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Petticoat

Government

Petticoat Government

Petticoat Government

Odyssées géantesques
Du folklore au politique

Publié le 31/05/2024

Telle une épopée homérique, le Petticoat Government imagine un scénario retraçant les pérégrinations des géants et de leurs communautés. 

Chapitre après chapitre, ce parcours initiatique dessine les contours d’un collectif engagé et ondoyant, entre transgression et transmission.

Oubliez tout ce que vous pensez savoir sur la Biennale de Venise. Génie de l’artiste, sémiotique du white cube, primauté de l’art sur les autres disciplines, identité nationale… Rien de tout cela n’existe au sein du pavillon belge. Le collectif a remplacé l’individu, et le modèle classique de l’exposition n’est plus ; il a laissé place au scénario. Brouillant les frontières entre les territoires, les communautés et les cultures, Petticoat Government est un kaléidoscope. Expérimental, évolutif et initiatique, il défie l’imaginaire associé à la Biennale de Venise et transcende le concept même du pavillon national.

Derrière ce titre pour le moins énigmatique, Petticoat Government réunit sept personnalités singulières. Aux côtés de la commissaire d’exposition Antoinette Jattiot, Sophie Boiron et Pierre Huyghebaert (alias Spec uloos), Pauline Fockedey et Valentin Bollaert (alias Nord), Simona Denicolai et Ivo Provoost (alias Denicolai & Provoost) ont uni leurs forces. Ensemble, ils ont constitué un scénario curatorial de grande envergure, au sein duquel se mêle une diversité de pratiques et de géographies. De l’art à la cartographie en passant par l’architecture, la performance et la typographie, Petticoat Government abolit les frontières entre les disciplines pour créer une œuvre composite et itinérante entre la Belgique, la France, l’Espagne et l’Italie.

« Faire collectif » à la Biennale de Venise

Comme son nom ne l’indique pas, Petticoat Government n’a rien d’un gouvernement. Pensé de manière collaborative et horizontale, il résulte de dialogues et d’expériences menées au fil de l’eau, pendant près d’un an, par ses membres et leurs complices. « C’est avant tout une histoire de rencontres. » Mues par le désir de retracer cette histoire, nous sommes allées les rencontrer à Bruxelles, là où tout a commencé.

Au dernier étage d’une ancienne galerie d’art, les membres de Petticoat Government se réunissent chaque semaine pour mettre en commun leurs idées. Très vite, la volonté d’expérimenter le collectif s’impose – de faire avec – en imaginant un format d’exposition innovant, fait d’échanges et de circulations. « Nous avions envie d’éclater ces entités qui nous figent en tant qu’individus, en tant qu’artistes. La Biennale de Venise en fait partie. » Comment ne pas aller dans leur sens ? Dans les Giardini, les pavillons nationaux ont conservé leur apparence d’antan, et la création contemporaine y est encore cloisonnée entre leurs murs. Grande héritière des expositions universelles, la Biennale de Venise peine à incarner l’idéal transnational qu’elle revendique. Haut lieu de rassemblement pour l’intelligentsia européenne, elle perpétue une vision élitiste de l’art contemporain, et ce malgré ses diverses tentatives de s’en défaire.

Folklore local, histoires globales

Mais c’est justement à rebours de ce modèle vieillissant que les membres de Petticoat Government imaginent leur œuvre. Depuis leur atelier bruxellois, ils projettent de transformer le pavillon belge en une célébration de la culture populaire. Marginalisées par les ayatollahs du modernisme, les « sous-cultures » façonnent ici la pensée artistique du collectif, qui a choisi de leur rendre hommage avec une exposition consacrée à la figure du géant. 

Mythologie, littérature fantastique, festivals, carnavals, processions folkloriques et manifestations politiques… La figure du géant évoque autant d’imaginaires que de représentations. Telle une archive vivante, il est porteur des récits et des histoires de la communauté qui le fait vivre. Reflet d’un savoir-faire artisanal, le géant affiche aussi un fort ancrage local. Pourtant, il échappe aux frontières érigées par l’homme : itinérant, c’est avant tout un être global. Il n’est pas non plus institutionnel : le géant naît précisément là où l’institution n’est pas. 

