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‘More Immigrants Please’ (2023) by Osman Yousefzada. The Gallery, Season 3, 2023. Produced by Artichoke. Landscape copie
Allora & Calzadilla, Body in Flight (Delta). Photo : Andrew Bordwin. (2011) © Allora & Calzadilla Courtesy the artists and Gladstone Gallery, New York and Brussels.

NO, BUT REALLY ?

Publié le 17/05/2024

« Où que vous alliez et où que vous soyez, vous rencontrerez toujours des étrangers – ils sont/nous sommes partout. Peu importe où vous vous trouvez, vous êtes toujours, au plus profond de vous, un étranger. » Tels sont les mots avec lesquels Adriano Pedrosa a introduit la thématique de cette édition, Stranieri Ovunque – « Étrangers partout ».

Étant moi-même issue de la diaspora indienne, j’ai parfois été considérée dans mon enfance comme une étrangère, à la fois dans le pays où je suis née et dans celui de mes parents. Ces mots ont donc pour moi une résonance particulière. Je suis excitée de découvrir les réponses que cette thématique aura su inspirer aux artistes, dans une biennale initialement conçue pour célébrer la création contemporaine de chaque nation. 

Je m’estime privilégiée d’avoir pu explorer, depuis plusieurs décennies maintenant, de nombreuses formes d’expression qui m’ont éclairées, et de pouvoir partager ces expériences avec des communautés artistiques du monde entier. J’ai également eu la chance de travailler dans de nombreux pays avec des artistes passionnés qui partagent les mêmes convictions.

Cependant, quels que soient les endroits où j’ai voyagé, j’ai toujours été inévitablement confrontée, à un moment ou un autre, à la question suivante : « No, but where are you really from ? » (« Non, mais d’où venez-vous vraiment ? »). Je dis bien « confrontée », et pas « questionnée ». Si l’on peut facilement admettre que les gens sont curieux de connaître votre histoire, le fait qu’ils sous-entendent que celle-ci soit incorrecte – ou pire encore, improbable – est inacceptable.

Non, mais vraiment ?

Trois petits mots en apparence insignifiants qui ont le pouvoir de transformer une question en agression.

Alors que les gens et les idées circulent et se déplacent continuellement à travers le monde, et que le patrimoine dont nous héritons s’avère de plus en plus hybride, on pourrait supposer qu’il s’agit d’une question superflue. Toutefois, un bref coup d’œil à l’actualité nous rappelle que les débats sur les notions de territoire, d’appartenance et d’identité sont loin d’être résolus. Ce sont au contraire des sujets brûlants.

Aussi lorsqu’en 2023, l’association Artichoke m’a proposé d’être, le temps d’une saison, la commissaire de son vaste programme The Gallery, dont le thème était « No But Where Are You Really From ? », j’ai sauté sur l’occasion. 

L’exposition qui en a résulté, présentée sur des milliers d’arrêts de bus et de panneaux d’affichage à travers toute la Grande-Bretagne, comprenait onze œuvres créées par des artistes originaires de quatre continents. Chacun de ces artistes a répondu à cette question de manière singulière, mais tous se sont interrogés sur les notions d’identité, de communauté et d’appartenance – tout ce dont nous héritons à la naissance et tout ce pour quoi nous sommes nés. Ce que nous cultivons et ce que nous célébrons, ce qui nous indigne et ce que nous rejetons.

Ces œuvres ont nourri des discussions, parfois houleuses, tout en suscitant à chaque fois – du moins je l’espère – une réaction essentielle : le désir de comprendre.

L’un des premiers artistes auxquels j’ai pensé était Larry Achiampong, dont la pratique prolifique réunit cinéma, photographie, performance, archives sonores et visuelles pour explorer les notions de classe, de genre et d’identité interculturelle et numérique. Intitulée Pan-African Flag For The Relic Travellers Alliance, l’œuvre de Larry est audacieuse et résolument optimiste. À partir d’un drapeau, l’artiste imagine une alliance géopolitique entre les nations africaines dans un futur proche. Cette œuvre fait partie d’un projet en cours, qui interroge les perspectives postcoloniales et le lien durable entre les individus nés sur le continent africain et dans les diasporas. Ce drapeau aux couleurs du continent africain – noir, vert, rouge et jaune – est inspiré du phénomène récent mais grandissant du retour des diasporas qui se sont enrichies à l’étranger.

À l’inverse, le projet développé par David Blackmore l’a conduit à retirer les symboles nationaux de ses passeports britannique et irlandais. À l’annonce du Brexit en 2016, David a écrit à la Commission européenne en lui proposant de renoncer à sa double nationalité, en échange de la citoyenneté européenne. Comme un tel document n’existe pas, il a eu l’idée de créer son propre passeport. « Je ne me considère plus désormais comme un Irlandais ou un Britannique – je suis un Européen » déclare-t-il pour expliquer le sens de son œuvre European Pa55port.

Les passeports ne représentent pas seulement la citoyenneté ; mais aussi la liberté de circuler. Le « déplacement » est l’un des motifs récurrents de l’exposition. Il constitue un élément essentiel de Pattern Recognition, une œuvre créée par l’artiste Reena Kallat, basée à Bombay, dont la pratique explore la question des frontières politiques et sociales et la manière dont celles-ci sont susceptibles de créer de violents clivages entre les territoires et les peuples. Cette préoccupation n’a sans doute rien de surprenant pour une artiste dont la famille a vécu la partition de l’Inde. Dans cette œuvre, Reena s’approprie le format du test oculaire de Snellen en représentant les contours de différents pays à une échelle réduite. Elle matérialise ici, sous la forme de représentations visuelles, l’Index Henley des passeports – un classement mondial des pays selon la liberté de circulation de ses citoyens. Elle compare ici les années 2016 et 2023, illustrant de manière frappante le recul du Royaume-Uni depuis son vote fatidique sur le Brexit.

