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Claire

Fontaine

Claire Fontaine

Claire Fontaine

Publié le 06/05/2024

En phase avec les réflexions de son époque, l’art de Claire Fontaine infuse la création contemporaine. Pour le thème de cette 60e édition, le commissaire de la Biennale de Venise, Adriano Pedrosa, s’est inspiré de l’une de ses œuvres. Foreigners Everywhere est en effet le titre d’une série de néons réalisée par l’artiste, locution elle-même empruntée au collectif turinois anarchiste et anti-raciste Stranieri Ovunque.

Née en 2004 à Paris, Claire Fontaine est une artiste collective, conceptuelle et féministe basée à Palerme. Inspiré de la marque éponyme de cahiers français, son nom est aussi une référence à l’urinoir de Marcel Duchamp, archétype de l’art ready-made dont l’artiste se revendique. Sa pratique pluridisciplinaire navigue entre différents médiums, de la peinture à l’écriture, en passant par la sculpture et l’art vidéo. Assistée de ses créateurs Fulvia Carnevale et James Thornhill, Claire Fontaine entreprend de dé-subjectiver l’art. Par des stratégies d’appropriation et de détournement des symboles issus de la culture visuelle occidentale, il s’agit moins d’accentuer sa singularité en tant qu’artiste que de porter un regard critique sur nos sociétés contemporaines.

Débuter Le Grand Tour en proposant un entretien à Claire Fontaine nous a paru évident, car qui mieux que l’artiste elle-même, pour évoquer les enjeux d’un sujet aussi politique que celui des étrangers partout ?

Le Grand Tour : En 2005, vous avez participé à la Biennale de Venise au sein du « Mars Pavilion ». Pouvez-vous partager vos souvenirs de cette expérience ? Comment l’avez-vous vécue ?

Claire Fontaine : C’est étrange de se souvenir de cela. L’espace était très beau, un jardin d’hiver abandonné à l’ombre des grands arbres de Castello, à deux pas de la Biennale. Nous avions été invités par les commissaires que nous connaissions. C’était le tout début de notre travail, et nous avions apporté le premier néon que nous avions créé, Stranieri Ovunque (« Étrangers Partout » en italien). James l’avait installé en hauteur avec une échelle que l’on nous avait prêtée. Ça a été une expérience joyeuse.

LGT

Dix-huit ans plus tard, le commissaire de la Biennale de Venise a souhaité vous rendre hommage en intitulant cette 60e édition « Foreigners Everywhere ». Aviez-vous déjà eu l’occasion de collaborer avec Adriano Pedrosa, ou est-ce le fruit d’une rencontre récente ?

CF

Nous avons travaillé à plusieurs reprises avec Adriano Pedrosa par le passé. Rétrospectivement, notre première collaboration fut importante. En 2009, lors d’une résidence de deux mois à São Paulo, Adriano invita un groupe d’artistes venant des quatre coins du monde à réaliser des œuvres pour le Panorama de l’art brésilien. Traditionnellement consacrée aux artistes locaux, cette exposition fut la première édition entièrement composée d’artistes étrangers. Nous proposions de présenter deux œuvres de la série Foreigners Everywhere, l’une en portugais et l’autre dans l’une des langues indigènes de la côte atlantique du Brésil, l’ancien Tupi. La traduction était très belle : Mamõyguara Opà Mamó Pupé. Adriano voulut l’utiliser comme titre de l’exposition, ce qui a été quelque part prophétique, au regard de ce qui se passe aujourd’hui.

LGT

Comment avez-vous reçu l’annonce du thème de la Biennale de Venise cette année ?

CF

Nous avons d’abord été surpris par le choix de ce titre. Son sens ambigu est particulièrement pertinent dans la conjoncture actuelle. Nous espérons bien évidemment que ces deux mots, que nous avons fait voyager dans près de soixante langues, vivantes et anciennes, puissent nous accompagner face aux défis terrifiants de notre temps : la crise et le danger des États-nations, le retour du colonialisme comme pratique et comme impensé du capitalisme présent, la guerre génocidaire… Sans compter la nécessité de recueillir l’héritage le plus difficile du féminisme : celui qui remet en question – avec le patriarcat et ses stéréotypes – les identités de genre, les codes du désirable, du familier et de l’inquiétant.

