Skip to content

Nigeria

Imaginary

Nigeria Imaginary

nigeria imaginary le grand tour

Identité(s) collective(s)
Par-delà les frontières

Publié le 06/05/2024

Un manifeste nigérian autour de la mémoire collective, locale et diasporique ; tel est le sujet du pavillon nigérian pour sa deuxième participation à la Biennale de Venise. 

Chacun à leur manière, les huit artistes explorent l’histoire, les souvenirs et les aspirations nationales du grand pays ouest-africain.

C’est dans l’effervescence et l’excitation des préparatifs du pavillon national que la commissaire Aindrea Emelife et l’artiste Abraham O. Oghobase ont partagé avec Le Grand Tour leur vision de Nigeria Imaginary, seconde participation du Nigéria à la Biennale de Venise. Une nouvelle exposition portée par les concepteurs du futur Museum of West African Art (MOWAA), dont fait partie la commissaire Aindrea Emelife, future conservatrice en art moderne et contemporain au sein du musée. Cette dernière a convié huit artistes – Ndidi Dike, Tunji Adeniyi-Jones, Onyeka Igwe, Toyin Ojih Odutola, Abraham O. Oghobase, Precious Okoyomon, Yinka Shonibare, et Fatimah Tuggar – à (re)penser les identités nigérianes. Une invitation à réfléchir à l’imaginaire collectif qui lie les Nigérians, d’ici et de la diaspora.

Un imaginaire collectif

Dans l’élaboration de son exposition, Aindrea Emelife s’est interrogée sur les possibilités de se lier à une nation, notamment lorsque l’on vit hors de celle-ci. Elle-même issue de la diaspora nigériane et vivant à Londres, la commissaire confie qu’une grande partie de ses interactions avec le Nigéria ont été intermittentes, ponctuées par de nombreux voyages. Le regard qu’elle porte sur le pays est ainsi différent de la perception que peuvent en avoir les locaux, sans se défaire pour autant de son identité nationale. Appartenir à la nation nigériane serait plus large que naître, grandir ou vivre dans le pays ; elle impliquerait également des cultures, des histoires, des valeurs et des visions communes. 

Pour Aindrea Emelife, parler d’identité(s) nigériane(s) suggère inévitablement la construction d’un imaginaire collectif. C’est ainsi qu’elle a souhaité convier des artistes issus de différents milieux, horizons, ethnies et générations, afin de cerner pleinement un large échantillon d’images constitutif de l’imaginaire nigérian. « Le Nigéria est un pays si peuplé, si diversifié… Tant de langues parlées, tant d’ethnies différentes… Et une sorte de construction nationale très intéressante. J’ai donc voulu faire écho à ces différents aspects à travers la sélection des artistes. Les gens aiment penser le pays et la diaspora comme deux choses distinctes, alors qu’en fait, c’est beaucoup plus nuancé que cela. Le fait d’avoir des artistes intergénérationnels permet également d’activer des points de référence multiples. Naturellement, ils pensent tous à des instants différents lorsqu’il s’agit de réveiller leurs propres souvenirs, ce qui active ensuite, je suppose, la mémoire culturelle collective. »

Né en 1962, Yinka Shonibare, l’un des doyens de cette sélection, signe cette année sa cinquième participation à la Biennale de Venise. Au sein du pavillon national, il présente une installation monumentale en mémoire à l’expédition punitive de Benin City en 1897. Toyin Ojih Odutola (née en 1985) expose quant à elle une série de dessins rendant hommage à l’héritage des maisons Mbari, maisons sacrées des divinités Igbos, et questionne les rapports vernaculaires qu’elles entretiennent avec l’histoire et la mémoire personnelle des Nigérians. Precious Okoyomon (née en 1993) présente une installation sonore conçue à partir d’une compilation d’entretiens qu’elle a réalisés avec des artistes, poètes et écrivains nigérians – une manière d’élargir cette mémoire devenue désormais collaborative. Né en 1979, Abraham O. Oghobase questionne enfin la notion d’archive en lien avec le présent, à travers une exposition de photographies de paysages et de portraits. 

Autant de sujets et de médiums utiles à la constitution et la compréhension de cet imaginaire. Comme l’explique Aindrea Emelife : « Imaginer, c’est souvent s’aligner avec des idées d’utopies et de nostalgies ; cela dévoile un regard critique, parfois un sentiment de désillusion. Les artistes ont réagi à leur manière : ils se sont penchés sur notre passé, historique, et sur notre présent, contemporain. À partir de là, ils ont imaginé de nouvelles voies pour le Nigéria, de nouvelles routes qui n’ont pas été empruntées ou qui auraient pu être empruntées. Au fur et à mesure qu’elles se rejoignent, [ces routes] deviennent presque un manifeste pour l’avenir. »

Abraham O. Oghobase, du passé vers l’avenir : repenser l’image, l’archive et la terre

Variations on a Theme est l’installation présentée par Abraham O. Oghobase au sein du pavillon nigérian. C’est une partition visuelle composée de photographies contemporaines, au sein desquelles s’entremêlent les archives. Cette œuvre combine de nouvelles formes, altérées, fruits du présent et du passé, comme un moyen d’activer des réflexions et des imaginaires inédits. 

