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Biennale en Quintet

commissaires d’exposition biennale sharjah 2025

Publié le 05/05/2025

To carry – « (trans)porter » en français – est le titre qui ponctue la 16e édition de la Biennale de Sharjah. Répété comme une anaphore, ce verbe, à la fois poétique, politique et polysémique, offre un large éventail de regards et d’interprétations. Porter, sup-porter, trans-porter – son histoire, son chez-soi, ses blessures, son langage, sa résistance… C’est cette richesse de sens que les cinq commissaires d’exposition ont souhaité transmettre au public de la biennale.
Travaillant aux quatre coins du monde, Amal Khalaf, Alia Swastika, Megan Tamati-Quennell, Natasha Ginwala et Zeynep Öz se sont rassemblées pour la Biennale de Sharjah et ont composé ensemble une exposition polyphonique, au sein de laquelle leurs voix résonnent harmonieusement.

Mais comment parvient-on à imaginer une biennale à dix mains ? À quelques jours de l’ouverture de la biennale, elles ont pris un moment pour nous répondre dans l’effervescence des préparatifs.

Le Grand Tour (LGT) : Pouvez-vous nous raconter votre première rencontre avec la Biennale de Sharjah ?

Amal Khalaf (AK) : J’ai grandi au Bahreïn, un pays situé pas très loin de Sharjah. J’ai assisté à chaque édition de la biennale depuis 2005, lorsqu’elle était sous le commissariat de Jack Persekian. À l’époque, je travaillais entre la Townhouse Gallery, au Caire, et Al Riwaq, un espace consacré à l’art contemporain au Bahreïn. C’était une période très excitante dans la région du Golfe, au cours de laquelle on a vu émerger des initiatives indépendantes pour l’art contemporain, en parallèle de celles financées par l’État. Je garde un souvenir très net de ma première visite à la Biennale de Sharjah. Pendant la semaine d’ouverture, j’avais assisté à une conversation très animée entre plusieurs artistes présentés dans le programme. Pour la première fois dans le Golfe, je participais à un débat critique sur l’art, qui posait des questions encore jamais soulevées. Grâce aux plateformes d’échange que la Biennale de Sharjah a créées à travers les March meetings et ses différents projets d’exposition, la biennale est restée pour moi un espace d’apprentissage important. Lorsque j’ai été invitée à co-curater la 16e édition de la Biennale de Sharjah, j’ai pris mon expérience personnelle comme point de départ, en pensant à tous ces lieux d’apprentissage et de partage vecteurs de changement, qui ont été si déterminants dans ma formation.

Alia Swastika (AS) : Je suis allée pour la première fois à Sharjah en 2013, lors de la biennale organisée par Yuko Hasegawa. J’en suis immédiatement tombée amoureuse. Non seulement en raison de la dynamique dans laquelle les œuvres étaient présentées – et des idées puissantes qu’elles véhiculaient –, mais aussi dans la manière dont les arts dialoguaient avec l’histoire de la ville et ses différents lieux. J’en garde un souvenir unique. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle je suis toujours revenue lors des éditions ultérieures… Sharjah a toujours été l’une de mes biennales préférées.

Zeynep Öz (ZO) : Je crois que la première fois que je suis allée à la Biennale de Sharjah remonte à 2015, pour l’édition organisée par Eungie Joo. J’avais déjà visité les espaces de la Sharjah Art Foundation à plusieurs reprises avant 2015 – ce n’était donc pas une totale découverte. J’avais déjà été très marquée par la manière dont les lieux de la Sharjah Art Foundation parviennent à générer autant de récits individuels, tout en formant une histoire commune. Cela a été une véritable source d’inspiration pour moi, et je pense que cela m’a donné des clés méthodologiques que j’ai essayé d’appliquer à ma propre pratique curatoriale. Mais c’est vraiment lors de ma première visite à la Biennale de Sharjah en 2015 que j’ai réalisé à quel point celle-ci pouvait être tentaculaire, offrant une multitude d’histoires et de narrations à travers les différents itinéraires empruntés d’un bout à l’autre de l’émirat.

LGT

Que signifie pour vous le fait de participer à la Biennale de Sharjah en tant que co-commissaires ?

AK

J’ai longtemps envisagé la biennale comme une école, où l’on apprend, dialogue et partage avec les autres, en vue de concevoir un avenir meilleur. Ayant moi-même beaucoup appris de la Biennale de Sharjah au fil des ans, j’étais à la fois honorée et heureuse de pouvoir travailler sur cette édition, tout en restant consciente de la responsabilité qui m’incombait.

