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Alexandre

Kazerouni

Alexandre Kazerouni

Alexandre Kazerouni

Une biennale panarabe, panafricaine, panasiatique ?

Publié le 05/05/2025

C’est dans un petit café de la rue d’Ulm, en face de l’ENS où il travaille, que nous avons rencontré Alexandre Kazerouni. Professeur d’université et chercheur en science politique sur le monde musulman contemporain, Alexandre Kazerouni est un spécialiste des politiques culturelles autour du golfe Persique. Dans son premier ouvrage Le miroir des cheikhs : musée et politique dans les principautés du golfe Persique paru en 2017, il interroge les grands p­rojets culturels menés dans les pays de la péninsule Arabique depuis 1991. Du musée d’Art islamique de Doha au Louvre Abu Dhabi, Alexandre Kazerouni révèle leurs dynamiques culturelles au sein desquelles se dessinent des enjeux de pouvoir.

Et qu’en est-il de la Biennale de Sharjah ? Nous lui avons posé la question autour d’un thé, le 12 décembre dernier, par un froid matin d’hiver parisien.

Le Grand Tour (LGT) : En 2017, vous avez publié un article intitulé « Révolution et politique de la culture à Sharjah, 1979 – 2009 ». Pourquoi parle-t-on d’une « révolution » de la culture ?

Alexandre Kazerouni (AK) : La « révolution de la culture » est une expression adoptée en 1979 par l’émir de Sharjah, Sultan bin Mohammed Al-Qasimi, sept ans après le début de son règne – toujours en cours – pour annoncer un programme très ambitieux de politiques publiques culturelles. Pour l’Émir, cette révolution-ci devait s’opposer à une autre : la « révolution du béton », selon ses mots, en référence à l’important développement urbain que les Émirats arabes unis, et Sharjah en particulier, ont connu dans les années 1960 et 1970. Mais employer le mot « révolution » en 1979 ancre aussi Sharjah dans un autre contexte. Autour du golfe Persique, l’année 1979 est d’abord le moment de la Révolution islamique en Iran. En réaction à ce bouleversement politique majeur, et pour l’endiguer, les monarchies ont lancé un processus d’islamisation culturelle par le haut dans la péninsule Arabique. En valorisant la part bédouine de l’identité locale, cette partie du monde arabe s’est distinguée du reste du monde islamique. Mais l’émir de Sharjah refuse alors de s’inscrire dans cette dynamique. Cette même année 1979, il s’approprie le terme de « révolution » afin de poursuivre la dynamique culturelle qui prévalait dans la péninsule avant la Révolution iranienne. Celle-ci se traduit par l’importation des modèles culturels d’origine européenne, d’une part, et par les idées du panarabisme sur l’expression littéraire et artistique, d’autre part.

LGT

Dans quelle mesure l’appropriation de modèles venus d’Europe va-t-elle de pair avec un discours panarabique ?

AK

Développé en Égypte sous Nasser (1952 – 1970), le panarabisme n’est pas opposé à une vision européenne de la culture. Avec la Révolution égyptienne de 1952, les élites locales ont changé, et des officiers ont pris la place de l’ancienne aristocratie ottomane. Mais comme leurs prédécesseurs, ils ont continué à valoriser les modèles culturels européens, qu’il s’agisse du théâtre ou des beaux-arts. Il n’y a pas eu de rejet des modèles éducatifs, littéraires et artistiques importés d’Europe par l’ancienne monarchie au 19e siècle. Dans les années 1980 en revanche, en réaction à la Révolution iranienne, on observe une véritable rupture avec ce mode de pensée dans l’ensemble du monde arabe, et dans la péninsule Arabique en particulier. Sauf à Sharjah : là, au contraire, l’Émir a souhaité prolonger la vision nassérienne, à laquelle il est resté attaché jusqu’à nos jours.

LGT

Comment expliquer la dynamique « à contre-courant » adoptée par l’émir de Sharjah dans les années 1980 ?

AK

Pour comprendre les enjeux culturels de Sharjah à la fin du 20e siècle, il faut revenir un peu en arrière sur l’histoire de la famille Al-Qasimi. Celle-ci contrôlait l’embouchure du golfe Persique, quand les Britanniques y ont pénétré de force au début du 19e siècle. Mais cette famille régnante leur a résisté pendant près de deux décennies avant d’être soumise à l’ordre impérial. C’est une période très violente : l’ancienne capitale des Al-Qasimi, Ras Al Khaïmah, est détruite au canon, tout comme leur flotte marchande, qui faisait alors leur fortune, et sur laquelle reposait leur pouvoir. Les Anglais n’avaient pas de visée commerciale dans le golfe Persique. Ils souhaitaient contrôler la route des Indes, en empêchant les autres Européens de s’approcher du « Joyau de l’Empire » – à commencer par les Français, que Napoléon Bonaparte avait conduits jusqu’en Palestine ottomane en 1798. La carte politique des Émirats arabes unis porte jusqu’à aujourd’hui la trace de cette défaite. La partie de la côte située à l’est de Dubaï, qui appartenait autrefois au grand domaine des Al-Qasimi, a été découpée par les Anglais en cinq émirats discontinus. Au lendemain de leur victoire, les Britanniques ont diffusé un récit dénigrant les Al-Qasimi pour légitimer leur appropriation coloniale du golfe Persique. Ils les ont dépeints comme des pirates, prétextant leur impérialisme comme une opération de pacification des mers. C’est ce même récit que l’Émir a cherché à déconstruire dans les années 1980, à travers une thèse de doctorat qu’il a publiée sous le titre The myth of Arab piracy in the Gulf [Le mythe de la piraterie arabe dans le Golfe]. Ce passé est très important pour comprendre la trajectoire culturelle de Sharjah, reflet de la pensée panarabe, à la fois anticoloniale et libérale, de l’Émir.

