Venise c’est banal et pourtant ça marche toujours. Suffit d’y être allé une fois on comprend pourquoi. Le truc du carnaval pour les touristes, qui sont là tout le temps mais pas partout, c’est pas grand mais si on se débrouille bien on les évite, un parfait reflet de la lutte des classes : un même monde qui sait se diviser, s’éviter, le décor pour tous, les coulisses pour quelques uns. Le truc des festivals d’art, d’archi, de cinéma, c’est toujours dans les beaux draps qu’on encense la création. C’est une des raisons de pas aimer Venise, mais ça suffit pas, on a quand même envie d’y aller, c’est comme un réflexe. La première fois que je n’ai pas aimé Venise c’est quand j’y suis allé après avoir passé du temps à Amsterdam, j’ai trouvé Venise crado. Le côté vétuste, avec quelques grafs ici ou là, elle avait perdu son charme. Et puis l’impression s’est estompée, surtout après une partie de la nuit passée à y déambuler, c’est vrai que c’est un décor mais pas en carton pâte, il y a une épaisseur c’est l’histoire. Ça vous transforme en héritier même si vous avez pas un sou, ça permet d’expérimenter ce sentiment de déclassement : Venise c’est le charme des déclassés, les bonnes manières dans des fringues usées.
Dans le seul roman que j’ai écrit et qui risque bien de rester dans les tiroirs, y a des moments qui se passent à Venise. Avec que des clichés ou presque : une femme qui devient folle dans un palais décrépi avec son mec qui vit au rez-de-chaussée et elle à l’étage. À un autre moment ils s’y retrouvent après s’être séparés et recommencent l’histoire en faisant des photos. J’aurais pu choisir un autre endroit mais Venise ça fonctionne bien, les gens voient de quoi on parle même s’ils y sont jamais allés. On devrait trouver un nom pour ces lieux « communs » où on a pas besoin d’aller tellement ils ont été usés par les romans, les films, les chansons, les photos, aussi bien des bleds (Capri) que des grandes villes (New York) on s’en fout complètement d’y aller si ce n’est pour vérifier que c’est bien ça, on est même pas déçu puisqu’on a pas besoin de les imaginer. On y va pour le charme, on dit demeure de charme, photo de charme, on pourrait dire ville de charme, un décor un peu racoleur mais bien fait où on se dit que la passion peut s’y trouver, c’est fou comme on se fait des films.
Ce serait quoi l’anti-Venise ? Ce truc de Raymond Depardon et Sophie Ristelhueber avec leur film San Clemente, aller à Venise et filmer la folie, prendre Venise à revers c’est bien vu, aller dans cette île et fouiner du côté du pavillon des irrécupérables et récupérer de l’humanité bien crade. Ou bien la Venise de À suivre… de Sophie Calle, tout l’inverse. Des déambulations amoureuses, un protocole émotionnel par désœuvrement, des photos sans intérêt, de la littérature si on veut, un truc très photo-roman des années 1980 genre Éditions de Minuit, un érotisme mais qui date. En tout cas Venise sans charme, et ça c’est pas facile, le charme par définition c’est de la sorcellerie. Les Vénitiens ils attendent la submersion, ils gèrent leur ville comme un parc d’attraction, pendant longtemps les bateaux de croisière venaient regarder ce zoo patrimonial jusque sur le Grand Canal, maintenant je crois qu’ils les ont interdits. Venise c’est fait pour être regardé, admiré, traversé, ça a à voir avec l’amour et la beauté, typiquement le truc que t’espères dans la vie et qu’arrive jamais. Y a des gens qui disent ça d’autres villes c’est vrai, dans le Guide du Routard y a même une catégorie « Les Venise d’Europe » où on compare toute ville avec des canaux et du charme à Venise qui serait la « matrice », c’est con comme catégorie, ou alors y faudrait y ajouter Dubaï et toutes les villes qui proposent des sortes de reconstitutions miniatures de la ville mythique.