AS

C’est un peu comme si je réalisais un rêve. Après 2013, je me suis régulièrement rendue à Sharjah. J’ai le sentiment de bien connaître la ville et les gens qui y travaillent. J’ai toujours été très sensible à la forte présence féminine dans cette biennale ; et le fait d’inviter toutes ces curatrices formidables brise selon moi un important plafond de verre du monde de l’art. Travailler avec quatre commissaires d’exposition m’a beaucoup apporté, tant du point de vue des idées que nous avons partagées, que des projets exaltants que nous avons menés.

ZO

La Sharjah Art Foundation, et la Biennale de Sharjah en particulier, ont joué un rôle important dans ma propre pratique curatoriale. J’ai été l’une des interlocutrices de la biennale en 2017, sous la direction de Christine Tohmé, et j’ai assuré le commissariat du programme hors-les-murs à Istanbul. Le projet, intitulé Bahar, m’a donné les moyens de faire évoluer ma pratique. La fondation m’a soutenue à un moment charnière, alors que je développais mon propre langage curatorial. C’est à ce moment-là que j’ai compris comment l’apprentissage collectif pouvait faire pleinement partie du processus de création des artistes.

LGT

Comment avez-vous conçu le propos curatorial de cette édition, autour du thème to carry ?

AK

En cette période de violence politique et de désastre environnemental, je me suis demandé ce que nous pourrions transmettre en tant qu’artistes et travailleuses de l’art. À travers nos différentes approches, nous avons commencé à considérer cette notion, to carry, comme une proposition ouverte à de multiples interprétations. Au départ, nous l’avons employée pour nous interroger collectivement : qu’est-ce que cela implique de (trans)porter son chez-soi, ses ancêtres et ses convictions politiques ? Lorsque nous avons commencé à explorer le sens derrière ce verbe, « (trans)porter », celui-ci a pris une tournure poétique et révélé ses multiples facettes, toutes pertinentes pour répondre à nos premières questions, et plus encore.

AS

To carry n’est pas un thème à proprement parler. Il s’agit plutôt d’une phrase qui est née au fil de nos discussions, dans une sorte d’harmonie collective. Après de longues conversations sur nos intérêts personnels, nous avons pensé que cette décision autour de to carry reflétait parfaitement la manière dont nous travaillons collectivement : à la fois seules, et ensemble.

ZO

Comme le dit Alia, to carry n’est pas vraiment un thème, mais plutôt un titre que nous avons choisi d’adopter après avoir formulé cette série de questions qu’Amal vient de mentionner. Nous avions déjà réfléchi à nos projets individuels (sur lesquels nous travaillions depuis un certain temps déjà) lorsque nous avons posé ces questions, et dans lesquelles nous nous sentions toutes à l’aise. Il s’agissait d’une idée à travers laquelle nous parvenions toutes à nous retrouver.

LGT

Qu’est-ce que ce verbe, « to carry », signifie pour vous, individuellement ?

AK

Je me suis inspirée de ce terme pour penser les rituels, les méthodologies et les pratiques qui servent des formes de résistance, et j’ai invité les artistes à s’en saisir. Au fil des échanges avec eux et en voyant émerger leurs différents projets, une question s’est imposée à moi : dans quelle mesure la biennale, et les œuvres qui la composent, peuvent-elles devenir des espaces où il est possible de se réapproprier une agentivité politique ? Quel rôle joue l’imagination en temps de guerre ? Et que (trans)portons-nous, en tant qu’artistes et travailleurs de l’art, à travers nos héritages culturels et nos savoirs qui ont été négligés ou oubliés dans l’Histoire ? J’ai commencé à réfléchir aux espaces où l’on se rassemble, où l’on crée des savoirs et où l’on initie le changement. Je me suis inspirée de mon propre héritage matrilinéaire, transmis par ma grand-mère, qui était une pleureuse au Bahreïn. J’ai également pensé à ces pratiques rituelles et collectives qui guident les individus en temps de lutte ou de bouleversement. Le titre de ma proposition curatoriale, Throwing Shells [Lancer des coquillages], évoque une sorte de navigation, une constellation à partir de laquelle des alliances pourraient être formées afin de résister collectivement aux grands récits des spoliations et des pertes. Lancer des coquillages est devenu pour moi une manière de concevoir ma pratique artistique, comme une méthodologie pour cheminer, écouter, pleurer, se souvenir, désapprendre, et enfin, agir collectivement.

