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Giardini, exposition internationale, 60e édition de la Biennale de Venise (2024)

Étrangers.
où ?
de qui ?
de quoi ?

Publié le 06/05/2024

Premières fois

C’est la première fois que le commissariat de l’exposition internationale est confié à un curateur d’Amérique latine. C’est la première fois que 331 artistes ont été conviés à investir les pavillons centraux des Giardini et de l’Arsenal. C’est la première fois que le parcours compte plus d’œuvres d’artistes morts que vivants. C’est la première fois que l’on trouve, sur la majorité des cartels qui les accompagnent, cette mention, devenue au fil de la déambulation comme un mantra : « c’est la première fois que l’œuvre de X est exposée à la Biennale de Venise. » 

Foreigners Everywhere, l’exposition internationale de la 60e édition de la Biennale de Venise est, à l’image de l’œuvre de Claire Fontaine qui ouvre et clôt le parcours par ses inscriptions lumineuses en néon, un statement. Quels que soient le lieu et le temps depuis lesquels on se situe ou vers lesquels on regarde, il y a des étrangers partout. Indigènes, étrangers en leur pays d’exil ou d’accueil, queer, ce sont autour d’elles et eux que se déploie cette exposition ambitieuse et annoncée comme inédite.

Celles et ceux que convie Adriano Pedrosa (1965, Rio de Janeiro), directeur artistique du musée d’art de São Paulo et commissaire de la manifestation, sont présentés comme étrangers aux grands récits de l’histoire de l’art occidentale depuis sa modernité. Celle qui a consacré les avant-gardes européennes du début du 20e siècle et leurs « grilles orthogonales rigides de lignes verticales et horizontales, leur palette de couleurs primaires, et leurs prétentions à la pureté », nous dit le cartel à l’entrée de la partie dédiée au « Nucleo Storico Abstractions » installé au cœur du pavillon des Giardini. Étrangers de la grande Histoire écrite par les colons européens de tous les pays d’Afrique, Asie, Amérique Latine et Océanie qu’ils ont conquis. Étrangers de l’histoire, dans toutes ses strates politiques, géographiques et sociales, telle qu’elle est enseignée et écrite dans les pays du Nord. Aux récits dominants et victorieux qui circulaient, bien avant sa création mais jusque sur les cimaises de la Biennale, Adriano Pedrosa a choisi d’opposer ceux des Suds globaux, de leurs propres modernités non-occidentales à leurs pratiques contemporaines.

Dans sa note d’intention curatoriale, le commissaire se réclame du Manifeste anthropophage, poème fondateur du modernisme brésilien écrit par Oswald de Andrade en 1928, membre du Groupe des Cinq, qui agita la vie culturelle et artistique brésilienne des années 1920 par leurs activités et interventions hybrides et pluridisciplinaires. Celui-ci prônait pour modèle l’anthropophagie des Indiens Tupi, habitants du Brésil bien avant que les premiers colons européens ne s’attachent à les y remplacer. Appliquée aux artistes locaux et indigènes, auxquels ont été imposés comme supérieurs les modèles d’abstraction occidentale, cette dégustation symbolique des modèles et pratiques artistiques du colonisateur serait une manière de leur résister et de leur opposer des histoires, identités et réalités sociales qui leur resteraient propres. Les ingérer, digérer, assimiler pour mieux les décliner de manière singulière, plutôt que de singer des modèles venus d’ailleurs : voilà la marche à suivre pour conserver son indépendance et la singularité de son histoire, nous souffle aujourd’hui Adriano Pedrosa à travers plusieurs ensembles formels composés à partir d’œuvres venues de tous les continents.

D’où l’on parle

Organisant le parcours de son exposition en trois « nœuds » [nucleo] – contemporain, historique global et historique italien –, le commissaire y propose un assemblage de formes et de contre-récits par lesquels il espère combler une partie des béances que continue à entretenir le monde de l’art occidental, mais également montrer la singularité des discours déployés hors de ses frontières.  

Sans prétendre à quelque impossible exhaustivité, choix a été fait de retracer, à travers les décennies et les continents, les points d’achoppements de l’histoire et de l’art avec les sociétés dans lesquelles les deux se déploient, les œuvres dans lesquelles ont fusionné l’état des lieux d’un temps et d’un contexte donnés avec la pratique de l’artiste ou du collectif qui a voulu en rendre compte. 