Cette indétermination fascine le collectif. Pendant plusieurs semaines, ses membres ont sillonné une partie de l’Europe à la recherche des géants et de leurs créateurs. Guidés par le géantologue Tristan Sadones, « Le Chasseur de Géants du Monde », ils ont souhaité rencontrer les communautés d’où émergent ces êtres folkloriques. Faisant le choix de se déplacer seulement par voie terrestre, le collectif a surtout gravité en Belgique et dans le Nord de la France, où la culture géantesque est très populaire. Au gré de leurs pérégrinations, ils ont invité plusieurs géants à rejoindre la traversée jusqu’à Venise. Il était important pour eux de convier des géants dont l’histoire, quoique singulière, n’empêche pas l’apparition de nouveaux récits. C’est ainsi que le collectif s’est ouvert à sept nouvelles personnalités.

Escale chez les géants, ces vedettes du militantisme joyeux

Si la figure d’Erasme nous est familière, les autres participants fraîchement débarqués sont à la fois inédits et insolites. Insaisissables, Akerbeltz de Mutriku et Dame Nuje Patat ne sont pas tout à fait humains. À mi-chemin entre l’homme et l’animal, Akerbeltz est une figure hybride, un personnage anthropomorphe avec une tête de bélier. « Protecteur des animaux et ami des sorcières », il est, comme Dame Nuje Patat – cette géante dotée d’une pomme de terre en guise de tête – le témoignage contemporain d’un patrimoine vernaculaire. 

Malgré leur allure de colosse, certains d’entre eux nous ressemblent. Sous une apparence humaine, ces géants rendent hommage aux membres issus de leurs communautés, dont ils célèbrent l’existence. Ils (ré)incarnent ici Babette de Tourcoing, ouvrière textile et militante féministe ; Edgar l’motard, contrebandier anticonformiste ; et Julia de Charleroi, travailleuse et figure allégorique de la lutte intersectionnelle. 

Le dernier géant de ce collectif titanesque s’apparente à un méga orang-outan. Répondant au nom de Mettekoe, il est originaire de Petit-Enghien, en Belgique. À la fois géant et militant écologiste, il récolte des fonds en soutien aux orangs-outans de Bornéo. C’est le premier géant que le collectif a rencontré. C’est aussi le plus grand, le plus fêtard et le plus doux. Son regard rieur et son pelage duveteux donnent envie de se rallier à sa cause…

Ceci n’est pas une exposition

Il est difficile de traduire en mots l’œuvre de Petticoat Government, tant celle-ci se refuse toute limite définitionnelle. Loin de vouloir s’enraciner dans le pavillon belge, le Petticoat Government propose un voyage performatif, « une histoire en mouvement », dans laquelle Venise est, non pas l’aboutissement, mais l’une des étapes d’un cheminement collectif, physique et intellectuel. 

Dans leur atelier à Bruxelles, les protagonistes ne parlent pas d’« exposition ». Ils préfèrent s’exprimer en termes de « scénario », un mot qui laisse le champ libre à l’expérimentation. Lorsque nous faisons leur connaissance en novembre, ce scénario n’est pas encore écrit : il s’esquissera au fil des rencontres qui chapitrent ce parcours nomade. 

C’est le 9 décembre 2023 que l’équipe ouvre le bal. Sous les yeux des confréries folkloriques de la région, elle orchestre une levée de drapeau solennelle à Leuven, en Belgique. Entièrement conçue par le collectif, l’étoffe de neuf mètres sur six est indéterminée ; du statut de drapeau, elle se métamorphose tantôt en nappe de pique-nique, tantôt en rideau d’exposition. Par des jeux de pliage et de dépliage, elle est, à l’instar du Petticoat Government, fluide et protéiforme. 

Le collectif entame ensuite sa déambulation vers le Col de Resia, deuxième étape de ce voyage initiatique. Situé au cœur des montagnes alpines dans le nord de l’Italie, à la frontière entre la Suisse et l’Autriche, le Col de Resia est un lieu hors du temps. Imprenable, le paysage qui s’y déploie semble tout droit sorti d’un rêve. Au milieu d’un lac gelé qui semble se confondre avec le ciel, un clocher du 14e siècle émerge des eaux givrées. C’est dans ce panorama semi-cosmique que le collectif choisit de faire une halte festive le 9 mars 2024.

