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Márton

Nemes

Márton Nemes

Márton Nemes dans son studio

Techno Zen
L’expérience de la polarisation

Publié le 06/05/2024

Une rave party à la Biennale de Venise ? 

Entre nappes de techno et lumières stroboscopiques, Márton Nemes transforme le pavillon hongrois en une expérience holistique et incite à observer les effets de la polarisation dans toute sa polysémie.

Une factory à Budapest

La fluidité des premiers échanges avec Márton Nemes et son équipe augurait le meilleur. L’enthousiasme et la curiosité pour Le Grand Tour puis la générosité du partage caractérisent l’équipe hongroise. Rapidement, l’artiste nous a invitées à son studio à Budapest et nous ne nous sommes pas faites prier. Il a récemment emménagé au rez-de-chaussée d’un bel immeuble Art nouveau, dans un ancien local abandonné depuis vingt-cinq ans dans le centre de Budapest. La porte s’ouvre sur un hangar loft. Pas de cloison, de grands plans de travail en bois, des outils, une accumulation de pots et de bouteilles de peintures où les teintes fluorescentes dominent. Des lés de toile peints sont suspendus comme des étoffes. Au fond, des taches de couleur au mur témoignent d’un travail à l’aérosol. Des machines de découpe du métal occupent un coin de l’espace et d’un autre, ce sont des pièces en céramique qui attendent, à plat, d’être assemblées. Trônant sur le plus long mur, on reconnaît une œuvre pour la Biennale, tout à fait semblable aux visuels 3D du projet initial. Structure en tubes de métal, les formes triangulaires et circulaires construisent un langage moderniste abstrait, squelette de l’œuvre en devenir. 


« L’espace où sont créées les œuvres dit beaucoup de l’œuvre elle-même. » C’est la collégialité créative et la gaîté qui singularisent le studio de Nemes. Telle une factory, il souhaite étendre les espaces de travail en rénovant le premier étage et le sous-sol, afin d’inviter davantage d’artistes et créer une forme de laboratoire artistique à Budapest. « Ce qui me plaît, c’est d’ajouter des savoir-faire. » Le travail collectif est évidemment au cœur du projet pour Venise : céramiste, ingénieur, designer lumières, DJ, menuisier…sont réunis pour produire cette installation qui occupe l’ensemble du pavillon hongrois. Nemes partage régulièrement sur son compte Instagram @martonnemes l’effervescence et la joie de sa factory où tous les métiers travaillent de concert pour réaliser l’œuvre à temps. « Ils ont donné tout leur cœur et leur âme pour ce projet. »

Une hétérotopie techno

Né en Hongrie en 1986, Nemes a d’abord étudié le design industriel puis la peinture à l’École des beaux-arts de Budapest. À Londres, il a obtenu un MFA (Master of Fine Arts) au Chelsea College of Arts. Il y a aussi découvert la culture rave, et a été aspiré dans la musique techno comme dans un espace de communion festive et une échappatoire à la réalité. Les entrepôts, îlots de liberté des nuits londoniennes, se sont connectés à d’autres archipels de son enfance à Budapest. « Quand j’avais sept ou huit ans, il y avait des baraquements abandonnés par l’armée soviétique à côté de chez mes grands-parents. C’était pour moi des lieux particuliers, sans contrôle, où j’avais envie de me glisser et où tout était possible. J’ai commencé à graffer les murs. »

Depuis, cette mémoire inconsciente a refait surface lors des raves et Nemes tente de capturer, par son art, l’essence des soirées techno dans ces lieux alternatifs, temporaires et autonomes. Les fluos en orange, rose, jaune ou bleu forment une partie du vocabulaire de l’artiste et façonnent une forme de scénographie de la rave party idéalisée des années 1990. Si la club-culture de ses années londoniennes a nourri son imaginaire et « changé sa façon d’envisager la vie », Márton Nemes en conserve aujourd’hui une forme méditative. Il émane de lui une sorte de sérénité et d’équilibre. Alors que son studio a été cambriolé deux jours avant notre entrevue, il adopte une perspective positive et valorise les liens de voisinage créés par cette circonstance malheureuse. Il en va de même face à la quantité de travail à abattre, qu’il aborde avec réalisme et quiétude. Telle est la personnalité de Márton Nemes, son karma. La rave party l’a débarrassé de l’anxiété sociale et a agi sur lui « comme une révélation, un moment où on réussit à s’unir à soi-même et aux autres. L’art doit poursuivre le même objectif. » Son œuvre monumentale pour Venise reflète ainsi cette philosophie qu’il éprouve à travers la techno, expérience méditative et collective.

