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Noémie

Goudal

Noémie Goudal

Supra Strata
Contempler le temps

Publié le 05/05/2025

Dans une mise en scène quasi-architecturale, un paysage émerge de l’obscurité. Peu à peu, le décor se délite, laissant place au suivant. À mesure que le jour pointe, le paysage fond sans jamais disparaître. À rebours des time-lapses auxquels les écrans nous ont habitués, l’image se déploie ici dans une lenteur méditative, tandis que ses multiples strates se révèlent en arrière-plan. Mais quel est donc ce paysage où chacun est invité à contempler le passage du temps ?

Artiste, photographe et vidéaste, Noémie Goudal (1984) excelle dans l’art du trompe-l’œil. Au gré de ses rencontres avec des experts en paléoclimatologie, l’artiste française explore l’histoire des paysages à travers les âges, et interroge la perception que l’on s’en fait. À chaque œuvre, elle compose des paysages photographiques où réalité et fiction semblent se confondre.

À l’occasion de la Biennale de Sharjah, l’artiste française investit l’ancienne clinique Al Dhaid. Elle y présente son dernier film, Supra Strata, réalisé à l’occasion du Prix Marcel Duchamp, pour lequel elle a été sélectionnée en 2024.

Le Grand Tour (LGT) : Depuis quand t’intéresses-tu à la paléoclimatologie ?

Noémie Goudal (NG) : Cela fait cinq ou six ans que je m’intéresse à la paléoclimatologie, c’est-à-dire l’étude des climats passés de la Terre et de ses variations, afin de comprendre comment, en quarante-cinq milliards d’années, nous sommes arrivés au paysage que l’on connaît aujourd’hui. C’est assez génial de pouvoir observer les mouvements d’un paysage sur le temps long. On a tendance à avoir une vision très figée de notre environnement, comme s’il avait toujours été le même, mais les scientifiques avec lesquels je travaille ont une perception totalement différente de la nôtre. D’une part, ils voient le monde en mouvement. Là où l’on regarde une montagne comme un pont entre la terre et le ciel par exemple, les paléoclimatologues y perçoivent la marque d’un choc violent émanant de plaques géologiques… D’autre part, ils s’intéressent au « deep time », que l’on pourrait traduire par « temps très long ». Notre perception du temps est souvent réduite à la présence de l’Homme sur Terre, mais les scientifiques observent le paysage sur une temporalité beaucoup plus vaste, qui se compte en milliards d’années. Aujourd’hui, le dérèglement climatique entraîne une accélération des changements de la Terre, si bien que ces deux temporalités – celle de l’Homme et de l’environnement – ont tendance à se confronter de plus en plus.

LGT

D’où vient cet intérêt pour l’observation des paysages sur le temps long ?

NG

Je pense que cela a commencé lorsque j’ai découvert La Glace et le Ciel, un documentaire sur les recherches du géologue Claude Lorius. Il travaillait sur des carottes de glace qu’il allait chercher à plus de trois mille mètres de profondeur. Je me souviens avoir été vraiment marquée par ce film : tout à coup, le temps devenait visuel et observable dans le paysage. Je pense que cela a été le point de départ de mes réflexions sur le sujet. Je ne voulais pas travailler sur les carottes de glace à proprement parler, mais c’est certainement un moment clé dans ma pratique. J’ai commencé à discuter avec des scientifiques et à me nourrir de ces échanges pour créer des œuvres.

LGT

Travailles-tu avec un scientifique en particulier en ce moment ?

NG

Je travaille notamment avec Xavier Boës, chercheur au CNRS et à l’Inrap. Je discute régulièrement avec lui lorsque j’ai des questions au sujet d’un article que j’ai lu, ou d’une théorie que j’ai découverte.

LGT

Quel regard portent les scientifiques sur ces artistes qui, comme toi, s’intéressent à ces questions ?