C’est beau l’obsolescence. Ça ouvre des portes sur un autre temps, c’est du passé et la promesse d’un avenir compromis, ça rend l’instant plein d’intensité. Quand on se pose à Venise pour un café on ressent ça, on est chargé par l’histoire et la beauté, on éprouve le luxe de s’y ennuyer et on crame le temps qui reste. Mais on sait qu’on a rien à y faire, qu’il faut inventer autre chose. Quand après-guerre on a construit partout en Europe des grands ensembles comme des cités idéales on se doutait pas qu’un demi-siècle plus tard on pourrait plus les encadrer ces utopies obsolètes, pour l’instant on y perçoit pas encore le charme des ruines, ça viendra. Si on fait pas tout imploser. À Venise le truc populaire il est encore là, mais les habitants détestent ce que le tourisme leur a fait, y sont pris à la gorge de la manne que ça rapporte. Pas facile de se sauver quand on a la beauté en héritage. Pour les gens qui vivent dans les Cités – civitas, la communauté politique où les citoyens s’administrent eux-mêmes – dont la laideur est pour l’heure la seule perception qu’on en a, ce problème existe pas. Mais ce qu’ils partagent avec Venise c’est l’obsolescence. C’est drôle l’idée d’un personnage qui vivrait dans les deux endroits, un pied dans une cité de banlieue bien dystopique et l’autre dans une ruelle vénitienne donnant sur l’eau calme. À l’avant-garde de la décadence nationaliste, Venise et l’Italie de Meloni lui permettraient de comprendre ce qu’est devenue l’Adriatique tout comme de l’autre côté la Méditerranée, des obstacles et des tombeaux pour migrants tentant de rejoindre l’Europe. Une fois de retour dans sa cité de banlieue il expérimenterait ce que veut dire l’assignation à une classe sociale et à une origine étrangère. Ce qu’il y a de beau dans ce tableau tout en contraste c’est qu’il nous force à imaginer une autre forme d’histoire, justement où ce qui est obsolète devient un laboratoire pour un autre temps. Une cité bientôt engloutie et une cité bientôt en ruine main dans la main.
Préserver ce qui ne sert plus : le musée. Cette consécration de la perte de la valeur d’usage, des églises, des palais, des arsenaux et tutti quanti, cette reconversion en lieux de délectation et en espace d’ostentation c’est la parfaite image de l’obsolescence. Rien à voir avec l’obsolescence programmée dont on nous rebat les oreilles et qui doit son invention au sauvetage du capitalisme dans les années 1930, non l’obsolescence c’est une forme du temps historique ouvert à la confusion des temps. Vous vous baladez dans une ruelle avec aucune pub ni enseigne et vous remontez le couloir du temps, vous tournez à droite et une percée fait apparaître un navire de croisière et vous plongez dans le présent, l’Acqua Alta inonde vos chaussures et c’est l’avenir qui vous gâche la journée.
C’est ça l’obsolescence, l’expérience intime d’une désorientation temporelle. On fait avec du périmé, on bouffe de la désuétude, on cède au charme de l’anachronisme. L’obsolescence c’est juste cette forme historique du désir de régénérescence, à partir d’elle on peut se lancer dans l’idée du recommencement. C’est pas pour rien qu’on est sur une île ou plutôt un archipel, c’est le modèle même de ce qui recommence si on se fie à la pensée de Gilles Deleuze (« Causes et raisons des îles désertes »), l’île c’est l’idéal du recommencement.
Régénérer n’est pas croître, c’est abandonner l’orthodoxie du progrès pour aller chercher dans l’existant hors d’usage un art de faire et de refaire, de remployer, de recycler, de repenser. À l’inverse de la nostalgie comme élan complaisant vers le passé, la régénération c’est le modèle organique du recommencement, le cycle et non l’inexorable ascension de la courbe. C’est pour ça qu’on y retourne à Venise, on sait que c’est fini pour elle sauf si on y amène plus qu’elle ne donne, c’est le principe du compost qu’on nourrit, mais au final on fertilise, c’est ça l’obsolescence, se saisir des lieux, des objets, mixer les temps, recommencer. Ce que l’architecte Aldo Rossi nomme en 1976 à la Biennale de Venise la Città analoga : une ville qui serait composée de toutes les formes historiques de l’architecture, modèle inaugural d’un art qui se sépare des fantasmes du progrès et de l’innovation.