Les origines de ce travail remontent au début des années 2010. Alors qu’il séjourne à Johannesburg en compagnie du photographe d’origine nigériane Akinbode Akinbiyi, Oghobase tombe sur un livre intitulé A Text-book of Rand Metallurgical Practice Designed as a « Working Tool » and Practical Guide for Metallurgists Upon the Witwatersrand and Other Similar Fields (1912, London, C. Griffin Limited). Ce manuel colonial renseigne la construction de machines servant à l’extraction et l’exploitation des terres en Afrique du Sud et dans d’autres territoires colonisés.

« Comment penser les images d’aujourd’hui ou penser l’avenir sans regarder ces archives ? J’ai eu la chance de trouver ce livre lors d’un voyage à Johannesburg. On y trouve des diagrammes méthodologiques d’une grande finesse… Puis l’on commence à penser à la violence qui y est cachée. J’ai décidé d’extraire ces diagrammes de leur support originel, et de les utiliser comme point d’ancrage pour cette œuvre. Selon moi, il est important que l’on réfléchisse à ce passé, d’une manière à rendre hommage à ces individus et à ces paysages si singuliers. »

À la Biennale de Venise, Oghobase combine ces diagrammes à des portraits d’individus, dont on ne distingue que les ombres. Sur les murs, une série de photographies de pierres encadrent l’espace d’exposition. Ces Rock Study sont les témoins des extractions qui ont eu lieu dans les terres nigérianes.

Variations on a Theme exhume à sa manière les récits du passé. L’œuvre questionne et réveille des histoires demeurées silencieuses, qui ont été, paradoxalement, bruyantes et violentes. Comme une manière de ranimer l’archive en la traitant à la lumière du jour. L’artiste invite à regarder un présent qui n’est finalement pas si éloigné de son passé, pour mieux interroger l’avenir.

Un imaginaire en symbiose au sein du Palazzo Canal

C’est dans le quartier de Dorsoduro, au Palazzo Canal, que se déroule Nigeria Imaginary. Le Palazzo est une vieille bâtisse du 16e siècle qui n’avait jamais été rénovée jusqu’à présent. Restée dans le jus de son passé, elle a l’apparence d’une ruine. Pourtant, ce lieu est en parfait accord avec la vision d’Emelife pour évoquer l’imaginaire collectif nigérian. 

Car tout reste en effet possible à partir de la ruine pour ceux qui savent la regarder. « Ce n’est pas un palais splendide, prêt à l’emploi, et c’est très important, car ce lieu évoque des potentialités. Ce sont justement ces potentialités qui nourrissent l’idée d’un imaginaire nigérian. » Du néant, peut naître et bouillonner l’ingéniosité. La ruine a la capacité de réveiller les sens ; elle est ainsi propice à l’éclosion des imaginaires. Le Palazzo Canal est en ce sens le lieu idéal pour accueillir la symbiose de ce manifeste nigérian, au sein duquel commissaire et artistes veulent nous conduire en éveillant nos esprits.

Rénovés pour l’occasion, les lieux sont investis par les artistes dont les œuvres occupent désormais des salles d’exposition distinctes, à l’image de solo shows. Mais tous restent néanmoins liés par des points d’interaction qui chapitrent ce manifeste. Ces liens d’attache sont des éléments historiques et mémoriels, nés d’un travail de recherche entrepris par Emelife. La commissaire a conduit une série de dialogues avec plusieurs communautés nigérianes autour de leurs préoccupations quotidiennes comme de leurs espoirs. Un moyen de faire entendre une variété de voix ordinaires, et d’atteindre ainsi une dimension plus globale quant à cette union réflective.

De Venise à Benin City, un imaginaire en mouvement

Nigeria Imaginary est un récit en mouvement, à l’image de ses artistes. Itinérante, l’exposition sera prochainement présentée à Benin City pour l’inauguration du MOWAA, une manière de (ré)affirmer le dynamisme de sa scène artistique à l’international. Comme le déclare sa commissaire : « Quand vous pensez aux expositions internationales, elles ont souvent lieu en Europe ou aux États-Unis. Très souvent, les pays africains ne sont pas les premiers destinataires. Ainsi, l’effort de déplacer une exposition de la Biennale de Venise vers le Nigéria est la preuve d’une nouvelle voie pour le MOWAA, qui souhaite être l’initiateur d’expositions itinérantes. Pouvoir montrer un travail si profondément lié à la nation nigériane au sein même du pays revêt une grande symbolique. » 

Magali Ohouens