AS

Je pense que to carry reflète également nos multiples identités, chacune apportant un bagage différent. Ainsi, notre travail collectif reflète également nos points de vue individuels, nos rapports personnels à nos racines, nos ancêtres, notre « chez-soi », notre manière de faire communauté, de faire sororité…

ZO

L’un des thèmes que j’ai essayé de développer dans mon projet curatorial était celui de la mobilité engendrée aujourd’hui par l’accélération des bouleversements technologiques, économiques et politiques. En ce sens, la question de savoir comment (trans)porter son chez-soi et ses convictions politiques résonnait à plus d’un titre.

LGT

Comment avez-vous abordé le collectif dans ce travail de co-curation ?

AK

Nous sommes dispersées entre cinq fuseaux horaires différents… Dès le départ, notre objectif était de nous écouter les unes les autres afin de faire émerger une constellation d’idées. En tant que commissaire et artiste, j’ai rarement travaillé en dehors de processus collectifs. C’était donc assez naturel pour moi de collaborer avec quatre autres commissaires d’exposition pour cette biennale. Malgré la diversité de nos pratiques, de nos approches et de nos géographies, nous avons su faire résonner nos voix. En mettant en commun nos intérêts, nos projets et nos méthodes de travail, nous avons développé des idées clés. Nous nous sommes revues régulièrement afin de partager ensemble la pensée des artistes et leurs projets en cours, afin d’écrire ensemble la biennale. Je me sens très privilégiée d’avoir eu l’occasion de travailler avec ces quatre femmes, qui sont une vraie source d’inspiration.

AS

C’est davantage l’amitié et le partage qui m’ont permis d’apprendre autant de mes collègues, chacune d’entre nous venant d’horizons très différents. C’est une manière géniale d’apprendre ensemble : dans la joie. Co-curater ne consiste pas seulement à définir un thème, sélectionner des artistes et les exposer. Cela implique tout un processus d’attention et d’écoute mutuelles.

ZO

Nous avons pris beaucoup de plaisir à travailler ensemble, car nous avions dès le départ compris que chacune d’entre nous aurait une approche très différente de l’autre. Nous avons travaillé sur nos projets individuels tout en nous tenant mutuellement informées des orientations que prenaient chacun de nos projets. Cette liberté nous a permis de tisser des collaborations authentiques et spontanées. Il nous est parfois arrivé de travailler avec le même artiste… J’ai l’impression d’avoir beaucoup appris de chacune de ces collaborations et j’ai le sentiment que de nombreuses autres sont sur le point de naître.

LGT

Y a-t-il des limites au commissariat en collectif ?

AK

« Tout ce qui vaut la peine d’être fait l’est avec d’autres personnes », a dit la militante Mariame Kaba. C’est ma citation préférée. C’est quelque chose qui me tient à cœur dans tout le travail que j’entreprends, en tant qu’artiste mais aussi en tant que commissaire.

LGT

Quel est votre meilleur souvenir de la biennale jusqu’à aujourd’hui ?

AK

Installer les expositions avec l’équipe formidable de la Sharjah Art Foundation et voir le travail prendre vie… Et les chats de la fondation, bien sûr !

AS

Je me suis rendue dans les montagnes de Flores et sur l’île de Timor, en Indonésie, avec une équipe d’artistes et de chercheurs. Nous y avons rencontré des femmes qui voient encore dans le tissage un acte de connexion avec leurs ancêtres, un symbole d’identité collective et un acte de résistance. C’était un moment magique que d’écouter leurs histoires – et de les partager désormais avec un public plus large.

ZO

J’ai vraiment pris plaisir à voyager avec les autres commissaires, une fois que nous avions commencé à pitcher nos projets. Bien sûr, tout le monde n’a pas pu venir à chaque fois. D’ailleurs, il n’y a pas eu une seule fois où nous étions toutes les cinq présentes – sauf pour nos présentations à Sharjah. Mais ces voyages que nous avons faits à New York ou à Londres, nous ont vraiment permis de passer plus de temps ensemble, et beaucoup d’idées sont nées dans ces moments où nous n’avions pas d’ordre du jour et où nous avions l’espace de réfléchir librement.