Rave party transcendantale sans acid

Le pavillon hongrois fut inauguré en 1909, l’un des premiers pavillons nationaux à sortir de terre à Giardini. C’est dans cette bâtisse de style Art nouveau inspirée de l’art folklorique hongrois que Márton Nemes et la commissaire Róna Kopeczky ont imaginé un concept holistique. « Nous savions que nous voulions nous concentrer sur le bâtiment qui est très chargé historiquement, esthétiquement, architecturalement et visuellement. » Loin de prendre l’héritage du pavillon au pied de la lettre, le duo exploite sa construction intérieure pour interroger l’idée de la Hongrie au sein de l’Europe centrale, la notion même d’Europe centrale et le concept plus vaste encore de « centre ». 


Autour d’un patio central à ciel ouvert, de larges espaces vitrés forment un demi-cercle et constituent le terrain d’expérimentation de Nemes et Kopeczky pour développer une œuvre totale et immersive. « L’espace est mon médium. » À partir d’un point central d’où le regard peut embrasser intégralement le lieu, le duo a décomposé les volumes selon un mode opératoire précis associant chaque zone à un élément pictural, une couleur et une longueur d’onde. Le résultat est un ensemble explosif qui sollicite tous les sens du visiteur. La peinture de Nemes s’évade des châssis et éclate en un spectre de couleurs fluide et vertigineux. Les loops techno enveloppent l’environnement en passant par toutes les longueurs d’onde et font vibrer les corps. Les effets dynamiques de lumières DMX se joignent à l’unisson et ricochent autour des installations de miroirs incurvés. De grandes souffleries créent un frémissement de l’air et modélisent l’énergie invisible que les œuvres diffusent. Au rythme des beats du DJ, la triade « couleur, fréquence sonore, forme » réarrange le champ pictural et capture l’atmosphère visuelle des clubs techno. Nemes crée une dynamique spatiale hypnotique où l’environnement s’active puis se calme, s’assombrit à intervalles définis pour aspirer le visiteur dans un cycle de stimulation et de relaxation perpétuel. Si, auparavant, l’artiste abordait la culture rave dans une perspective d’évasion d’une réalité trop dure, l’installation du pavillon hongrois est toute autre. C’est une expérience transcendantale où le dynamisme de la techno se transforme en une méditation zen.

Quand la techno rencontre la technè

Nemes et Kopeczky se saisissent de l’héritage Art nouveau du pavillon hongrois en convoquant l’association de toutes les formes d’art et d’artisanat dans un ensemble cohérent. Dans ce projet, le terme techno fait également référence à la technè et à l’art technologique. Découpe laser de l’acier, peinture, animations projetées, sound systems et ventilateurs réinterprètent l’univers créatif du duo hongrois. La synergie de ces formes artistiques rend l’installation multisensorielle : son contenu optique, acoustique et haptique se déploie à travers les effets combinés de la lumière et de la gamme de couleurs, du mouvement des objets, du son, de la longueur d’onde, ainsi que du flux d’air. L’installation rencontre l’architecture en exploitant les propriétés spatiales et acoustiques spécifiques du pavillon. La proposition est époustouflante et audacieuse. « Je ne l’ai jamais fait, je ne sais pas si tout va fonctionner comme je le prévois. C’est mon processus de création artistique de toujours expérimenter et ajouter des savoir-faire. »

L’expérience de la polarisation

Márton Nemes réussit le défi de l’espace immense du pavillon hongrois. L’œuvre se déploie en un mouvement fluide où les espaces se succèdent et stimulent tous les sens du visiteur. Les sons répétés de quelques instruments influent sur notre conscience et nous emmènent dans un léger état de transe. « C’est mon père qui joue du gong », précise l’artiste. Deux grandes œuvres associent des châssis peints, encadrés par un dispositif en LEDs pulsant des couleurs au rythme d’une musique à basse fréquence. Des bancs dans le même matériau que certaines œuvres en métal invitent le visiteur à prendre le temps de ressentir les effets de la lumière, des sons et des couleurs. «J’aime que le public puisse s’asseoir et sentir le métal pour augmenter la perception de l’œuvre par le toucher.»

L’ensemble s’accorde mélodieusement pour interroger le concept du centre et celui de la polarisation. Dans le pavillon, ce n’est que si l’on se tient au milieu de l’espace, d’où s’élève une sculpture circulaire, tel un portail, que l’on peut ressentir, entendre, expérimenter l’œuvre comme un tout harmonieux. Au contraire, dès lors que l’on se déplace, on perd des couches d’information et notre point de vue est déformé.

Dans un monde où la polarisation va croissant, l’installation de Nemes est une invitation à considérer l’ensemble des situations, à comprendre la complexité du monde plutôt que de choisir la facilité d’un discours orienté ou unilatéral. Il s’agit d’une réflexion contemporaine sur les possibles dommages de « choisir son camp » et sur les visions nécessairement altérées induites par des positions polarisées. Comme dans la vie, fondamentalement, choisir une position polarisée ne permet pas de comprendre les nuances et la complexité des situations.

Evelyne Cohen