LGT

En quoi cette pensée distingue l’émirat de ses voisins ? Peut-on parler d’une rupture ?

AK

Oui, car le panarabisme de Sharjah ne valorise pas tant les particularismes locaux, que l’idée d’une langue et d’une culture arabes communes – d’une « haute culture arabe », qui s’étend du Maroc jusqu’au sultanat d’Oman. C’est en cela que Sharjah se distingue vraiment d’Abu Dhabi, mais aussi du Qatar, de l’Arabie saoudite et, dans une moindre mesure, du Koweït. Tandis que ses voisins ont, dans les années 1980, revendiqué les spécificités bédouines ou portuaires de la péninsule et favorisé un conservatisme religieux, l’émir de Sharjah a plutôt choisi de valoriser le système des beaux-arts et la langue arabe. En 1982, il crée une exposition annuelle des arts plastiques, devenue la Biennale des arts de Sharjah en 1993. La même année 1982, il inaugure aussi le pilier central de sa « révolution de la culture » : la Foire du livre de Sharjah. Celle-ci n’est pas tant à destination des éditeurs que du public. Elle encourage les Émiriens à lire, non pas de la poésie en dialecte local, mais de la littérature en arabe littéraire, ce niveau de langue qui relie tous les Arabes – et qui était déjà le ferment culturel du projet nationaliste panarabe de Nasser.

LGT

Quelles étaient les ambitions premières de la Biennale des arts à sa création en 1993 ?

AK

Dès l’origine, la biennale se veut internationale, mais elle est avant tout panarabe. À sa création en 1993 – et jusqu’en 2003 –, le périmètre de la biennale reste celui du monde arabe. S’agissant de la production artistique, les médiums classiques dominent, comme la peinture à l’huile et la sculpture. Mais cette biennale est aussi marquée par la présence d’un groupe d’artistes émiriens qui s’intéressent à la performance et aux installations depuis les années 1980. Parmi eux, Hassan Sharif est une figure historique remarquable. Il est un précurseur de ces nouveaux modes d’expression artistique, non seulement aux Émirats arabes unis, mais plus largement dans toute l’Asie de l’Ouest. En 1993, il est membre du jury de la première édition de la Biennale des arts plastiques.

LGT

En 2003, la fille de l’Émir, Hoor Al-Qasimi, âgée de 23 ans, prend la tête de la Biennale de Sharjah. Dans quelle mesure sa nomination en tant que commissaire change la trajectoire de la biennale ?

AK

L’arrivée d’Hoor Al-Qasimi change profondément la biennale, dans son contenu, mais aussi dans sa forme. Dès 2003, elle propose le commissariat de la biennale à un artiste britannique, Peter Lewis, rencontré au cours de ses études en Angleterre. En 2005, elle choisit pour lui succéder un Palestinien de Jérusalem, Jack Persekian. Ce dernier va accentuer la présence des artistes qui, comme lui, sont originaires du Levant, et à travers eux le traitement artistique des conflits politiques au Liban et en Palestine. Il va aussi ouvrir la biennale à de nouvelles pratiques, en lien avec la vidéo et la photographie. Les artistes palestiniens et libanais, à l’instar de Mona Hatoum et de Walid Raad, sont à cette période parmi les plus innovants des scènes contemporaines du monde arabe, et figurent parmi les plus reconnus en Europe et aux États-Unis. Néanmoins, les révolutions arabes précipitent le départ de Jack Persekian. En 2011, il est renvoyé à la suite de la polémique suscitée par l’exposition de l’œuvre de Mustapha Benfodil. Un autre changement important précède de peu le départ de Persekian. En 2009, la gestion de la biennale ne relève désormais plus de l’administration culturelle publique de Sharjah : elle est déléguée à une fondation indépendante, présidée par Hoor Al-Qasimi. Prenant plus en mains la direction artistique, Hoor Al-Qasimi ouvre d’abord la biennale en direction de l’Asie de l’Est, dont elle a étudié les langues, puis de l’Afrique subsaharienne, qui y occupe une place grandissante aujourd’hui.

LGT

À ce sujet, peut-on affirmer que l’implantation de l’Africa Institute à Sharjah en 2018 reflète aussi les orientations politiques de l’Émir ?

