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Guerreiro

do

Divino Amor

Guerreiro do Divino Amor

Guerreiro do Divino Amor

Destination Superfictions
Entre utopies et dystopies

Publié le 17/05/2024

Dans le pavillon suisse, Guerreiro do Divino Amor présente les 6e et 7e chapitres du Superfictional World Atlas : Le Miracle d’Helvetia et Roma Talismano. 

Embarquement pour une épopée loufoque de sabotage des discours de suprématie forgés dans les imaginaires collectifs.

L’architecte des mondes superlatifs

« Guerrier de l’amour divin », un tel pseudo constitue déjà une belle promesse. Initialement inventé comme nom de scène d’un groupe de « gospel heavy metal » mixant le nom de famille de sa mère et l’histoire de son père, qui sortait avec une pasteure évangéliste, Antoine Guerreiro Golay, de son vrai nom, fusionne avec son pseudo quand il débute sa carrière artistique.

Guerreiro do Divino Amor ressemble par bien des aspects à son œuvre : espiègle, irrévérencieux, drôle et accessible. Quelques jours avant Noël 2023, son énergie communicative éclaire la lumière grise de Paris à travers mon écran sur Zoom. Comme une limonade par jour de canicule, il est piquant et rafraîchissant. 

Né à Genève en 1983 d’un père suisse et d’une mère brésilienne, GDDA a vécu entre Paris, Grenoble, Genève, Bruxelles et Rio de Janeiro et nous dit en riant : « Je parle six langues, aucune sans accent. Où que j’aille, je suis considéré comme un étranger. » De ses nombreux déplacements est né son questionnement constant sur le sens des territoires et la cartographie comme outil de pouvoir. Diplômé de l’École nationale supérieure d’architecture de Grenoble, il a réalisé un échange de deux ans à La Cambre, où il s’est intéressé à l’influence de phénomènes tels que le tourisme de masse et le géomarketing sur la construction de la ville. Une formation en effets spéciaux et animation en 2013 est venue compléter son langage formel. 

Explorer la relation entre l’espace urbain et l’imaginaire collectif, interroger l’architecture des villes et révéler les subterfuges des identités nationales, tels sont les sujets d’ancrage de l’artiste. Ses réponses prennent la forme d’installations fantasmagoriques, dans lesquelles il construit des mondes parallèles, chaloupant entre utopies et dystopies, dans une iconographie pop et somptueuse. La relation que GDDA entretient avec les lieux où il a vécu oscille entre intimité et étrangeté. Cette ambivalence aiguise l’acuité de ses observations et lui permet de révéler les symptômes de l’artifice des territoires.

Super good trip surnaturel

En 2022, le Centre d’Art de Genève présente Superfictional Sanctuaries, la première rétrospective de Guerreiro do Divino Amor qui le propulse, par la même occasion, comme un candidat idéal pour représenter la Suisse à la Biennale de Venise. Il fait l’unanimité auprès du jury et son nom est confirmé dès l’été 2022. Il a choisi Andrea Bellini comme commissaire.

Cela fait bientôt vingt ans que GDDA a commencé Superfictions, cette saga mégalomane en sept chapitres, où l’utilisation de « super » nous place instantanément dans un univers de science-fiction, à distance de la réalité.  Ce préfixe rend l’œuvre accessible à un large public, habitué au vocabulaire de la surenchère : les méga-bassines, l’ultragauche, les superprofits…

La saga commence en 2005 à Bruxelles quand GDDA veut créer « un atlas mondial superfictionnel » qui se matérialise d’abord en une publication de type tabloïd qui raconte « La bataille de Bruxelles », récit satirique de la guerre entre deux civilisations opposées, l’Empire et la Galaxie, pour régner sur les habitants de Bruxelles. La progression de la réflexion de GDDA s’enrichit de films, d’animations, de panneaux rétroéclairés et de magazines. Images réelles de journaux télévisés et pure fiction se mélangent pour disséquer les imaginaires collectifs et sonder les mécaniques les plus manifestes de l’écriture symbolique de l’histoire des territoires. Chaque chapitre examine une région. Après s’être attaqué à Bruxelles, Rio, Brasilia, Minas Gerais ou São Paulo, Le Miracle d’Helvetia épluche tous les discours qui construisent l’identité nationale suisse, comme modèle de perfection, comme apothéose du capitalisme. 