Textiles, tapisseries et peintures surplombent dans les ensembles réunis aux Giardini et à l’Arsenal. La scénographie y repose sur le collage visuel de différentes œuvres dont des points communs stylistiques et formels semblent justifier la juxtaposition dans de mêmes salles. Aux Giardini, les inscriptions emblématiques de Nil Yalter (1938, Le Caire), « C’est un dur métier que l’exil », répondent aux néons de Claire Fontaine. Dans l’Arsenal, un astronaute de Yinka Shonibare (1962, Londres) nous invite à rentrer, à passer par des tissages traditionnels et futuristes du Mataaho Collective (fondé par Erena Baker, Sarah Hudson, Bridget Reweti et Terri Te Tau en 2012 à Aotearoa, Nouvelle Zélande), avant de se retrouver au cœur d’un monumental face à face entre des toiles de Pacita Abad (1946, Basco, Philippines – 2004, Singapour), une broderie du collectif de femmes artistes autodidactes Bordadoras de Isla Negra (actif de 1967 à 1980, Isla Negra, Chili), une huile de Frieda Toranzo Jaeger (1988, Mexico City) et des peintures sur bois de Naminapu Maymuru-White (1952, Djarrakpi, Australie). 

Le ton est donné. Il sera, tout au long du parcours, question de territoires colonisés, indigènes et aborigènes, de pratiques traditionnelles et de mélange des genres, de situations des individus dans leur environnement et de partis pris clairement assumés – à l’instar de ce « Viva Palestine » peint en urgence et en lettres rouges par Frieda Toranzo Jaeger au sommet de l’un de ses panneaux. 

En ce sens, plus loin dans l’Arsenal, l’impressionnante salle consacrée à Disobedience Archive, un projet de collecte d’archives vidéo, de luttes et de protestations, d’imaginaires et de contre-voix, initié en 2005 par le curateur basé à Milan Marco Scotini, s’emploie à étudier les relations entre pratiques artistiques et activisme. Elle réunit les travaux de 39 artistes et collectifs réalisés entre 1975 et 2023 et se décompose elle aussi en différentes sections, « Diaspora activism » et « Gender Disobedience ». Précieuse, vertigineuse, cette salle est la seule du parcours où apparaissent, par bribes, certains des contextes de création des artistes réunis par les équipes curatoriales. Elle révèle, par là même et par opposition, ce qui manque au reste du parcours, où les associations formelles et stylistiques d’œuvres produites dans des contextes tout de même sensiblement différents tendent à en estomper les spécificités. Quels points communs entre l’Égypte dans laquelle a grandi Nour Jaouada (Libyenne née au Caire en 1997) et le Kenya d’Agnes Waruguru (1994, Nairobi), dont les toiles libres en coton sont mises en regard des tissus teints à la main de la première, de part et d’autre de la porte de l’appartement d’Alger de Lydia Ourahmane (1992, Saïda, Algérie) ? Quels points communs, sinon la colonisation par différents pays européens et la volonté de raconter ses séquelles et leur hybridation avec leur propre vie par la pratique des artistes ainsi réunies ? 

Ambitieux, le parcours composé par Adriano Pedrosa s’inscrit dans la continuité des expositions historiques et engagées qu’il a précédemment menées depuis le musée de São Paulo et ailleurs. L’envergure qu’il prend toutefois ici a parfois malheureusement tendance à essouffler les discours, à lisser les aspérités de situations singulières et de pratiques situées, au profit de la volonté d’affirmer, envers et contre tout, une contre-histoire. Or, et c’est probablement pour cela que le discours anthropophagique atteint sa limite : leur contre-modèle et point de comparaison restent, malgré tout, ceux écrits en Occident. Ce faisant, s’effondre lentement l’ambition émancipatrice qui semblait sourdre des discours curatoriaux et des premières salles.

À ce titre, la salle consacrée au « Nucleo Storico Abstractions » des Giardini rassemble côte à côte des œuvres emblématiques des abstractions modernes extra-occidentales, que le commissaire présente comme subversives des modèles trop rigoureux et « orthogonaux » déployés en Europe, que les artistes réunis pour l’exemple détourneraient par leurs « compositions sensuelles et lignes ondulées » et les répertoires dans lesquels ils et elles ont puisé, qui dépassent « les références européennes des canons abstraits, géométriques ou constructivistes ». Ainsi de l’École de Casablanca – active au Maroc dans les années 1960 à 1970 et dont des hérauts tels que Mohamed Melehi (1936, Asilah – 2020, Boulogne-Billancourt) ou Mohamed Chebaa (1935 – 2013, Tanger) sont exposés aux côtés d’une acrylique de Sandy Adsett (1939, Wairoa, Nouvelle Zélande), d’une tapisserie de Monika Correa (1938, Bombay) ou d’une peinture à l’huile d’Eduardo Terrazas (1936, Guadalajara, Mexique).

