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Cécile

B. Evans

Cécile B. Evans

Cécile B. Evans, Ad Hoc Order, détails de la série de sculptures (2024). Photo - Rosy Warren © Courtesy of the artist

Par-delà la dystopie
Le grand dessillement

Publié le 06/05/2025

Je confie mes souvenirs à un « nuage ». Photos, voix, fragments de vie.

Et si tout cela s’évaporait ? Si la mémoire numérique, trop pleine ou trop fragile, me trahissait soudainement ?

Au cœur du centre-ville de Sharjah, Calligraphy Square se déploie autour d’une vaste cour baignée de lumière. Autrefois propriété de la famille Al Midfa, cette ancienne maison traditionnelle émirienne a été restaurée en un centre dédié à l’art et à la calligraphie.

C’est dans ce décor chargé d’histoire que l’exposition de l’artiste belgo-américain·e Cécile B. Evans (1983) crée une rupture saisissante. Dès l’entrée, la transition est brutale, comme si l’on basculait dans un univers parallèle. L’obscurité et le froid sec de la climatisation saisissent le corps avant même que les yeux ne s’adaptent. L’espace se révèle alors progressivement. À gauche, un écran diffuse RECEPTION!, une œuvre vidéo initialement réalisée pour le défilé automne-hiver 2024 de la marque Miu Miu. Puis, le regard est attiré à droite par une autre vidéo, MEMORY!, réalisée cette fois-ci pour la Biennale de Sharjah. Au centre, une grande maquette, divisée en six blocs, évoque un hémicycle parlementaire. Au fond de l’espace, un lit recouvert d’un duvet blanc brodé d’un sigle « G.A.M.M.A », intrigue autant qu’il perturbe.

Quel est donc cet univers dans lequel nous venons de pénétrer ? Une énergie particulière habite l’espace. L’œuvre oscille entre attraction et malaise, comme un aimant dont on voudrait s’éloigner, mais qui retient irrésistiblement le regard. Dans l’obscurité, les voix off des vidéos déroulent un récit diffus et pourtant chargé d’une inquiétante intensité. Impossible de détourner les yeux : il y a tant à voir. L’œuvre se découvre par couches superposées et contiguës. « Quand j’ai eu fini de tout installer, je me suis rendu compte que c’était un script de film déployé en plusieurs dimensions, entre les vidéos, les sculptures, le collage et le lit », nous explique l’artiste à son retour de Sharjah.

La mémoire en cavale

Tous les éléments de l’installation s’agencent comme les pièces d’un puzzle, révélant peu à peu un tableau vaste et complexe. Dans le film RECEPTION!, Cécile B. Evans nous plonge dans un futur proche où l’humanité est en crise : une catastrophe environnementale menace l’intégrité des données stockées, et avec elles, la mémoire collective et personnelle.

Dans cet univers en déclin, l’actrice Guslagie Malanda incarne Réception, l’une des dernières traductrices humaines encore en activité. Sa mission : transcrire et préserver des souvenirs pour le compte d’une entreprise… ironiquement responsable de la crise mondiale du stockage. Assise seule dans un centre de traitement de données, installé dans l’enceinte abandonnée d’un ancien parlement, elle opère avec un casque, un micro et un enregistreur pour seuls outils. Elle continue de traduire, inlassablement, les souvenirs d’une femme qui parle gaélique : elle les écoute, les interprète en français puis les enregistre en anglais, constituant ainsi une base de données de mémoires humaines, à la fois précieuses et fragiles.

Alors que le lieu menace d’être englouti par les eaux, la mémoire de Réception commence elle aussi à se dérober. Elle s’échappe sous forme d’une nuée de données flottantes, comme des particules lumineuses évanescentes que la traductrice regarde dériver lentement, s’éloignant peu à peu, hors de sa portée. Que se passe-t il quand la structure qui était censée conserver la mémoire perd, elle-même, la mémoire ? Que deviennent ces souvenirs dont cette même structure était supposée garantir la conservation ?

Ces questions sont aussi au cœur de MEMORY!. Dans cette seconde vidéo, on suit la mémoire de Réception en fuite. Interprétée par Amal Khalaf, co-commissaire de la biennale, Memory court dans le désert et sème quiconque voudrait la rattraper. Elle n’est plus un élément stable que l’on peut collecter et stocker, mais une entité mouvante qui s’échappe. Elle est insaisissable. « Les gens imaginent toujours les souvenirs ou leur représentation au cinéma à la manière de Terrence Malick : des choses éphémères, belles, douces… Mais dans mon expérience, la mémoire est hardcore, elle surgit violemment quand on s’y attend le moins. Je voulais transmettre cette énergie de la mémoire elle-même », explique Cécile B. Evans.

