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Anna

Jermolaewa

Anna Jermolaewa

Anna Jermolaewa

SWAN LAKE
Memory as resistance

Publié le 06/05/2024

Dans une installation immersive où se mêlent mémoires individuelle et collective, l’artiste revisite la célèbre œuvre de Tchaïkovski, transformée en lieu de résistance politique.

Un récit poignant dans lequel elle retrace une part de son histoire, depuis son enfance en URSS jusqu’à son exil en Autriche.

Référence incontournable du ballet classique, le Lac des Cygnes a su bercer de sa féerie des millions de spectateurs. Depuis sa première représentation en 1877 au Théâtre Bolchoï à Moscou, l’œuvre de Tchaïkovski a été jouée, adaptée et revisitée sous toutes ses formes. De l’opéra au cinéma en passant par la littérature, il est aujourd’hui l’un des ballets les plus célèbres au monde. Pourtant, le Lac des Cygnes est aussi porteur d’une histoire douloureuse, peu connue. Sous l’Union soviétique, il a servi la censure, bien loin de son souffle romantique dix-neuvièmiste. Héritière de cette mémoire, Anna Jermolaewa a choisi d’en faire le sujet de son œuvre pour la Biennale de Venise. 

Au sein du pavillon autrichien où elle expose, l’artiste interroge ses souvenirs, depuis son enfance en URSS, jusqu’à son exil en Autriche, où elle vit dès 1989. Empreinte de finesse et de poésie, l’exposition est aussi pensée comme une déclaration politique. Réalisée en collaboration avec la chorégraphe ukrainienne Oksana Serheieva, réfugiée en Autriche depuis 2022, elle explore la question du déplacement, et offre un regard singulier sur des formes de résistance à l’oppression.

Geste poétique, corps politique : quand la danse est résistance

Née en 1970, Anna Jermolaewa a grandi à Léningrad (ex-Saint-Pétersbourg), deuxième plus grande ville de l’URSS. « C’était une époque où l’Union soviétique décidait de ce que l’on devait savoir ou non. Swan Lake passait sans arrêt sur la seule chaîne de télévision qu’il y avait. Aujourd’hui, tout le monde connaît sa signification en Russie. C’est comme une citation. » 

De ce souvenir d’enfance si particulier est né un travail collaboratif de longue haleine. Sous l’œil avisé d’Oksana Serheieva, chorégraphe et amie de l’artiste, quatre danseuses de ballet se sont réunies chaque jour, pendant plusieurs semaines, afin de rejouer des morceaux choisis du Lac des Cygnes. De ces performances, Anna Jermolaewa a conservé une trace. Dans l’espace d’exposition, miroirs et barres en bois évoquent l’atmosphère du studio de danse, et l’on découvre, sur un immense mur de LED, les extraits de ces répétitions jouées par les danseuses. Rehearsal for Swan Lake, peut-on lire en guise de titre.

Pour l’inauguration de la Biennale, Oksana Serheieva rejoue la performance en temps réel. Vêtue d’un costume de ballet que l’on reconnaît aisément comme celui du Lac des Cygnes, la danseuse entame des pas gracieux dans l’espace même du pavillon, tandis que l’air de Tchaïkovski se répète à l’infini.

Pour Jermolaewa, ce travail transcende la seule question mémorielle : c’est un moyen de se réapproprier une œuvre dont l’essence a été vidée de sa signification. Est-ce un statement politique ? « Oui, c’est même un appel au changement, et la collaboration avec Oksana est cruciale dans ce travail. » Toutes deux forcées à l’exil, elles font de l’œuvre de Tchaïkovski un lieu de résistance. 

La pratique artistique d’Anna Jermolaewa est d’ailleurs indissociable de son engagement politique. Dès les années 1980, elle rejoint les manifestations organisées par les dissidents du régime soviétique. Alors étudiante en école d’art à Léningrad, elle n’a que 17 ans lorsqu’elle participe à la création du premier parti d’opposition en URSS, l’Union démocratique. « Nous avions des méthodes claires : écrire des textes, organiser des manifestations, distribuer des pamphlets, publier dans le journal qui critiquait le régime… »

Music on Ribs : une ère de subversion sur un air des Beatles

De cette période, elle se remémore aussi les tactiques mises au point pour échapper à la censure. Tandis que l’accès à l’art et la musique est étroitement jugulé par le régime soviétique dès les années 1950, de jeunes ingénieurs parviennent à dupliquer des disques vinyles sur des radiographies médicales : c’est la naissance de la music on ribs. Une économie souterraine se développe, et très vite, rock, jazz et pop venus d’Amérique du Nord circulent clandestinement en URSS. « C’était assez subversif. On pouvait aller en prison pour cela », confie l’artiste. 