L’histoire des grandes expositions internationales qui ont voulu sinon réparer, du moins compléter, les manquements des récits occidentaux n’est pas très ancienne mais elle connaît tout de même déjà quelques jalons. De la documenta X de 1997, curatée par Catherine David – qui donnait à voir pour la première fois sur la scène artistique européenne des pratiques extra-occidentales – à celle confiée en 2002 à Okwui Enwezor – premier non-Européen à diriger l’événement –, en passant par des expositions historiques quoique moins internationales déployées par des Iftikhar Dadi et Salah Hassan (Unpacking Europe, 2001, Museum Boijmans Van Beuningen, Rotterdam), ou un Simon Njami (Africa Remix, 2005, MNAM-Centre Pompidou, Paris), à des lieux tels que SAVYY Contemporary (fondé par Bonaventure Soh Bejeng Ndikung en 2009, Berlin) ou des expositions qui entendent elles aussi réinvestir les modernités extra-occidentales telle que celle qui a ouvert à Paris une semaine avant la Biennale de Venise, Présences arabes, au Musée d’art moderne de Paris, curatée par Zamân Books & Curating (Morad Montazami et Madeleine de Colnet) et Odile Burluraux ; toutes ont tenté de déployer des parcours discursifs et singuliers où les contextes de production extra-occidentaux et les créations qui y voyaient le jour rendaient compte de vies, réalités et sociétés impossibles à réduire à un style en propre. 

C’est précisément ce qui semble manquer le plus à cette 60e exposition internationale, qui a préféré le statement et la primauté des formes aux singularités de parcours qu’il est ici difficile de saisir dans leur globalité. Sur elles priment ce qui est devenu un mantra : « c’est la première fois que l’œuvre de X est montrée à la Biennale de Venise ». Or, n’est-ce pas là encore placer ladite manifestation comme autorité prescriptrice ultime ? Serait-elle toujours si haut dans le parangon des institutions artistiques mondiales que les pratiques construites en leurs marges et présentées en opposition à ces dernières n’auraient depuis tout ce temps qu’attendu d’être à leur tour par elle consacrées ?

Manifestations artistiques et pouvoir de prescription

À une époque où de nombreux génocides et guerres sont en cours à différents endroits du monde, où la Palestine brûle de toutes parts, où l’urgence climatique atteint un pic inédit, où Venise elle-même s’enfonce chaque année plus profondément dans sa lagune, que peut véritablement cette nouvelle édition autoproclamée révolutionnaire ? 

La plus ancienne manifestation artistique toujours en cours du monde est prescriptrice, certes. Ses expositions internationales, ses pavillons nationaux et ses récompenses accompagnent depuis sa création les grands chapitres de l’histoire occidentale dominante. Géopolitique dans son essence, elle consacrait l’École de Paris et l’abstraction française lorsque la capitale hexagonale était encore, au début du 20e siècle, le creuset mondial de la création artistique – vers laquelle ont d’ailleurs convergé nombre des artistes modernes que l’on retrouve aujourd’hui dans l’exposition internationale. Elle signait l’avènement du soft power américain lorsque, en pleine Guerre froide, elle récompensait pour la première fois de sa distinction la plus éminente, un Rauschenberg et l’abstraction américaine – victoire du bloc états-unien contre le réalisme socialiste de l’ex-URSS.

En 2024, le Lion d’or pour la meilleure participation à l’exposition internationale a été décerné au Mataaho Collective ; le Lion d’argent à la photographe et vidéaste Karimah Ashadu (née à Londres en 1985, vit entre Hambourg et Lagos). Deux mentions spéciales ont également été attribuées par le jury international à Samia Halaby (née à Jérusalem, Palestine, en 1936, vit à New York) et La Chola Poblete (née à Mendoza, Argentine, en 1989, vit à Buenos Aires). Que disent ces récompenses du paradigme qui s’est imposé à la Biennale de Venise en 2024 ? Est-ce elle qui l’a impulsé pour les années à venir ou a-t-elle consacrée les tendances survenues dans celles passées ? Que sous-entendent ces reconnaissances du froissement du monde et de l’attention du système – malgré tout dominant – dont les visiteurs de la Biennale de Venise font partie, de près ou de loin ? La Biennale de Venise est prescriptrice ; c’est dans les années à venir qu’il nous reste à observer de quoi.

Horya Makhlouf