« Au sein de chaque territoire se déploie un angle de recherche spécifique et une nouvelle super-fiction ; les super-fictions dialoguent entre elles et s’incorporent les unes aux autres. La démarche se nourrit autant de recherches iconographiques et historiques, de l’observation sociologique de terrain, des symboles de l’espace public, que de la production médiatique. »

À Venise, GDDA prend son pied et crée une installation des plus ambitieuses. « Avec ce grand projet pour la Biennale, j’ai plus de temps et plus de ressources pour développer des idées que j’avais en tête : j’ai ajouté de la musique et un hologramme, pour créer ces environnements immersifs qui sont une extension de l’univers de mes vidéos et publications. »

Le miracle d’Helvetia ou l’heureux capitalisme

Prenez place dans le planétarium du panthéon super fictionnel helvétique ! Un défilé de déesses loufoques de l’Olympe suisse va vous dévoiler les dessous de sa légendaire perfection, l’exemple à suivre pour certains pays du monde. « Genève et le territoire helvétique m’apparaissent comme une utopie de science-fiction, un territoire mutant, naturel et profondément artificiel, à la fois idylle isolée et pièce maîtresse dans le paysage géopolitique et économique mondial. » 

Guerreiro do Divino Amor orchestre une contre-narration toute en ironie autour de la déesse mère Helvetia, incarnation de l’unité suisse. Divinités et nymphes symbolisent chacune les valeurs sacrées de la nation : discrétion bancaire, douceur des impôts, neutralité, sécurité, excellence de l’éducation, démocratie directe, nature fantasmée et bien ordonnée… Tels les célèbres horlogers du pays, elles règlent le monde avec quiétude et précision. Mais en ouvrant leur sobre tenue, ces Vénus découvrent l’envers du décor : les relations souterraines avec d’autres réalités pas si pacifistes que ça, la logique extractiviste sous-jacente et, au fond, une économie prédatrice qui permettent de perpétuer l’imaginaire d’excellence du pays. 

Cette cosmogonie contemporaine, à regarder allongé dans le planétarium à 360°, vient essaimer des grains de sable dans les engrenages si parfaitement huilés des chronographes suisses. Les fresques panoramiques, hautes en couleurs comme des clips vidéos des années 1980, foisonnantes d’iconographies populaires, se lisent sans mode d’emploi afin que chacun perçoive, à sa manière, ce que cache l’apparente perfection du capitalisme helvète. « Au Brésil, il y a plusieurs villes de montagnes très proprettes qui se disputent pour être la “Suisse du Brésil”. Rome, autant que la Suisse, sont devenues des concepts. »

Roma Talismano, le doppelgänger de Rome

Au bout d’un long couloir du pavillon suisse, GDDA nous emmène dans un autre de ses mondes parallèles : Roma Talismano, nouvelle épopée extravagante dans la prétendue supériorité morale, politique et culturelle de Rome. La Louve, interprétée par l’artiste brésilienne – et complice de longue date – Ventura Profana, symbolise la mère de toutes les civilisations blanches dites supérieures. Elle est entourée de l’Agnelle, incarnation de l’innocence, et de l’Aigle, figure de la puissance conquérante de l’Empire. C’est une trinité excentrique et grandiose qui circule dans Rome, créant un contraste réjouissant avec l’architecture antique, néoclassique et fasciste de la ville. Dans une emphase de colonnes en faux marbre, GDDA met en scène la parodie des signes ostentatoires de puissance et interroge leur légitimité passée et contemporaine. Quelle est la signification de la multiplication des bustes de papes, des statues d’aigles impériaux, des colonnades en marbre, si ce n’est l’affirmation répétée de la supériorité de cette civilisation ? Qu’on ne s’y trompe pas, l’architecture de la ville est conçue comme un langage du pouvoir pour exprimer son histoire glorieuse et légitimer la domination sur ses voisines. Les emblèmes de la ville éternelle – encore une construction allégorique – sont ainsi passés au crible des questions de GDDA. Ses réponses s’énoncent dans une scénographie pleine d’humour et d’esprit, où des personnages surnaturels et théâtraux évoluent dans des situations lunaires torpillant joyeusement la rhétorique de suprématie. Sur un fond de panoramas rétroéclairés et du film des tribulations de la trinité nouvelle, la Louve chante en boucle un air entêtant que l’on n’est pas prêt d’oublier.

Superfiction de la superbiennale ?

 « Le carnaval brésilien est un langage qui m’accompagne beaucoup, c’est une critique sociale très forte, mais faite de manière splendide et très complexe. » Intimement inspiré par l’esthétique ultra colorée du carnaval brésilien, ses chars, son rythme, sa musique, ses chorégraphies et son opulence, GDDA nous embarque dans une œuvre totale. 

« L’œuvre a quelque chose de pompeux ; elle augmente l’autoreprésentation des pays, dans ce vieux sens des expositions universelles, de jeux géopolitiques de pouvoir culturel. C’est donc comme si la Biennale elle-même et ses jardins faisaient déjà partie de l’œuvre, car le Pavillon suisse se connecte aux autres. »

Car effectivement, en sortant du pavillon suisse, comment ne pas voir les bâtiments érigés chacun à la gloire de leur pays comme des manifestes de pouvoir et de supériorité géopolitique et culturelle ? L’imagination baroque de GDDA nous invite à rire de toutes ces significations qui forgent notre chauvinisme et notre représentation partiale du monde. Mais le rire devient vite jaune quand on prend conscience que ces allégories parlent de Rome autant que de l’espace public de toutes les capitales européennes. 

« – Et bientôt un chapitre superfictionel consacré à la France ? 

 – Oui j’ai très envie de le faire, mais avec du temps, du recul et un regard tendre », dit-il avec un large sourire.

Evelyne Cohen