La maquette placée au centre de l’espace d’exposition pousse cette réflexion encore plus loin. Elle reproduit la salle de l’assemblée générale des Nations Unies, avec sa structure en hémicycle, ses rangées de sièges, les deux grandes fresques de Fernand Léger et le pupitre en marbre vert placé devant un mur d’or, lui-même frappé de l’emblème des Nations Unies.
Il faut abaisser son regard d’un niveau, vers le sous-sol de la maquette, pour découvrir un autre paysage : sous cet ordre apparent, un monde en ruines émerge. Le piètement des sculptures correspond à une accumulation de débris parmi lesquels des fragments architecturaux surgissent : ici et là, les rails de Grand Central Station, le taureau de Wall Street et les morceaux de la Statue de la Liberté gisent au milieu des gravats. En regardant attentivement, on repère un fragment d’affiche dont le slogan, « If you see something, say something », se réfère aux enjeux de la sécurité nationale après les attentats du 11 septembre 2001. C’est aussi un souvenir personnel d’Evans, qui commençait ses études à New York ce même jour… Un fatras post-apocalyptique saturé de signes, de symboles, de traces et d’indices qui inscrivent l’effondrement d’une puissance en filigrane de l’œuvre.
Les restes de ce qui fut se retrouvent enfouis sous le poids des discours dominants prononcés, année après année, à la tribune des Nations Unies. Cette grande salle solennelle, que nous avons tant vue sur nos écrans ces dernières années, incapable de trouver un consensus, incapable d’assurer la paix. Encore un système en panne sous les apparences de l’autorité et du pouvoir officiel.
Des inscriptions manuscrites, au dos de chaque section de la maquette, ajoutent de l’étrangeté et de l’anxiété à l’installation. Elles semblent documenter l’effondrement d’un monde avec une froideur clinique, comme si une entité externe en observait la chute avec détachement :
« YOUR COLLAPSE WAS WITNESSED, YOUR DESTRUCTION CATALOGUED AND BANKED AT THE WRECKAGE OF THE HOPE MEANT TO HEAL YOU. EVERY FIBRE WILL BE USED TO KNIT A DUVET. »
[Votre effondrement a été observé, votre destruction cataloguée et archivée parmi les débris de l’espoir qui devait vous guérir. Chaque fibre sera utilisée pour tricoter une couette.]
En guise de signature, « XOXO, AD HOC ORDER » est inscrit comme un ultime message cynique, où l’effondrement n’est pas une tragédie, mais un simple fait, intégré à un cycle d’exploitation et de recyclage.
Qui est l’auteur de ces messages pour le moins menaçants ? Telle une collaboration inattendue entre Anonymous et Gossip Girl, Ad Hoc Order forme un mouvement collectif sans structure apparente, un groupement sans visage qui semble adresser un doigt d’honneur à une société déjà en ruines. Ces dissidents savent que tout est terminé, qu’il ne reste que des décombres. Et ils ne sont pas là pour reconstruire, pas là pour réparer. Ils vont prendre ce qu’ils peuvent et partir. En référence à Ad Hoc Baroque, Ad Hoc Order emprunte son nom au concept d’architecture de récupération radicale développé par Marcel Raymaekers. Autodidacte et visionnaire, cet architecte belge défie les normes établies par des constructions profondément personnelles, bricolées et poétiques. À rebours de l’esthétique moderne et rationnelle, Raymaekers récupère des matériaux aussi disparates que des fragments d’églises gothiques démantelées, des bulles de cockpits d’avions de chasse ou encore des rebuts industriels détournés de leur usage initial. Ce baroque de fortune, né du hasard des choses jetées et d’une imagination sans limite, devient une véritable attitude face au monde, où l’acte de bâtir se fait avec ce qui reste, sans prétention à l’ordre, mais avec une volonté farouche de faire émerger du sens dans les débris. Cécile B. Evans éclaire les origines de sa démarche : « Raymaekers démantelait des choses pour construire des maisons destinées plutôt à la classe moyenne et des lieux de vie confortables. J’ai voulu me réapproprier cette idée avec le duvet. À l’intérieur, il y a les restes déchiquetés des prédictions de la CIA sur le futur – qui, évidemment, ne sont pas vraiment des prédictions, mais plutôt une sorte de feuille de route sur la façon dont ils entendent, en réalité, imposer leur version de l’avenir. »
Comme une représentation naïve du repos et de la sécurité, le duvet blanc attend, justement, au fond de la pièce. Il recouvre un lit d’apparence ordinaire, mais une énième inscription attire l’attention : « G.A.M.M.A – Global Archive of Memory Management and Archeology ». Derrière cet acronyme opaque aux allures bureaucratiques, se cache une organisation fictive chargée d’administrer et d’archiver la mémoire. Le logo – inspiré de celui de l’ONU, avec ses lauriers et sa forme circulaire – parachève cette illusion d’autorité institutionnelle. À y regarder de plus près, sa surface révèle un patchwork de carrés de satin et de voiles translucides qui laissent entrevoir son rembourrage. Ce ne sont ni des plumes, ni du coton, mais des filaments de papier passés à la déchiqueteuse. Pris dans les coutures, on devine les fragments de documents. Des anticipations, des projections de pouvoir – une certaine vision du monde – aujourd’hui réduites en lambeaux, transformées en matière brute, tout juste bonnes à bourrer une couette. Et loin d’apporter chaleur ou consolation, ce duvet expose au contraire l’ironie amère du geste : dans un monde effondré, ce lit n’offre pas de refuge. Il est le linceul d’un système de pensée désintégré.