Le projet de Ian Wainaina, artiste originaire du Kenya, est aussi profondément marqué par son expérience du déplacement et de la migration. Home is Far Away est une œuvre qui explore la nature multiforme de l’identité et du sentiment d’appartenance. Elle tire son inspiration des séjours que l’artiste a passés en Allemagne et aux États-Unis, au sein d’une société occidentale à prédominance blanche. Sur une photographie, deux jeunes filles contemplent l’immensité de l’océan Atlantique, sans que l’on sache si elles regardent vers le futur ou vers le passé – vers une nouvelle vie ou vers celle qu’elles ont laissée derrière elles.

Une certaine ambiguïté se dégage également de l’œuvre de Lori Gordon. Dans une pratique qu’elle définit comme « inclusive » et centrée sur la transmission orale, Lori constitue une archive faite de bribes de conversations, qu’elle publie et présente sous forme d’affiches. Dans le prolongement de cette série intitulée Snippets (« Extraits »), I Want To Turn my Identity Off (« Je veux me couper de mon identité »), elle invite chaque spectateur à interpréter cette déclaration aussi ambitieuse qu’ambiguë, faisant ainsi émerger de nombreuses histoires. Dans son œuvre intitulée So… Where Are You Really From ?, Fiona McBennett explore les sentiments de déracinement et de dysphorie culturelle d’une femme métisse ayant grandi dans des cultures différentes. Grâce à l’intelligence artificielle, l’artiste fusionne son propre visage avec ceux de jeunes femmes issues de pays dont les gens avaient pu supposer, de façon récurrente, qu’elle en était originaire. En présentant plusieurs versions d’elle-même, elle parvient à défier ces regards qui l’ont continuellement fait douter de son identité. 

Un concept analogue est au cœur de JUST US! d’Amit Sihag, artiste basé à Jaipur. Dans son œuvre, deux paysans portent des masques tribaux surdimensionnés, dont les couleurs vives contrastent avec la grisaille d’un paysage de campagne en arrière-plan. Par la présence de ces personnages masqués, Amit suscite une certaine curiosité pour leur histoire. Le monde agricole dont l’artiste est issu influence profondément sa pratique photographique, qu’il considère comme une forme de méditation – une contemplation et une célébration de la résilience de cette population agraire souvent invisibilisée et, de fait, marginalisée.

La force morale caractérise aussi l’œuvre d’Azraa Motala. Sa pratique artistique explore des problématiques liées à la polarisation du monde entre l’Orient et l’Occident, à l’histoire, la politique, l’impérialisme et aux représentations orientalistes des femmes. Elle s’intéresse aux expériences vécues par les femmes britanniques originaires d’Asie du Sud. Dans un autoportrait saisissant intitulé Brit-ish, Azraa met en exergue sa position à la fois d’insider et d’outsider, résidente et étrangère. Dans le paysage indéniablement bucolique du Lake District anglais, l’artiste vêtue d’un salwar kameez et coiffée d’un foulard fixe le spectateur. Elle tient dans sa main le drapeau du Royaume-Uni, défiant l’idée selon laquelle il est impossible d’être tout cela en même temps.

Cette croyance est généralement entretenue par les gens qui ont une idée bien arrêtée de leur identité nationale, et qui restent fermement attachés à leur drapeau pour assurer la pérennité de leur identité. C’est avec cette idée que joue le guerilla artist op.x dans Fragile. Préférant rester anonyme, op.x crée des interventions artistiques dans les espaces publics et se sert d’objets du quotidien pour rendre l’art accessible. À l’aide d’un ruban adhésif sur lequel est marqué « Fragile », l’artiste reproduit la croix de saint Georges représentée sur le drapeau anglais – symbole de fierté nationale, de courage et de force – afin de souligner la fragilité politique et sociale inhérente à notre société.

La rhétorique de la fracture sociale est aujourd’hui monnaie courante. Les immigrés sont souvent les premières victimes de propos alarmistes et stigmatisants, notamment en période électorale. C’est cet environnement hostile qui a inspiré à Osman Yousefzada More Immigrants Please, une œuvre qui cherche à renverser les discours sur l’immigration, galvaudés car toujours envisagés par la négative. En se réappropriant le langage visuel du ruban de barricade, symbole d’exclusion, qu’il associe à la présence d’un tapis accueillant, il transmet un audacieux message d’hospitalité.

D’origine afghano-pakistanaise, l’artiste britannique s’attache à représenter l’expérience de l’immigration, la rupture qu’elle provoque dans l’existence des gens et la façon dont cette expérience pourrait être réinventée. Osman explore divers modes de narration, autobiographiques, fictionnels et rituels. Également écrivain, son premier roman, The Go Between, a récemment remporté un vif succès. Son goût du mot rejoint son désir d’introduire un vocabulaire positif dans le débat sur les migrations humaines. 

À l’occasion de la Biennale de Venise, la Fondazione Berengo et le Victoria & Albert Museum présentent conjointement une exposition personnelle d’Osman Yousefzada intitulée Welcome! A Palazzo for Immigrants. À travers un ensemble d’œuvres textiles, de sérigraphies et de sculptures, l’artiste ouvre la voie à des futurs plus optimistes et des frontières plus franchissables, permettant de se réunir et de guérir ensemble. Une perspective, qui je l’espère plus que jamais, est tout ce que l’on doit espérer.

Bakul Patki

Traduction Frédérique Popet