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Luciana

Lamothe

Luciana Lamothe

Publié le 06/05/2024

Luciana Lamothe est une habituée des biennales. Après la Biennale de Berlin en 2008, celles de Lyon en 2011 et de Montevideo en 2016, l’artiste argentine s’attaque cette année à la Sérénissime Biennale de Venise, où elle présente Ojalá se derrumben las puertas. Au sein de l’Arsenal, elle conçoit une installation monumentale dans laquelle ses médiums de prédilection cohabitent. 

Née en 1975 à Buenos Aires, Luciana Lamothe est une artiste qui navigue avec aisance d’une pratique artistique à l’autre. Elle maîtrise aussi bien la sculpture – elle est titulaire d’un doctorat dans ce domaine – que l’architecture, la performance et la vidéo. Monumentales, les œuvres qu’elle crée brouillent les frontières entre les genres. Jouant autant sur les jeux d’échelle que sur la symbolique des matériaux qu’elle emploie, Luciana Lamothe bouleverse notre perception de l’espace et notre rapport à l’environnement.

Pour le pavillon argentin, elle conçoit une œuvre participative dans laquelle chaque élément interagit avec les corps des visiteurs. Dans un parcours labyrinthique où l’on retrouve l’esthétique brutaliste chère à l’artiste, les matériaux révèlent leur vulnérabilité. Ojalá se derrumben las puertas explore la transmatérialité des objets et dévoile leur fragilité. 

C’est une poétique du vertige, dont l’artiste nous livre ici un fragment.

Le Grand Tour : L’œuvre que tu présentes à la Biennale de Venise s’intitule Ojalá se derrumben las puertas [Espérons que les portes s’effondrent]. Il s’agit d’un vers extrait du recueil de poèmes Piedra Demente d’Elba Fábregas, seul livre publié par l’autrice en 1952.

Luciana Lamothe : J’adore cet ouvrage. J’ai découvert cette poétesse l’an dernier, et je m’identifie beaucoup à sa poésie, aux thèmes qu’elle évoque et à sa manière de penser. La phrase que j’ai choisie pour intituler cette exposition me plaît particulièrement, dans la mesure où ce projet est conçu comme un espace où tous les éléments sont suspendus et en constante tension. Ici, la possibilité d’un effondrement est latente. L’expression « Espérons que les portes s’effondrent » évoque bien cette tension.

LGT

Ojalá se derrumben las puertas est une installation monumentale. Comment décrirais-tu ce travail ?

LL

Il s’agit d’une installation immersive de grande envergure, alliant architecture, sculpture et vidéo. Celle-ci interroge notre rapport à l’environnement, questionne ses matérialités, ses spatialités et ses rapports d’échelles dans l’espace. Je souhaitais examiner la façon dont chaque élément physique influe sur un autre, et influence les corps qui gravitent dans cet écosystème. Ce sont des thématiques récurrentes dans ma pratique artistique. Ces dernières années, notamment depuis la pandémie, je me suis plus particulièrement intéressée à la question de l’espace comme environnementau sens de ce qui nous entoure – et comme lieu où s’établissent des interactions. « Comment sommes-nous influencés par notre environnement et comment l’influençons-nous en retour ? » font partie de ces réflexions.

LGT

C’est une question que l’on se pose inévitablement en parcourant cet espace, dans lequel corps humains et non-humains interagissent et s’affectent physiquement les uns les autres. Dans la mesure où le mouvement de chaque visiteur a un impact sur son environnement, peut-on dire qu’il s’agit d’une œuvre participative ?

LL

Effectivement. Cela fait maintenant plus de dix ans que je produis des œuvres participatives. En 2013, j’ai commencé à explorer de manière plus approfondie le lien entre le corps et les matériaux. J’ai d’abord travaillé à partir de l’expérience de mon propre corps, puis j’ai voulu la transmettre au public, afin que le spectateur fasse lui-même l’expérience de son corps, en ressente son intensité propre. Je suis fascinée par la possibilité de générer de l’empathie à partir de l’expérience corporelle.

LGT

Est-ce la recherche d’empathie qui a guidé ton processus créatif pour le pavillon argentin ?

LL

Le corps est ici plongé dans un espace complexe et enveloppant, constitué de chemins labyrinthiques, de formes monumentales et d’intérieurs plus réduits. Ici, je ne propose aucune forme d’activation concrète comme j’ai pu le faire par le passé, mais l’installation est en effet pensée pour que les corps qui la traversent éprouvent différents degrés d’intensité.