Comme un hommage à ces formes de transgression, les Ribs retrouvent leur silhouette originelle au sein du pavillon autrichien. Dans les caissons lumineux qui les accueillent, les squelettes radiographiés par la médecine ressurgissent, et la musique jouée en fond rappelle à notre souvenir certaines mélodies iconiques des sixties. Pour l’artiste, « c’était une manière de protester. Cela dit quelque chose de notre capacité à survivre dans un régime totalitaire. »

Telephone Booths, lieux de l’exil et de la mémoire

Survivre dans l’adversité, Anna Jermolaewa en sait quelque chose. Poursuivie par le KGB pour agitation et propagande antisoviétique, elle est contrainte de fuir son pays en 1989. Hébergée pendant un temps à Cracovie par des militants du Solidarność, elle rejoint ensuite Traiskirchen, l’un des plus grands et des plus anciens camps de réfugiés d’Europe. Elle se souvient des cabines téléphoniques, disposées ça et là dans le camp, dont celle qui lui a permis de prévenir sa famille lors de son arrivée. « J’ai appelé mes parents pour leur dire que j’étais en sécurité. Ils ne savaient pas où j’étais, je n’avais pas pu leur donner de nouvelles depuis des semaines. Pour moi, la cabine a été un lieu chargé d’émotions, de frustration et d’espoir. » 

À Venise, l’artiste a souhaité réintégrer ces cabines dans l’espace de l’exposition, comme une trace, matérielle et mémorielle, de sa migration. Six d’entre elles ont fait le voyage depuis l’Autriche pour rejoindre la cour du pavillon, où elles sont désormais installées. Remises en état de fonctionnement le temps de la Biennale, le public est invité à s’y aventurer, afin de ranimer ces vestiges d’une communication révolue. Anna Jermolaewa livre ici une part de son vécu, mais ces objets sont aussi les témoins d’une histoire collective. « C’est une métaphore », affirme-t-elle. Une métaphore qui résonne à nos oreilles, comme la sonnerie d’un téléphone, et l’on ne peut que penser aux migrations forcées par les conflits de notre époque. 

Pendant notre interview, l’artiste fait allusion aux réfugiés ukrainiens, auxquels elle apporte son soutien via Ariadne, un groupe de défense pour les réfugiés qu’elle a cofondé en 2021. « Cela fait partie de ma vie quotidienne. En tant qu’artiste, j’ai d’autres méthodes, et une autre ligne d’action (…) Aujourd’hui, je peux très bien combiner l’art et l’action directe, et je pense que ces deux domaines se complètent de manière efficace. » Si elle distingue sa pratique artistique de son activisme, Anna Jermolaewa voit toutefois la Biennale de Venise comme un événement capable d’ébranler les consciences. Abondant en son sens, la commissaire du pavillon, Gabriele Spindler, rappelle le thème de cette 60e édition. « Foreigners Everywhere nous incite à faire bouger les lignes. »

Les fleurs de la révolution

Sous les arches immaculées du pavillon autrichien, l’œuvre d’Anna Jermolaewa parle aussi de résilience. Dès l’entrée, une installation végétale accueille le visiteur dans une atmosphère solennelle. The Penultimate est une déambulation parmi les fleurs : roses, bleuets, tulipes, jasmin et œillets investissent l’espace d’exposition dans des vases de formes diverses qui donnent à l’ensemble une ambiance éclectique. Si l’installation semble à première vue décorative – à en croire le nombre de visiteurs qui dégainent leurs smartphones à leur arrivée – The Penultimate suggère poétiquement les soulèvements populaires auxquels ces bouquets prêtent leurs noms. De la Révolution des œillets au Portugal (1974) à celle du lotus en Égypte (2011), l’œuvre d’Anna Jermolaewa reprend le langage floral de ces mouvements pacifiques, rappelant la capacité des peuples à faire front pour renverser les pouvoirs en place.

Sur un tabouret, un oranger retient l’attention du spectateur. Référence à la révolution survenue en Ukraine en 2004, l’arbre fruitier évoque ici l’histoire d’un pays marqué par d’importantes instabilités géopolitiques depuis son indépendance. Alors que la guerre actuelle tire ses racines dans la Révolution orange, depuis laquelle Poutine n’a cessé de construire une rhétorique anti- occidentale et anti-Ukraine, les liens que tisse l’artiste entre passé et présent se dessinent en filigrane de cette œuvre éphémère. Conçue par Anna Jermolaewa en 2017, l’installation trouve ici une nouvelle lecture, en lien avec le présent.

Une invitation à penser le présent

C’est une histoire personnelle, intime et politique, que nous livre Anna Jermolaewa dans cette exposition. Conceptuelles, les installations qu’elle présente deviennent les supports d’une mémoire, individuelle et collective, dans laquelle le visiteur est invité à naviguer le temps de la Biennale. Mais ce ne sont pas seulement ses souvenirs que l’artiste interroge ici. À la fin de notre entretien, je lui demande : quelles idées souhaiteriez-vous voir émerger chez le visiteur ? Sourire aux lèvres, elle me répond sans sourciller : « Qu’il ait envie de changer le monde, peut-être ? » Regarder le passé pour mieux penser le présent, tel est le pari d’Anna Jermolaewa.

Julia Hancart