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Voyager léger

édito biennale de sharjah eve cohen

Voyager

léger

Combien de fois me suis-je retrouvée devant une valise pleine à craquer, frustrée par mon incapacité à voyager léger ? Comme j’ai envié les minimalistes, ceux qui, d’un geste sûr, emportaient juste l’essentiel, rien de trop, rien d’inutile ; quand, moi, je ne pouvais renoncer au moindre « au cas où », alourdissant mon bagage d’un poids superflu.

Mais pouvons-nous réellement nous alléger de tout ce que nous emportons ? Rien que le passeport, qu’il ne faut jamais oublier, pèse son poids : il contient des langues, des racines, des souvenirs, des histoires venues de loin, plus anciennes que l’âge inscrit sur la page, et pourtant bien vivantes en nous. Il y a tout ce que nous avons reçu et vécu, tout ce qui s’est inscrit en nous, parfois à notre insu. Des souvenirs auxquels nous restons attachés, des peurs tenaces, des injonctions héritées dont on ne sait plus très bien si elles nous protègent ou nous entravent.

Un jour, alors que j’étais venue interviewer Mila Turajlić, c’est elle, qui, avec beaucoup de douceur, m’a posé une question qui m’a prise de court : « Et toi, tu en es où avec ton histoire personnelle et familiale ? » Une vaste question – à laquelle je peinais à apporter une réponse aussi claire et structurée que son travail. C’était la première fois qu’on me demandait cela. Et, à vrai dire, je ne m’étais jamais vraiment interrogée moi-même. Pendant longtemps, dans mon désir de voyager léger, j’avais mis de côté une partie de mes origines, celles que je ne savais pas très bien faire tenir dans le cadre de la société française. Bien que j’y sois née, j’avais eu le sentiment que, pour y réussir, il me fallait transformer une partie de mon identité. Et, d’une certaine manière, j’y étais plutôt bien parvenue.

Et pourtant, toutes ces années, ce pan de mon histoire que j’avais tenu à distance n’avait jamais vraiment disparu. Il restait là, intact, attendant simplement que je sois prête à y revenir autrement. Certains artistes m’ont aidée à comprendre cela – en particulier ceux de la Biennale de Sharjah. À travers leurs œuvres, j’ai vu et entendu des récits d’exil, de mémoire et de transmission qui faisaient écho aux miens, parfois avec une troublante justesse. Quand j’étais adolescente, alors en pleine construction, je n’avais pas de figures comme Zineb Sedira ou Bouchra Khalili pour référence. Personne pour incarner, dans le champ artistique, des histoires qui auraient pu m’aider à penser mon identité multiple.

Leur travail m’a montré qu’on pouvait habiter son héritage, le transformer en matière vivante, constamment en mouvement. En explorant leurs récits, je pouvais réinvestir les miens, trouver une paix nécessaire pour les partager au lieu de les taire. Enfin, ces histoires si semblables aux miennes étaient racontées à haute voix dans des lieux publics et ouverts, et non plus seulement dans le cercle privé. C’est peut-être là que quelque chose s’est déplacé : en les écoutant, j’ai senti que mon bagage pouvait trouver un espace pour exister. Qu’en laissant affleurer une part de ce passé, il devenait soudain plus léger à porter.

Et c’est précisément ce que cette biennale m’a permis de comprendre, en nous faisant traverser l’émirat de long en large, du centre-ville au désert, de ses centres d’art contemporain à ses marchés abandonnés, en passant par un village enseveli sous le sable et des palais à la poésie discrète. Ce n’est pas seulement une exposition, c’est une cartographie mouvante – physique et mentale – qui nous oblige à repenser nos repères. Elle nous propose des formes et des gestes qui déplacent les centres, et rebattent les cartes de ce que l’on croit savoir sur l’art, mais aussi sur ce territoire que l’on réduit souvent à quelques clichés. Ici, les tensions, les mémoires et les désirs trouvent une voix et un ancrage.

La biennale est une invitation à se défaire des idées préconçues, à écouter d’autres récits, à écrire sa propre histoire et tracer sa trajectoire. Derrière nos parcours individuels, il existe des résonances inattendues, des fils invisibles qui nous relient. Un voyage à travers l’art, mais aussi à travers un territoire qui, pour peu qu’on accepte de s’y perdre un peu, a bien plus à révéler que ce que l’on imagine.

J’espère que ce numéro fera naître en vous des échos, des questionnements et peut-être l’envie de traverser Sharjah un jour, l’esprit curieux, et les bagages un peu plus légers.

Evelyne Cohen