Des frontières à transgresser : quand le voyage est une fête

C’est un déjeuner sur glace hors norme. Autour d’une immense table de pique-nique, les communautés de géants sont rassemblées pour la première fois. Au gré de conversations multilingues, mêlant français, anglais, flamand, italien et espagnol, les rencontres se font, tandis qu’une troupe de joyeux musiciens entonne des airs entraînants, rythmant cette partie de campagne insolite. Sous les gestes frénétiques du chef d’orchestre, percussions, saxophones, clarinettes, tambourins et cymbalettes s’associent dans un ensemble mélodieux au titre évocateur : Géants. « C’est un morceau que j’ai composé spécialement pour l’occasion. Mais j’ai du mal à réaliser, c’est complètement fou de jouer ce morceau ici, entouré de tous ces colosses qui nous regardent. » Le spectacle qui s’offre à nous semble en effet surréaliste. Sur cette mer de glace, les géants encerclent les musiciens des groupes bruxellois Salamba et Filarmonix, qui jouent sans relâche, maquillés de couleurs chatoyantes et vêtus de peaux en fausse fourrure, à mi-chemin entre les Vikings et les Enfants perdus du Pays Imaginaire. D’aucuns ne se font pas prier pour danser, et accompagnent volontiers la cadence en agitant les immenses drapeaux roses de Petticoat Government. Dans cette ronde effrénée, les bonnets orange des représentants de Mettekoe se mêlent aux blousons de cuir des motards d’Edgar, tandis qu’une vendeuse agite les figurines du géant sous les yeux de ceux qui veulent bien l’adopter. 

Dans cet espace-temps où les frontières et les corps se mêlent au rythme battant des percussions, Petticoat Government transforme l’espace public en un lieu de résistance. « D’une part, il y a l’idée de « faire avec », qui est inévitablement politique. C’est une manière de refuser l’individualisme consacré par la société capitaliste : face à l’individu, nous avons choisi le collectif. D’autre part, investir l’espace public de cette manière, comme le font habituellement les géants, est très symbolique. Nous avions envie de créer du lien, de célébrer… de protester dans la joie. » Si le militantisme est une fête, pour citer Silvia Federici, la fête est, elle aussi, incontestablement militante.

Reprenant sa route vers Venise, l’équipe marque une étape supplémentaire à Padoue pour imprimer son journal géant. Dans l’emblématique imprimerie de la Gazzetta, les caractères imprimés défilent sur d’immenses rouleaux de papier rose, faisant apparaître les prémices de ce scénario tant attendu. 

C’est finalement à bord d’un chaland que le collectif fait son apparition dans la lagune vénitienne. Foulant le sol des Giardini, Petticoat Government signe alors le premier pas des géants au sein de la Sérénissime Biennale de Venise.

Le pari de l’oralité

Dans le pavillon belge, les conventions sont bouleversées. Loin des formes hiératiques et calfeutrées de l’art contemporain, Petticoat Government éclate l’exposition dans toutes ses dimensions. Dès l’entrée, les grandes palettes du journal imprimé à Padoue accueillent le visiteur, et l’on découvre en grosses lettres le nom de la gazette, L’Petti lion. Au sommet d’une plateforme industrielle, les géants surplombent l’espace, tandis que le public déambule sous les jupes de ces protagonistes désormais immobiles, tels des statues grecques à honorer. Rappelant leurs origines festives et folkloriques, le bruit énergique des percussions rythme la visite. La tentation de danser est irrésistible, et nombreux sont ceux qui esquissent d’ailleurs des pas de danse, tandis qu’une projection révèle les aventures du collectif jusqu’à Venise.

Au premier regard, le visiteur peut sembler quelque peu dérouté par une installation aussi singulière, loin des attentes maximalistes et sensorielles habituelles des biennales d’art contemporain. Ici, le rapport entre le regardeur et le sujet – en principe, l’œuvre – se trouve renversé, si bien qu’il semble difficile pour le public de saisir l’histoire des géants qui constituent le cœur du projet.

Mais Petticoat Government réussit son pari grâce à l’oralité. Dans le pavillon belge, les membres du Young Curators Programme (YCP) content les récits des géants aux visiteurs curieux. Ces jeunes curateurs, sélectionnés pour le programme de bourses associé à la participation de la Belgique à la Biennale de Venise, relatent les déplacements des géants et de leurs communautés. Investis dans le projet depuis ses prémices, les Young Curators parlent à partir de leur propre vécu, une manière de transmettre au public un regard subjectif et incarné sur les histoires qui façonnent le Petticoat Government.

C’est un récit en mouvement, qui se dessine au fil des narrations, et dont les contours émergent chaque jour au sein du pavillon belge, en attendant le futur épilogue de ce parcours performatif.

Les histoires du Petticoat Government sont à retrouver au BPS22 à Charleroi et au Frac Grand Large à Dunkerque en 2025.

Julia Hancart

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