Skip to content

Koo

Jeong A

Koo Jeong A

Koo Jeong A biennale venise

Odorama Cities
Voyage olfactif au K-pavilion

Publié le 24/05/2024

Convoquant les souvenirs olfactifs d’une péninsule coupée en deux, le pavillon coréen tente une réconciliation à plusieurs échelles de l’histoire des deux Corées, entre le Nord et le Sud, entre la diaspora et les résidents, entre les anciens et les plus jeunes.

K-Pop, K-drama, K-food, K-beauty… Cette lettre K, qu’on ne présente plus, a pris une place certaine et surprenante dans la culture populaire mondiale. Loin des clichés esthétiques et de la technologie habituellement associés à ces dénominations, le K-pavilion propose une exploration sensorielle de l’histoire de la déchirure de la Corée. 

En voyage à Paris en janvier 2024, les deux commissaires du pavillon coréen nous offrent l’opportunité d’une conversation que nous saisissons, enthousiastes. Seolhui Lee (commissaire au Kunsthal d’Aarhus) et Jacob Fabricius (directeur de Art Hub Copenhagen) étaient déjà aux commandes de la Biennale de Busan en 2022. Ensemble, ils décident de participer à l’appel à candidature du pavillon de la République de Corée avec l’artiste Koo Jeong A. « Au début, nous doutions d’être sélectionnés. La Corée n’est pas connue pour être particulièrement favorable à une conservatrice jeune, un conservateur étranger, et encore moins un duo. » Mais leur expérience réussie à la Biennale de Busan ainsi que la connaissance précise de Lee des arcanes de l’institution coréenne ont convaincu le comité et leur ont ouvert le chemin vers Venise.

Les imaginaires infinis de Koo Jeong A

Koo Jeong A a une carrière internationale longue et reconnue. Près de quatre-vingts expositions personnelles sur son CV : de São Paulo à Paris, de New York à Shanghai, de Kyoto à Arles, l’artiste a exposé partout. Né.e en 1967 à Séoul, Koo Jeong A est un.e habitué.e de la Biennale de Venise, avec quatre participations en 1995, 2001, 2003 (pour le pavillon suisse) et 2009. 

« Le skatepark de la Triennale de Milan a attiré beaucoup d’attention et on présente Koo souvent comme la reine de l’art architectural, mais iel travaille toujours avec tous les éléments à la fois. Iel ne veut pas être défini.e comme l’artiste d’un seul médium. » Effectivement, depuis 2012, le projet OTRO sur le site de la Vassivière (France) et son skatepark phosphorescent ont eu un impact significatif sur la carrière de l’artiste, et plusieurs modèles de cette série ont ensuite vu le jour à la Biennale de Liverpool (2015), celle de São Paulo (2016) puis à la Triennale de Milan (2020). Si ces sculptures récréatives en disent long sur les interventions poétiques de Koo Jeong A dans l’espace public, elles ne constituent qu’un seul aspect de sa pratique. Dessin, peinture, photographie, vidéo, installation, sculpture, œuvres olfactives, architecture, chorégraphie… Iel fait même léviter un bloc de glace en réalité augmentée à Regent Park (Londres, Frieze Sculpture, 2019). « Koo fait des installations de grande ampleur en travaillant dans des espaces publics, et en même temps, iel peut faire des installations petites, très intimes et très poétiques. » Quant aux œuvres olfactives, les premières expérimentations remontent aux années 1990 alors qu’iel était étudiant.e à l’École des beaux-arts de Paris. Iel avait installé « une armoire à senteurs », dont il fallait demander la clé chez le concierge de l’école. L’évanescence, l’impermanence et la poésie de cette démarche s’associent à une approche pragmatique. Pour cellui qui se plaît à dire qu’iel « vit partout », les œuvres olfactives constituent des bagages légers qui suivent l’artiste où qu’iel aille.

Koo Jeong A biennale venise
Koo Jeong A, Odorama Cities, pavillon de la Corée, Biennale de Venise.
Photo : Mark Blower (2024) © Courtesy of Pilar Corrias, London, and PKM Gallery, Seoul.

Les micro-histoires rencontrent la Grande

Pour Koo Jeong A, l’art fonctionne comme un catalyseur suscitant constamment la surprise et l’implication du public. Son approche conceptuelle est toujours élégante, engageante, esthétique et surtout, provoque la réflexion. À travers ses installations, iel engage les sens de multiples manières.

À Venise, Koo Jeong A invite à un voyage sensoriel et expérientiel en convoquant des remémorations olfactives quasi proustiennes dont la réunion brosse le portrait de la Corée actuelle mais plus encore, raconte l’histoire de la déchirure de la péninsule coréenne.  À l’aide d’un appel public à contribution, l’artiste proposait à chacun d’envoyer un témoignage olfactif de souvenirs liés aux senteurs de la Corée. Cette collecte de récits intimes est devenue une enquête vaste, fastidieuse et délicate dans les diasporas coréennes comme dans les communautés de réfugiés nord-coréens. En activant de multiples réseaux diasporiques à travers le monde, l’équipe curatoriale a collecté plus de six-cents souvenirs de migrations, de familles séparées, d’enfants sud-coréens adoptés dans les années 1970. 

Ce sont des odeurs de retour au pays après des années passées loin de leur famille, d’exils de transfuges nord-coréens vivant en Corée du Sud. « Ça a été très difficile de contacter les réfugiés nord-coréens, car ils n’avaient pas confiance et c’est compréhensible. Quand je leur donnais rendez-vous pour leur parler, souvent ils ne venaient pas. » Les églises fréquentées par les transfuges ou la North Korea Foundation ont été d’une grande aide pour contacter les dissidents et rassembler les témoignages. En filigrane, se lit la complexité d’une histoire ancienne et contemporaine, d’une déchirure survenue il y a plus de soixante-dix ans dont les grands-parents ont encore le souvenir mais que les petits-enfants connaissent à peine.

