la Temple Bar Gallery and Studios (Dublin), s’exporte cette année jusqu’à Venise pour porter à l’attention d’un public plus large les problématiques du sol. En lien avec le thème de la Biennale Foreigners Everywhere, son œuvre continue d’interroger des concepts plus que jamais d’actualité, tels que « l’éviction », « le refuge » ou « l’effacement » – d’une présence, d’une propriété, d’une habitation…

L’esthétique de la ruine

Au début des années 1870, le monde rural irlandais est bouleversé par une guerre agraire. Ce soulèvement, mené par la Ligue nationale irlandaise, revendique une amélioration de la situation des paysans en zone rurale, notamment en demandant la redistribution des terres par les propriétaires aux exploitants, et en luttant pour le respect des « trois F » : fair rent, free sale and fixity of tenure (loyers équitables, vente libre et fixité de la durée d’occupation). Cette situation instable, voire intenable, Eimear Walshe la conçoit comme un enjeu intemporel. Les revendications liées au logement et à la terre émergent presque systématiquement dans des contextes de précarité (en effet, la grande famine irlandaise a eu lieu entre 1845 et 1852) et de flux migratoires internes ou externes. 

Faisant écho au passé, Eimear Walshe structure son œuvre autour d’une pensée de l’habitat, et donc par extension de l’urbanisme et de l’appartenance à un lieu. À l’aide d’une narration réactualisée, ROMANTIC IRELAND met en scène « la vie après la mort d’un bâtiment » par l’intermédiaire d’une esthétique de la ruine, comme en témoigne son installation, une structure architecturale dont il ne reste que les fondations. Et dans le vide laissé au sein d’un logement par son précédent occupant, où l’on devine à peine les quelques murs et des fenêtres absentes, gît tout le sens de l’aménagement rural et urbain. « Mon travail s’inscrit dans le contexte d’un pays pris dans une crise en escalade […]. Avec Sara Greavu, ma commissaire, notre but est de rendre hommage, avec ce pavillon, à celles et ceux qui persistent, contre toute attente, à être des refuges les uns pour les autres », déclare Eimear Walshe. 

Cette idée du refuge, l’artiste en décuple aussi les possibilités d’interprétation dans son film, mettant en scène trois couples, le premier représentant la fin du 19e siècle, le second le début du 20e et le dernier, la fin du 20e. Au cœur de cette intrication humaine, Eimear Walshe incarne un œil extérieur contemporain. Au milieu des herbes en bataille, de la boue et d’une structure en bois qui apparaît comme fragile et inachevée, les protagonistes rejouent notamment une scène d’expulsion, mettant en lumière deux idées contradictoires que sont la contestation et l’harmonie.

Communs et individualités

« La plupart du temps, j’essaye de marier les histoires qui semblent être en contradiction les unes avec les autres », confie encore Eimear Walshe. C’est en effet sur l’ambivalence intrinsèque de l’humanité que son œuvre s’appuie. Sans la possibilité de faire apparaître les contrastes et les discordances entre différentes époques et idéologies, la vision globale d’une idée se trouve entravée. Ici, l’artiste multiplie les points de vue par un tournage fait à l’aide de quatre smartphones que les protagonistes se passent. Cette articulation permet aussi de brouiller les frontières entre le créateur, le directeur, le vidéaste, les performeurs… 

La question des communs et des individualités, esquissée par cette extension des perspectives narratives, est accentuée dans les costumes. L’identité de tous les protagonistes, dissimulée sous des masques en latex vert olive – sortes de cagoules post-apocalyptiques – projettent le spectateur dans une dystopie inquiétante. L’effet visuel produit par ces visages défigurés est particulièrement puissant et déconcertant. S’agit-il d’une forme de perversité sexuelle ou la suggestion d’une criminalité, d’une clandestinité ? Sans certitude sur le sens de ces masques, ils créent surtout, in fine, des personnages étrangers, autres, quasi extra-terrestres.

Sa commissaire, Sara Greavu, insiste sur l’importance de ROMANTIC IRELAND à la Biennale de Venise : « le travail extraordinaire d’Eimear Walshe parle de et à une génération plus précaire, et propose de nouvelles façons de revendiquer la bienveillance, la position et l’amour, refusant de s’éloigner de l’histoire et de la communauté, du langage et de la tradition. »

« Ce travail parle de la façon dont une histoire est racontée. Je m’intéresse à ce que l’on appelle l’histoire “locale”, ou l’histoire familiale et l’histoire queer. Mais je suppose que plus on y pense, plus on réalise que toute histoire est une histoire “locale” », affirme quant à ellui Eimear Walshe. À l’heure où les frontières et le droit du sol sont passés au tamis des débats politiques et publics, Eimear Walshe affiche un militantisme sans fard et s’engage par ailleurs aux côtés des Palestiniens, faisant de l’artiste un être politique à l’image du thème de la Biennale.

Violaine Epitalon