NG

Généralement, ils en sont tous très friands. Ils trouvent plutôt géniale l’idée d’évoquer leurs recherches avec un langage qui n’est pas du tout le leur. Il ne s’agit pas, bien sûr, d’illustrer ce qu’ils me racontent, mais de m’en servir de tremplin pour créer des œuvres avec un langage visuel.

LGT

Comment ces échanges se matérialisent-ils dans ta pratique artistique ?

NG

Ils font partie d’un grand corpus intitulé Post Atlantica, dont chaque œuvre est un chapitre. Elles sont généralement inspirées d’un article ou d’une conversation que j’ai eue avec un scientifique. Supra Strata en fait partie.

LGT

Peux-tu revenir sur la genèse de Supra Strata, l’œuvre que tu as présentée au Prix Marcel Duchamp, et que tu exposes à nouveau ici, à Sharjah ?

NG

Comme son titre l’indique, Supra Strata émane d’une réflexion sur la stratigraphie. Je suis fascinée par le fait que l’on puisse voir le temps qui passe à l’intérieur même des roches, en observant leurs couches sédimentaires. Sur certaines d’entre elles, on observe des plastiglomérats. Ce sont des agrégats de fines particules de plastique qui ont fait corps avec la roche. Ces matières plastiques deviennent peu à peu des strates géologiques. Je trouve assez fou de se dire que les géologues du futur pourront retracer le périple du plastique à partir de ces strates, d’autant que ce matériau n’existera sûrement plus d’ici-là, compte tenu de la pénurie du pétrole à venir. Ces strates deviendront en quelque sorte les archives précieuses d’une matière transformée, autrefois catastrophique pour les écosystèmes… C’est assez étrange, non ? La possibilité d’observer l’évolution du paysage par la stratigraphie m’a vraiment fascinée. J’ai souhaité imaginer une manière de représenter visuellement cette transformation. C’est là qu’est né le film Supra Strata.

LGT

Dans Supra Strata, chaque décor, en fondant, révèle le suivant. Cette superposition de couches photographiques n’est pas sans rappeler le principe de la stratigraphie.

NG

Tout à fait. J’utilise cette technique depuis longtemps. C’était déjà le cas pour mon film Below The Deep South (2021), dans lequel des décors en papier brûlent les uns après les autres, laissant découvrir une strate supplémentaire à chaque fois qu’un pan de papier se consume. Le feu, destructeur, génère en même temps une énergie permettant aux paysages de se dévoiler. Dans toutes mes œuvres, j’essaie de trouver un protocole de travail en lien avec des concepts géologiques. Pour Supra Strata, je voulais traduire plastiquement l’idée de la stratigraphie comme image du temps.

LGT

Comment traduis-tu ici l’image du temps ?

NG

À travers le passage de la nuit au jour. Le premier décor est une image de nuit, et l’on passe peu à peu au jour tandis que les strates se décomposent. À la fin du film, on a l’impression d’être face à un rayon de soleil ultra-puissant.

LGT

Quelles techniques as-tu convoquées pour concevoir ce film ?

NG

Ce film est réalisé à partir de photographies de paysages imprimées sur du polystyrène, que j’ai fait fondre successivement avec de l’acétone. Le processus a été filmé en une fois, comme une performance. C’était l’une des premières fois que j’avais recours à la chimie. Je n’utilise pas vraiment ce type de matériaux habituellement ; je préfère l’eau ou le papier. Mais ici, j’avais besoin de trouver des matières pour faire fondre ces décors. Après plusieurs mois de recherches, j’ai choisi d’utiliser un polystyrène de couleur noire, qui, dans sa manière de fondre, rappelle les coulures du pétrole.

LGT

Que se passe-t-il en amont d’une telle performance ? J’imagine qu’il y a toute une phase de recherche avant de filmer ces photographies en décomposition.