Mais pourquoi la mémoire fuit-elle ? « La mémoire décide de quitter son hôte, qui semble incapable de la comprendre et de la traiter avec le soin nécessaire », précise l’artiste. Que devient alors un souvenir en cavale, lorsqu’il se retrouve isolé de son contexte d’origine ? Peut-il être reconfiguré, déformé, réapproprié ? Ici, la mémoire n’est plus seulement un témoignage du passé, mais une matière vivante, qui se déplace et se transforme au gré des systèmes qui tentent de l’encadrer. Que va-t-il arriver à Réception et Memory dans ce monde au bord du précipice ? La mémoire va-t-elle arrêter de s’enfuir ? Cela reste à découvrir dans un long métrage en cours de développement.

Politique de l’ad hoc

La maquette placée au centre de l’espace d’exposition pousse cette réflexion encore plus loin. Elle reproduit la salle de l’assemblée générale des Nations Unies, avec sa structure en hémicycle, ses rangées de sièges, les deux grandes fresques de Fernand Léger et le pupitre en marbre vert placé devant un mur d’or, lui-même frappé de l’emblème des Nations Unies. 

Il faut abaisser son regard d’un niveau, vers le sous-sol de la maquette, pour découvrir un autre paysage : sous cet ordre apparent, un monde en ruines émerge. Le piètement des sculptures correspond à une accumulation de débris parmi lesquels des fragments architecturaux surgissent : ici et là, les rails de Grand Central Station, le taureau de Wall Street et les morceaux de la Statue de la Liberté gisent au milieu des gravats. En regardant attentivement, on repère un fragment d’affiche dont le slogan, « If you see something, say something », se réfère aux enjeux de la sécurité nationale après les attentats du 11 septembre 2001. C’est aussi un souvenir personnel d’Evans, qui commençait ses études à New York ce même jour…  Un fatras post-apocalyptique saturé de signes, de symboles, de traces et d’indices qui inscrivent l’effondrement d’une puissance en filigrane de l’œuvre.

Les restes de ce qui fut se retrouvent enfouis sous le poids des discours dominants prononcés, année après année, à la tribune des Nations Unies. Cette grande salle solennelle, que nous avons tant vue sur nos écrans ces dernières années, incapable de trouver un consensus, incapable d’assurer la paix. Encore un système en panne sous les apparences de l’autorité et du pouvoir officiel.

Des inscriptions manuscrites, au dos de chaque section de la maquette, ajoutent de l’étrangeté et de l’anxiété à l’installation. Elles semblent documenter l’effondrement d’un monde avec une froideur clinique, comme si une entité externe en observait la chute avec détachement :

« YOUR COLLAPSE WAS WITNESSED, YOUR DESTRUCTION CATALOGUED AND BANKED AT THE WRECKAGE OF THE HOPE MEANT TO HEAL YOU. EVERY FIBRE WILL BE USED TO KNIT A DUVET. »
[Votre effondrement a été observé, votre destruction cataloguée et archivée parmi les débris de l’espoir qui devait vous guérir. Chaque fibre sera utilisée pour tricoter une couette.]


En guise de signature, «
XOXO, AD HOC ORDER » est inscrit comme un ultime message cynique, où l’effondrement n’est pas une tragédie, mais un simple fait, intégré à un cycle d’exploitation et de recyclage.

Qui est l’auteur de ces messages pour le moins menaçants ? Telle une collaboration inattendue entre Anonymous et Gossip Girl, Ad Hoc Order forme un mouvement collectif sans structure apparente, un groupement sans visage qui semble adresser un doigt d’honneur à une société déjà en ruines. Ces dissidents savent que tout est terminé, qu’il ne reste que des décombres. Et ils ne sont pas là pour reconstruire, pas là pour réparer. Ils vont prendre ce qu’ils peuvent et partir. En référence à Ad Hoc Baroque, Ad Hoc Order emprunte son nom au concept d’architecture de récupération radicale développé par Marcel Raymaekers. Autodidacte et visionnaire, cet architecte belge défie les normes établies par des constructions profondément personnelles, bricolées et poétiques. À rebours de l’esthétique moderne et rationnelle, Raymaekers récupère des matériaux aussi disparates que des fragments d’églises gothiques démantelées, des bulles de cockpits d’avions de chasse ou encore des rebuts industriels détournés de leur usage initial. Ce baroque de fortune, né du hasard des choses jetées et d’une imagination sans limite, devient une véritable attitude face au monde, où l’acte de bâtir se fait avec ce qui reste, sans prétention à l’ordre, mais avec une volonté farouche de faire émerger du sens dans les débris. Cécile B. Evans éclaire les origines de sa démarche : « Raymaekers démantelait des choses pour construire des maisons destinées plutôt à la classe moyenne et des lieux de vie confortables. J’ai voulu me réapproprier cette idée avec le duvet. À l’intérieur, il y a les restes déchiquetés des prédictions de la CIA sur le futur – qui, évidemment, ne sont pas vraiment des prédictions, mais plutôt une sorte de feuille de route sur la façon dont ils entendent, en réalité, imposer leur version de l’avenir. »

