Art et philo : quels rapports ?
Publié le 14/06/2024
Publié le 14/06/2024
C’est une expérience que chacun peut-être a fait : entrant dans une exposition contemporaine, le regard effleure les pièces puis, ne trouvant ni sens ni sensation suffisamment aiguisés où s’accrocher, se tourne vers les dispositifs textuels. Mais je me trouve alors face à une nébuleuse de signifiants qui soit empruntent la supposée forme d’un concept (rareté des occurrences dans le langage ordinaire, apparente complexité, néologisme), soit en sont effectivement, issus des sciences humaines et de la philosophie, mais non définis et contextualisés ; et qui, loin de me dévoiler l’œuvre, la rendent plus hermétique encore.
Certes, il arrive que le cartel soit rédigé avec une réelle volonté didactique, la pièce effectivement conçue et réalisée en ces termes, et le lecteur doté du capital symbolique qui les lui rend intelligibles ; la réunion de ces facteurs peut alors ouvrir à une vraie compréhension du travail. Mais quelle attitude adopter quand l’œuvre, drapée d’une aura de légitimité, ne s’en trouve pas plus accessible ? Considérer que je n’y ai qu’un accès partiel tant que je n’aurais pas lu les philosophes cités, ou qu’il s’agit d’un bavardage superflu sans lequel je peux tout aussi bien, sinon mieux, en faire une authentique expérience ? Sans doute y a-t-il un double écueil à éviter, celui de se laisser impressionner par la pseudo-sophistication de ces supports discursifs qui viennent parfois masquer une insuffisance plastique, et celui de se braquer dans un rejet absolu trop rapide pour esquiver la réflexion. Non que rejets et préférences radicales n’aient leur place en art, au contraire, mais il peut être intéressant pour pouvoir adopter des postures tranchées de commencer par interroger et distinguer.
Il est fructueux, déjà, de se demander quel rôle le « concept » a joué pour l’artiste et à quel moment de son processus. Certains artistes n’intellectualisent jamais leur travail, quand les moments réflexifs sont pour d’autres des étapes essentielles ou finales. Cette dimension idéelle n’a donc pas la même place dans l’expérience artistique selon que la genèse de l’œuvre inclut une interrogation discursive explicite ou que ce versant textuel a été établi a posteriori, pour défendre le travail ou, avec ou sans l’artiste, au cours de la curation.
Puisque le rapport à la signification a un statut différent selon l’œuvre et son paradigme artistique – classique, moderne ou contemporain, dans lequel on peut la situer si l’on souscrit à la tripartition proposée par la sociologue Nathalie Heinich (1955) – le texte des cartels constituera selon les cas une voie d’accès indispensable ou un parasitage inutile. Parmi les expositions récentes au Palais de Tokyo, dans une proposition comme celle de Miriam Cahn par exemple, le recours au discours peut soutenir les toiles, mais la finalité est l’expérience picturale, l’éprouvé de la puissance mutique et charnelle de ces présences hors-langage ; tandis que dans d’autres, c’est un questionnement réflexif qui est visé, la dimension signifiante n’étant plus un moyen au service du travail mais à son fondement.
Mais il faut, dans ce second cas, questionner dans quelle mesure il s’agit véritablement de concepts. Car au fait, qu’est-ce qu’un concept ? On peut l’approcher par sa fonction : totalité déterminée, il opère comme un hyper-signifiant dont les contours permettent d’isoler dans l’indistinction magmatique du réel un ensemble d’objets correspondants, comme autant d’incarnations particulières. C’est donc une création exigeante, dont la force est de pouvoir tailler une entité nouvelle, la faire surgir dans sa spécificité. Gilles Deleuze (1925 – 1995), qui distingue ce que produit en propre chaque activité créatrice (fonction pour la science, concept pour la philosophie et percept pour l’art, c’est-à-dire composé de sensations doté d’une existence autonome), revendique dans un texte que pourraient relire ceux qui le name-drop une appartenance exclusive du concept à la philosophie.
On voit alors toutefois en quel sens l’art conceptuel fonctionne effectivement d’une façon conceptuelle : la production plastique devient la manifestation matérielle, assumée comme secondaire et contingente, de l’idée qui y préside et fonctionne comme essence et matrice. Ainsi les notices de Sol LeWitt précisent-elles que le montage de la pièce est indifférent puisque que, résidant dans son concept, elle existe indépendamment de sa matérialisation. Mais rares sont les œuvres à être conceptuelles en ce sens radical mais cohérent. L’art contemporain actuel, qu’on dit parfois post-conceptuel, présente plutôt une constellation de pratiques hétérogènes pour lesquelles la revendication du statut conceptuel du discours devient obscure et discutable. En quoi ces prétendus « concepts » en sont-ils ? Qu’est-ce qui se trouve arraché au chaos mental et saisi dans une évidence claire sur le plan de la pensée ? Toute intention ou statement n’a pas cette puissance créatrice d’articulation et de découpage ; et il ne suffit pas non plus d’emprunter un concept à la philosophie pour qu’il fonctionne encore comme tel, sans se trouver vidé de son sens et de son opérativité. Utiliser cette notion pour qualifier un assemblage de signifiants décontextualisés et de storytelling risque de le dévoyer en fétiche ineffectif et de nous faire retomber dans le vague de l’indistinction dont il cherchait justement à nous arracher.