La logique bipolaire des deux Corées

À rebours du succès mondial de certaines séries coréennes, l’histoire de la Corée du Sud et du Nord n’est pas tant racontée et diffusée. « Chaque génération a des souvenirs et des idéaux différents, je me rappelle que ma grand-mère pleurait beaucoup le manque de sa famille restée en Corée du Nord, alors que notre collaboratrice, qui a une vingtaine d’années, ne savait pas que ça existait », nous raconte Seolhui Lee. Après des années d’occupations étrangères et de combats fratricides, la guerre de Corée prend fin en 1953 mais les tensions restent très vives. Une logique bipolaire s’installe depuis autour de la frontière du 38e parallèle laissant un pays divisé en deux, sous deux gouvernances idéologiques opposées, entre le Nord et le Sud. Ce dernier s’affirme depuis les années 2000 comme une puissance économique de premier plan, exporte ses produits technologiques et exerce une influence culturelle certaine à travers le cinéma, la musique, l’art… Le Nord, quant à lui, se caractérise par un isolement politique et une société fortement contrôlée par le pouvoir militaire dont il semble difficile d’avoir une représentation juste tant l’isolationnisme est extrême.

Cette partition du pays provoque la séparation des familles, laisse des enfants orphelins, induit des exils, des réfugiés, des adoptions en masse, des transfuges du Nord au Sud et suscite autant de souffrances individuelles et collectives. C’est cette dimension humaine, faite d’histoires personnelles et intimes, que le pavillon de la Corée tente de raconter. 

Tapie au fond de l’inconscient, cette mémoire olfactive si intime et fugace telle une madeleine de Proust, prend d’abord la forme d’un récit. Puis, réinterprétés par les parfumeurs, les mots se transforment en molécules odorantes et se transportent dans l’air. En s’appuyant sur plus de six-cents témoignages de souvenirs d’odeur, le trio a collaboré avec la marque cosmétique locale et indépendante Nonfiction afin de créer une série de parfums qui est dévoilée dans le pavillon, au sein des Giardini. « La senteur est une expression très puissante. Elle n’est pas visible à l’œil et n’est pas une chose que vous entendez. Mais c’est quelque chose que vous ne pouvez pas éviter car vous ne pouvez pas vous empêcher de respirer l’air qui nous entoure comme il est présent partout. »

Koo Jeong A, Odorama Cities, pavillon de la Corée, Biennale de Venise.
Photo : Mark Blower (2024) © Courtesy of Pilar Corrias, London, and PKM Gallery, Seoul.

Le minimalisme olfactif radical

L’entrée dans le pavillon coréen risque d’en surprendre plus d’un. Au premier abord, il ne semble pas y avoir grand-chose. Nous entrons, perplexes. Pas d’écrans géants, ni de lumières ou d’installation immersive comme dans tant d’autres présentations. Qu’y a-t-il donc dans ce pavillon ? Au milieu du tumulte visuel de la Biennale, le vide de l’espace nous frappe. Seules deux sculptures en bois identiques sont posées au sol. Elles représentent des rubans de Moebius autour desquels le visiteur peut déambuler. Le parquet en bois clair gravé de symboles de l’infini constitue un indice sur la pensée de Koo Jeong A et l’importance du Ying et du Yang dans la pratique de l’artiste.

Rapidement attirées vers un second espace, une grande figure en bronze lévite paisiblement, dans une position quasi fœtale, les yeux clos, les bras ouverts, les doigts formant un V. Par intervalles réguliers, elle semble respirer. À ses expirations, une fine brume se diffuse de ses narines. On peut la voir et surtout sentir le parfum qu’elle émet. Cette figure énigmatique flottante est récurrente dans le travail de l’artiste. Elle voyage dans l’univers « OUSSS », créé par Koo Jeong A depuis les années 1990. « OUSSS » est un morphème, un petit morceau de mot, forme linguistique la plus simple, qui porte en lui l’état d’esprit et l’énergie de plusieurs animations 3D de l’artiste (MYSTERIOUSSS en 2017, CURIOUSSSA en 2017). Dès le lancement d’Odorama Cities en août 2023, cette figure a accompagné chaque étape du projet. Projetée sur les écrans des buildings de Séoul et sur la page d’accueil du site internet, ce personnage invitait chacun à participer à l’appel à témoignages sur les souvenirs olfactifs relatifs à la Corée. Flottant désormais en apesanteur, il diffuse les parfums élaborés pour le pavillon. Ce sont seize créations olfactives inspirées des témoignages, répartis en mots clés : le parfum de la mer, celui des montagnes, l’odeur des rayons du soleil, de la poussière, de la rivière, de l’hiver, de l’eau moisie, des feuilles qui tombent, l’odeur du riz, des herbes médicinales, de l’encens, du bois laqué, de l’acier, des bains publics et enfin l’odeur de la ville et du métro. Des parfumeurs japonais, français et coréens ont interprété les témoignages en propositions olfactives distinctes, diffusées dans le pavillon. Chacun, en fonction du moment de sa visite, sentira des parfums différents qui se succèdent et se mêlent pour créer une forme de paysage olfactif de la péninsule coréenne.

Tous les témoignages de souvenirs olfactifs sont consultables sur https://www.korean-pavilion.or.kr

Evelyne Cohen