Comme une représentation naïve du repos et de la sécurité, le duvet blanc attend, justement, au fond de la pièce. Il recouvre un lit d’apparence ordinaire, mais une énième inscription attire l’attention : « G.A.M.M.A – Global Archive of Memory Management and Archeology ». Derrière cet acronyme opaque aux allures bureaucratiques, se cache une organisation fictive chargée d’administrer et d’archiver la mémoire. Le logo – inspiré de celui de l’ONU, avec ses lauriers et sa forme circulaire – parachève cette illusion d’autorité institutionnelle. À y regarder de plus près, sa surface révèle un patchwork de carrés de satin et de voiles translucides qui laissent entrevoir son rembourrage. Ce ne sont ni des plumes, ni du coton, mais des filaments de papier passés à la déchiqueteuse. Pris dans les coutures, on devine les fragments de documents. Des anticipations, des projections de pouvoir – une certaine vision du monde – aujourd’hui réduites en lambeaux, transformées en matière brute, tout juste bonnes à bourrer une couette. Et loin d’apporter chaleur ou consolation, ce duvet expose au contraire l’ironie amère du geste : dans un monde effondré, ce lit n’offre pas de refuge. Il est le linceul d’un système de pensée désintégré.

L’esthétique de la ruine

Cécile B. Evans construit depuis plusieurs années une œuvre exigeante et singulière, au croisement de la science-fiction, de l’étude des émotions et de la critique des technologies contemporaines. Qu’il s’agisse d’installations immersives, de vidéos narratives ou de dispositifs mêlant architecture et intelligence artificielle, iel s’intéresse aux manières dont la mémoire, les émotions et l’identité circulent, se déforment et se fragmentent dans un monde saturé de données. Des œuvres comme What the Heart Wants (2016) ou Amos’ World (2018) mettaient déjà en scène des systèmes sociotechniques où le sensible se heurte à des logiques de contrôle et d’optimisation. À Sharjah, l’artiste prolonge cette réflexion dans un registre plus matériel et symbolique, en faisant de la ruine le point de départ d’une nouvelle manière de penser les récits du futur.

L’ensemble de l’installation est d’autant plus malaisante qu’elle est tristement reconnaissable. Où commence la fiction ? Où finit la réalité ? À travers son installation Ad Hoc Order, Cécile B. Evans flirte intimement avec l’actualité mondiale et propose une lecture critique de l’effondrement latent des institutions contemporaines. Dans un monde où les démocraties semblent vaciller sous les assauts répétés de la désinformation, de la surveillance de masse et du capitalisme numérique, l’artiste tente de dessiller nos consciences. Dans ce chaos informationnel, Evans donne une matérialité saisissante à ce que nous portons en nous – nos souvenirs, nos langues, nos récits –, en les replaçant au centre de l’attention, comme des valeurs précieuses, trop souvent confiées avec insouciance à l’abstraction d’un cloud contrôlé par des multinationales. L’artiste invite à reconsidérer la manière dont nous externalisons notre mémoire collective et personnelle dans des infrastructures invisibles et opaques. Ce scénario entre en résonance directe avec les débats contemporains sur la souveraineté numérique, la perte de contrôle sur nos données, l’érosion de l’intimité, et notre dépendance croissante aux technologies de stockage.

Alors que les États-Unis traversent une période de tensions profondes, l’installation d’Evans agit comme une mise en abîme du présent, ou plutôt comme une projection de ce que nous refusons de voir : un monde où les structures censées garantir la stabilité sont déjà à terre. Mais au lieu de proposer un avenir à reconstruire, l’œuvre suggère une autre voie : celle de la réappropriation dans les ruines, sans illusion de réparation, sans promesse de retour à l’ordre. Non pas pour refaire le monde, mais pour inventer d’autres formes de présence, de lien, et peut-être, de mémoire. En cela, l’installation me rappelle les écrits d’Anna Tsing dans Le champignon de la fin du monde (2015), où l’écrivaine et anthropologue explore la manière dont certaines formes de vie – humaines, végétales, sociales – émergent au cœur même de l’effondrement. Pour Tsing, la fin du capitalisme globalisé n’est pas la fin de toute possibilité, mais l’occasion d’apprendre à habiter autrement, dans l’incertitude, avec ce qui reste. Il s’agit alors d’imaginer des formes de vie nouvelles, précaires, inattendues, qui émergent non pas malgré les ruines, mais depuis les ruines elles-mêmes.

Evelyne Cohen