Mais, inversement, l’autre risque serait de passer à côté du régime spécifiquement sensible des œuvres en les réduisant à des exemplifications d’idées, alors que l’art a en propre de me donner accès à un rapport immédiat au réel, à une intensité et à une évidence qui ne soit pas filtrée par la signification. C’est par cette irréductibilité sensible qu’Emmanuel Kant (1724 – 1804) caractérise l’Idée esthétique, cette « représentation de l’imagination qui donne beaucoup à penser sans que (…) aucun concept ne puisse lui être adéquat et que par conséquent aucun langage n’atteint complètement. » Alors que je me rapporte la plupart du temps à la réalité en y injectant une médiation signifiante qui me permette de l’appréhender – je la « lis », comme le dit Francis Bacon – certaines peintures me permettent de l’atteindre, ou plutôt qu’elle m’atteigne, sans cette distance, dans mes nerfs et ma chair. Approcher une œuvre à travers un concept, c’est réinterposer cette médiation et dissoudre la possibilité de ce contact avec une présence directe qui l’excède.
Finalement, cette tentative d’étayer la production artistique en empruntant à la philosophie semble, en brouillant les rôles, émousser la radicalité respective de ces deux créations. Or, ni médiation puissante de la pensée pure, ni immédiateté vibrante de la sensation brute, où la stimulation qui émerge de ce brouillage trouve-t-elle à me sortir de mon rapport habituel aux choses, si ce n’est dans l’épiphanie d’une stupeur mentale ou d’un émerveillement physique ?
C’est plutôt l’art, peut-être, qui peut se révéler fécond pour la création de concepts, et on imagine facilement comment les philosophes qui confèrent au sensible une position privilégiée et cherchent à le penser dans son originalité, voire son originarité, peuvent trouver dans le contenu figural des œuvres plastiques, c’est-à-dire inassimilable par le langage selon le concept de Jean-François Lyotard (1924 – 1998), un matériau d’élaboration idéal.
Lyotard développe en effet ses concepts – de figural mais aussi de sublime, de phrase-affect ou d’enfance – à partir d’une attention extrême au champ de l’art moderne et contemporain, pour penser la résistance du sensible à son incorporation dans le dicible et la possibilité d’un dessaisissement de l’esprit affecté au-delà de toute représentation possible. C’est sur la peinture de Paul Cézanne que Merleau-Ponty (1908-1961) lui prend avant tout appui, pour repenser le concept de corps et forger celui de chair. C’est Deleuze enfin qui, dubitatif quant à l’éventualité d’un apport de la philosophie aux artistes, n’a de cesse de se confronter directement aux œuvres pour créer ses concepts. La peinture lui permet de déployer celui de diagramme (modalité singulière de désorganisation puis de reconfiguration que le peintre applique au réel) ; de Figure, pour penser cet événement par lequel une présence picturale nous fait voir une chose de façon originelle sans nous la re-présenter, c’est-à-dire re-connaître ; ou encore de CsO – empruntant avec Félix Guattari (1930 – 1992) le terme de « corps-sans-organes » à Antonin Artaud (1896 – 1948) – pour dessiner les contours d’un niveau de sensorialité violente et intensément vivante qui traverse l’organisme en-deçà de sa constitution organisée.
Mais le philosophe qui s’appuie sur l’art pour créer ses concepts, si l’artiste peut en épuiser la fonction lorsqu’il s’en saisit, ne risque-t-il pas lui d’oblitérer la singularité des œuvres en les réabsorbant dans la signification – à moins de sortir à son tour du logos articulé ? Si certains peut-être parviennent à s’en tenir proches, ce ne peut être en tout cas qu’en demeurant dans cette tension irrésolue. Car sans doute la plus grande fécondité du rapport entre art et philosophie réside dans le fait d’éprouver leur antagonisme brûlant et de maintenir la lutte de ces deux territoires radicalement étrangers, sans céder à la tentation que celui du langage ne recouvre totalement le sensible, surtout en sa fragile et paroxystique pointe qu’est l’art.