AK

L’Africa Institute porte un discours anticolonial. Il est à ce titre en phase avec les écrits et la pensée politique de l’Émir, d’une part, et les ambitions panafricaines de Nasser, leader des Non-Alignés, d’autre part. Les origines de cet institut remontent d’ailleurs à un symposium sur les relations entre les pays arabes et l’Afrique subsaharienne, organisé à Sharjah en 1976 à l’initiative de l’Émir lui-même. Le bâtiment où cet événement a eu lieu existe toujours à Sharjah. Il se nomme désormais l’Africa Hall.

LGT

Peut-on dire que la Biennale de Sharjah est une biennale « globale » aujourd’hui ?

AK

Je ne sais pas si on peut qualifier la Biennale de Sharjah de « globale ». Je préfère utiliser des termes plus précis : c’est une biennale panarabe, panafricaine et panasiatique. Et c’est déjà beaucoup ! Elle reste très liée à la pensée politique « tiers-mondiste » du 20e siècle, portée par l’Émir lui-même. Même si une nouvelle génération est désormais aux commandes de la biennale, on y retrouve quand même l’héritage du mouvement des Non-Alignés, tant dans la géographie de la biennale que dans ses idées. Ainsi, je préfèrerais dire que la Biennale de Sharjah est une biennale afro-asiatique des Non-Alignés, et ce depuis le monde arabe.

LGT

Comme vous l’avez montré dans votre livre Le miroir des cheikhs, les méga-institutions de la région, comme le Louvre Abu Dhabi, ont tendance à exclure les classes moyennes émiriennes. Au sein du Grand Tour, on se demande souvent « à qui s’adressent les biennales ? », ces grands-messes de l’art contemporain où se réunissent les élites économiques et culturelles du monde entier. La Biennale de Sharjah met pourtant en avant son envie de tisser des liens avec un public de proximité sharjawi. À qui s’adresse la Biennale de Sharjah selon vous ?

AK

Comme les nouveaux musées d’Abu Dhabi ou ceux du Qatar, que j’ai appelés des musées-miroirs, la Biennale de Sharjah a pour ambition affichée d’accueillir tous les publics. Ce que je souligne en revanche dans mon livre, c’est la marginalisation des Émiriens ou des Qatariens au niveau, non pas du public, mais des agents chargés de la conception et de la gestion de ces musées. Or, cette substitution des ressources humaines locales aux prestataires étrangers ne prive-t-elle pas ces lieux culturels de la force d’attraction des liens sociaux, familiaux et linguistiques entre le public et les agents d’un musée ? Dans quelle mesure le public d’une offre culturelle est-il à l’image de ceux qui la formulent et vivent économiquement de son succès ?

LGT

Il y a donc un lien de cause à effet entre « qui gère » ces institutions et « à qui » celles-ci s’adressent.

AK

Je pense qu’il faut davantage réfléchir aux liens entre les agents et le public dans la sphère culturelle. Ce n’est pas propre à la région du golfe Persique ; cela concerne aussi la France.

LGT

Sharjah compte néanmoins près de trente musées, un prix du livre… Peut-on dire que l’émirat mène une politique « publique » de démocratisation d’accès à la culture ?

AK

Sharjah mène une politique culturelle à destination de sa population, en parallèle de la biennale qu’il faut bien distinguer du reste de l’action publique culturelle, puisqu’elle est désormais mise en œuvre par une fondation indépendante. Les politiques publiques à Sharjah restent aujourd’hui très axées sur l’éducation, la lecture et le théâtre – en langue arabe littéraire – et ce, à destination de la classe moyenne émirienne.

LGT

Cela fait plusieurs années que l’on voit émerger de nouveaux centres artistiques dans la péninsule Arabique : Abu Dhabi, avec les musées du Louvre et du Guggenheim ; Doha, avec le musée d’Art islamique ; Dubaï, qui accueille chaque année une foire d’art contemporain ; ou plus récemment Riyadh, à travers le projet AlUla… Comment Sharjah tire son épingle du jeu dans ce nouveau paysage culturel ?

AK

La Biennale de Sharjah est très différente de ce que l’on peut retrouver à Dubaï, où domine le marché de l’art, ou à Abu Dhabi, avec ses grands musées. Je ne pense pas qu’il y ait vraiment de concurrence à ce niveau-là. En revanche, on peut noter depuis 2021 l’émergence d’une nouvelle biennale d’art contemporain, à Riyadh, en Arabie saoudite. C’est le premier événement qui vient marcher sur les plates-bandes de la Biennale de Sharjah, selon moi. Mais jusqu’à présent, il n’y avait pas de concurrence forte. D’ailleurs, lorsque le marché de l’art a pris son essor à Dubaï dans les années 2000, la Biennale de Sharjah en a profité pour faire coïncider ses dates d’ouverture avec celles de la foire de Dubaï, afin d’élargir son public. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. La biennale a désormais son propre agenda : elle ouvre en février, tandis que la foire se tient en mars. Il faut se rendre à l’évidence : la Biennale de Sharjah a aujourd’hui un pouvoir d’attraction très fort à l’échelle internationale !