NG

Chaque projet nécessite beaucoup d’ajustements et d’allers-retours, car ce sont des œuvres complexes à produire. Les recherches sur les matériaux prennent jusqu’à plusieurs mois. Il faut trouver la bonne matière et vérifier que celle-ci fonctionne à différentes échelles. Parfois, je teste le processus sur un format A4 et tout se déroule parfaitement, mais la fois d’après, je me rends compte que cela ne marche plus du tout sur un format de trois mètres de haut. Pour Supra Strata, il m’a fallu près de six mois avant de trouver les bons matériaux.

LGT

C’est donc le matériau qui guide la création de chaque œuvre.

NG

Complètement. C’est pourquoi je travaille sur le long terme, à la recherche de matières pouvant m’évoquer les discussions que j’ai eues avec des paléoclimatologues. Entre mes expérimentations et la théorie scientifique, une nouvelle idée finit par émerger. C’est très instinctif. Pour Supra Strata, c’est le polystyrène qui a déterminé en partie la forme de l’œuvre. Le film constitue le second temps de la création. C’est un moment très important pour moi,  pendant lequel je travaille sur la scénographie et sur le son.

LGT

Comment envisages-tu l’accompagnement sonore ?

NG

Je ne le produis pas moi-même. Je travaille avec un designer, à qui je donne des mots-clés pour recréer une forme de gravité pour tel ou tel matériau. Dans Supra Strata, par exemple, on a cherché à recréer le bruit du polystyrène qui fond.

LGT

Parviens-tu à anticiper à l’avance la manière dont chaque décor va se décomposer ?

NG

C’est assez difficile d’anticiper ce qui va se produire avant le tournage. Parfois, le film peut générer des images ultra-violentes, ou au contraire très douces. J’essaie, bien sûr, de me préparer au mieux, car c’est le film qui détermine visuellement l’œuvre, mais cela reste difficile à maîtriser.

LGT

Il y a donc une grande part laissée au hasard dans ton œuvre. 

NG

Évidemment. Il y a beaucoup de choses que je ne peux pas contrôler, un peu comme les scientifiques finalement. Chez eux aussi, il y a une grande part de doute et de questions laissées en suspens lorsqu’ils se lancent dans leurs recherches. Je trouve qu’il y a un parallèle entre mon travail d’artiste et le leur. J’expérimente dans mon studio pendant qu’ils font des expériences en laboratoire.

LGT

Il y a aussi une grande part de mystère dans Supra Strata. « Quels sont ces décors qui fondent ? » et « d’où viennent-ils ? » sont les interrogations qui émergent lorsque l’on regarde le film pour la première fois. 

NG

C’est une question que l’on me pose souvent. Pour Supra Strata en particulier, on m’a beaucoup demandé d’où ces paysages venaient, mais je ne veux pas répondre à cette question. Non pas que je veuille le cacher, mais ce n’est pas important de connaître le lieu où ces photographies ont été prises pour apprécier l’œuvre.

LGT

Comment as-tu envisagé l’exposition de Supra Strata à la Biennale de Sharjah, après l’avoir exposée au Centre Pompidou, en octobre 2024 ?

NG

Différemment, sans doute. Le contexte n’est pas du tout le même. À Sharjah, où il fait très chaud, on arrive dans une salle climatisée où l’on découvre ces décors en train de fondre. La lecture de Supra Strata ne peut pas être la même au Prix Marcel Duchamp, à Paris, pour lequel j’ai bénéficié d’une exposition personnelle et d’une scénographie monumentale. Dans une biennale, une œuvre n’est jamais vraiment seule. La manière dont on l’appréhende dépend de ce que l’on a déjà vu auparavant.

LGT

Que souhaites-tu que le public de la Biennale de Sharjah ressente en découvrant la pièce ?

NG

Supra Strata est une œuvre ayant un fort potentiel méditatif. Il y a l’idée de contempler un paysage en transformation, et surtout de prendre le temps de le regarder. Il s’y passe toujours quelque chose, même si le mouvement est très lent. J’aimerais que chacun puisse s’asseoir devant l’œuvre et entrer dans une sorte de méditation pendant laquelle le temps, très lent, très long, de la Terre, devient soudainement palpable.