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Bouchra

Khalili

Bouchra Khalili

BOUCHARA KHALILI sharjah biennale

La constellation Sharjah

Publié le 26/05/2025

J’ai visité Sharjah pour la première fois en 2010, à l’occasion de la 3e édition des March Meetings. À l’époque, j’étais encore une très jeune artiste, sortie d’école d’art depuis quelques années à peine. J’étais honorée de faire partie d’un groupe d’intervenants éminents, dont Okwui Enwezor, que j’ai rencontré pour la première fois, en personne, à cette occasion.

Pour la jeune artiste que j’étais, Okwui était un personnage intimidant. Je connaissais l’importance de son travail et sa contribution majeure à la transformation de la géographie de l’art. Il m’a proposé de déjeuner avec lui, et j’ai bredouillé un « sure, see you ». L’homme élégant, généreux et drôle, au rire tonitruant, a rapidement brisé la glace. À l’époque, j’avais commencé à exposer, mais je n’avais pas imaginé qu’un commissaire de la stature d’Okwui puisse s’intéresser à mon travail. De cette première rencontre, je me souviens de sa curiosité : « Sur quoi travailles-tu ? » ; « As-tu des expositions prévues ? » J’ai compris par la suite qu’il souhaitait m’inviter à l’édition de Meeting Points, dont il était le commissaire, et qui devait avoir lieu à Beyrouth, Bruxelles et Berlin en 2011. Quelques jours plus tard, j’étais officiellement conviée à participer à cette exposition. À chaque fois qu’il m’invitait à contribuer à l’un de ses projets, il me demandait : « Do you have an idea? » Et je répondais toujours la même phrase : « I do, but I can’t tell you yet. » Et c’est ainsi que The Constellations Series a été produite pour Meeting Points, et The Speeches Series pour la Triennale au Palais de Tokyo, à Paris, en 2012, parmi d’autres œuvres.

En 2021, Hoor Al-Qasimi m’appelle et m’annonce qu’elle va curater la 15e Biennale de Sharjah, une édition particulière, puisqu’elle célèbre le 30e anniversaire de l’événement. À l’origine, elle avait demandé à Okwui d’en être le commissaire ; mais c’est finalement une exposition posthume d’Okwui qui est réalisée par Hoor.

L’idée de départ était de commander à trente artistes une œuvre répondant à ce thème : Thinking Historically in the Present. Hoor me dit que je fais partie de la liste d’Okwui et me demande si je souhaite participer. Je suis émue et les larmes montent. Je pense à lui, sur son lit d’hôpital, travaillant à son idée pour la biennale, finalisant sa liste d’artistes. Je me reprends et lui réponds : « Of course. » Hoor me demande « Do you have an idea? » Et je lui réponds, comme je le faisais avec Okwui : « I do, but I can’t tell you yet. »

J’avais rencontré Hoor lors des March Meetings, en 2010. Je l’ai mieux connue en 2011, lors de ma première participation à la Biennale de Sharjah. C’est à cette occasion que j’avais révélé The Mapping Journey Project, que je venais de terminer, et qui a été présenté au Pavillon central de la Biennale de Venise, à l’Arsenal, en 2024.

Après 2011, j’ai revu Hoor à plusieurs reprises. J’admirais sa vision. J’admirais comment elle avait réussi à faire de la biennale et de la fondation un lieu hospitalier pour les artistes et le public. Comment elle avait placé Sharjah sur la carte du circuit des biennales majeures. Et surtout, comment elle mettait en avant des artistes « comme moi », dont les trajectoires et les origines diverses proposent de nouvelles formes d’appartenance transnationales et solidaires.

Au fond, Okwui et Hoor se rejoignent sur ce constat : des modernités alternatives au paradigme occidental existent. Elles forment nos traditions, et c’est à partir d’elles que nous devons penser un monde global, façonné par une éthique de la coexistence que nous devons défendre, surtout face à la résurgence des spectres bien réels du racisme en Occident.

Pour cette édition historique de la 15e Biennale de Sharjah, j’ai produit The Circle, une grande installation que je mûrissais depuis plusieurs années déjà. Cela faisait près de dix ans que j’avais commencé une série d’œuvres autour du Mouvement des Travailleurs Arabes et de ses troupes de théâtre. The Tempest Society, qui en faisait partie, avait été montrée à la documenta 14, en 2017. En 2020, j’avais produit une pièce audio de quarante minutes pour le Kunstenfestivaldesarts. J’attendais l’opportunité de produire The Circle, que je voyais comme la conclusion de dix années de recherche dans les archives manquantes des luttes pionnières de l’immigration maghrébine en France. Ces luttes ont fait de la performance une poétique et une praxis propres à une communauté d’exclus de la citoyenneté.

Lorsque je suis arrivée à Sharjah pour l’accrochage début février 2023, j’ai retrouvé l’ambiance chaleureuse, fraternelle et solidaire de cette biennale, ainsi que l’incroyable patience et le dévouement des équipes curatoriales et techniques. Et Hoor, allant d’une salle à l’autre, prenait soin de regarder attentivement chaque œuvre, de passer du temps avec les artistes, de parler avec eux et de les écouter.

Elle me rappelle Okwui : le même respect pour les créateurs, la même curiosité, et cette même façon horizontale de comprendre la pratique curatoriale comme production de liens – avec les artistes, avec les publics, et entre eux. The Circle a remporté le prix de la biennale. Je ne m’y attendais pas, tant celle-ci comptait d’œuvres magnifiques.

À l’automne 2024, j’ai ouvert mon exposition personnelle Between Circles and Constellations à la Sharjah Art Foundation. Des années plus tôt – en 2016 – Hoor m’avait dit : « Un jour, nous ferons un solo ensemble. » Et elle a tenu parole, comme toujours. 

Combien de lieux comme Sharjah nous restent-ils pour nous rencontrer ? Ces espaces se rétrécissent comme jamais depuis le début de ma carrière, il y a plus de vingt ans, et ils se rétrécissent dans le silence, voire dans l’indifférence. La Biennale de Sharjah fait partie de ces rares lieux, devenus si précieux, qui nous permettent d’imaginer ensemble un monde mieux partagé.

Bouchra Khalili