LGT

Dans ce dédale, le visiteur fait non seulement l’expérience de son corps dans l’espace, mais il s’agit également de le confronter à différentes échelles – un autre aspect fondamental de ton travail.

LL

La question de l’échelle fait partie intégrante de mes réflexions artistiques. Elle est toujours relative à la perception du corps dans l’espace, si bien qu’elle est en un sens anthropocentrée. Ce qui m’intéresse, c’est de dépasser cette perception, d’aller au-delà, en créant des espaces où la dimension monumentale n’est pas nécessairement synonyme d’inaccessibilité. Au contraire, en concevant des formes matérielles adaptables et flexibles, il s’agit de produire des interactions avec les corps qui les parcourent : malgré les structures imposantes présentes dans ce pavillon, les matériaux s’assouplissent et produisent une forme d’empathie vis-à-vis de l’échelle humaine.

LGT

Quels matériaux convoques-tu ici ?

LL

J’ai travaillé à partir des éléments architecturaux qui composent le pavillon argentin. Il s’agit d’un espace particulièrement complexe, en raison de ses proportions et de ses caractéristiques architecturales. Je pense que les matériaux du pavillon et ceux de mon œuvre fonctionnent très bien ensemble, comme s’ils appartenaient à la même famille.

LGT

Ont-ils des caractéristiques particulières ?

LL

La rusticité, la robustesse, la rigidité… Ce sont des caractéristiques avec lesquelles j’aime travailler, pour les défier et les remettre en question. J’aime interroger les possibilités de transformation des matériaux ; c’est une manière indirecte de questionner l’architecture et les espaces qui nous entourent, ceux que l’on conçoit pour vivre et « faire » société.

LGT

Outre leur monumentalité, les matériaux à partir desquels tu travailles ont la particularité d’être difficiles à manipuler. Comment es-tu parvenue à produire une telle pièce en un temps record ?

LL

Par chance, j’ai obtenu un espace merveilleux en périphérie de Buenos Aires pour réaliser ce projet. Chaque jour, j’ai fait le trajet en voiture – environ 20 km – pour m’y rendre. Il s’agit d’une ancienne usine textile à moitié détruite, qui est en train d’être rénovée. C’est un lieu entouré de verdure. Ces bâtiments industriels désaffectés où la nature reprend ses droits sont vraiment très inspirants. L’une des vidéos de l’installation a d’ailleurs été filmée dans l’un de ces hangars.

LGT

Comment s’organise le transport d’une installation aussi importante ?

LL

Nous avons réalisé une série de prototypes à échelle 1:1 à Buenos Aires, pour les reproduire ensuite à Venise. L’œuvre n’a pas voyagé jusqu’à la Biennale ; elle a été produite in situ grâce aux plans que nous avions apportés.

LGT

As-tu rencontré d’autres défis lors de la production de cette pièce ?

LL

Bien sûr. Les défis sont nombreux, notamment lorsqu’il s’est agi de trouver un espace suffisamment grand pour produire ce travail. Le facteur temps a lui aussi constitué un challenge considérable. Sans compter la nécessité de chercher des fonds pour couvrir les dépenses liées à la production. Les enjeux sont multiples et tous très importants.

LGT

Maintenant que l’œuvre est enfin installée, peux-tu nous partager ce que tu as ressenti lorsque tu as su que tu représenterais l’Argentine à la Biennale de Venise ?

LL

La sélection nationale se fait par le biais d’un concours en Argentine. Chaque artiste peut proposer un projet qui sera évalué et, dans mon cas, cette candidature a représenté beaucoup de travail. J’ai été très heureuse à l’idée de pouvoir créer cette œuvre pour la Biennale de Venise. C’est une forme d’engagement envers mon pays, que je représente avec grande joie.

LGT

As-tu d’autres projets en cours ou à venir que tu souhaiterais partager avec nos lecteurs ?

LL

J’expose en ce moment mon travail au Musée d’Art Moderne de Buenos Aires, pour lequel j’ai été chargée de concevoir la scénographie de l’exposition Cien caminos en un solo día. J’ai imaginé une nouvelle structure pour abriter les œuvres de la collection du musée. Par ailleurs, j’ai été sélectionnée par le Programme de bourses The Cisneros Fontanals Art Foundation (CIFO), grâce auquel je vais exposer une œuvre audiovisuelle en Colombie à la fin de l’année.

Traduction Águila Leite