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Claire Fontaine, Italy (burnt/unburnt), 2011-2024, vue de l’exposition Readymade Emotions, Galerie T293, Rome (2023) © Studio Claire Fontaine, courtesy of the artist & T293.

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En 2020, vous avez publié aux éditions Diaphanes une anthologie intitulée La Grève Humaine, au sein de laquelle figure un court manifeste : « Étrangers partout ». Dans ce pamphlet rédigé en 2005, vous pointez du doigt la xénophobie systémique de l’État à l’encontre des étrangers, qui, pour vous citer, sont ceux « qui ont perdu leur chez-eux au point qu’ils acceptent de le chercher à l’autre bout du monde ». Qui sont les étrangers partout de nos jours ?

CF

En ce moment la réponse est inévitable : les Palestiniens et les Palestiniennes. En mai 2023, nous sommes intervenus pendant une journée au Musée de la Mer de Palerme, afin d’y présenter des œuvres de la série Foreigners Everywhere. À cette occasion, nous avons publié un texte qui citait les statistiques sur le déplacement des êtres humains. Le Global Displacement Forecast 2023 Report affirmait – avant les faits du 7 octobre dernier – que le nombre de personnes contraintes de quitter leur pays allait augmenter de 1,9 millions pendant l’année 2023 et de 3,5 millions en 2024. L’UNHCR, l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés, affirmait plus clairement que plus de 117,2 millions de personnes seraient réfugiées ou apatrides en 2023.

LGT

Quelles conclusions tirer de ce phénomène ?

CF

Il ne s’agit pas d’un phénomène marginal. Le nomadisme réapparaitra dans les lieux que le réchauffement climatique est en train de rendre stériles et inhabitables, cela dans un monde qui fait de la rente immobilière, de la gentrification et du tourisme ses ressources économiques fondamentales. La contradiction risque de devenir insoutenable, car il va falloir choisir entre la valeur inestimable de la vie humaine et celle de la marchandise. Le colonialisme – qui est un aspect central du capitalisme – continue d’appliquer un double standard par rapport à la valeur des vies humaines. Ceci n’est pas compatible avec un avenir de paix. Le « plus jamais ça » prononcé après la Seconde Guerre mondiale est trahi partout.

LGT

Selon vous, quelle place ces réflexions ont-elles dans un événement comme la Biennale de Venise, véritable microcosme de l’art contemporain ?

CF

Cette édition est en rupture avec la structure et l’histoire nationaliste de la Biennale de Venise, ce qui est déjà extrêmement intéressant. La grande nouveauté est aussi qu’Adriano Pedrosa est le premier commissaire d’exposition à faire de son identité queer et sud-américaine un aspect structurant de ses choix curatoriaux. À travers cette exposition, il y a une intention forte de traiter de sujets qui jusqu’ici n’ont pas été rendus très visibles, qui ont une histoire et une réception confidentielles, restreintes ou liées à des formes de vie très spécifiques, qui ne sont pas celles de la mythologie de l’homme blanc occidental.

LGT

Diriez-vous en ce sens que l’étrangeté peut ici être le moteur d’une lutte, y compris dans les mondes sclérosés de l’art ?

CF

L’étrangeté peut être salutaire, comme les féministes non réformistes l’ont théorisée dans les années 1970. Il y a des pratiques d’exode, de divorce émotionnel et professionnel qui sont nécessaires, comme des formes d’hygiène existentielle. Nous vivons à Palerme, c’est un choix de distance physique d’un certain nombre de conforts. L’art est profondément inhérent au monde dans lequel nous vivons tous et toutes, il n’y est point étranger. Notre sentiment, c’est qu’on ne se sent pas étranger comme on pourrait se sentir exclu, on est étranger à – c’est-à-dire différent de – ce que nous n’acceptons pas. Être étranger n’est pas une qualité innée, c’est un effet relationnel créé par un contexte social.

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Claire Fontaine, Foreigners Everywhere, vue de l’exposition Teasing, Mennour, Paris (2023). Photo. Archives Mennour © Studio Claire Fontaine, courtesy of Claire Fontaine & Mennour.

LGT

Dans l’une de vos précédentes interviews, vous dites vous inspirer des analyses de Deleuze et Guattari pour produire des œuvres qui invitent à « apprendre à désapprendre ». Selon vous, qu’avons-nous à désapprendre au sein de l’art contemporain ?

CF

Les mondes de l’art contemporain sont un ensemble de vases clos qui ne communiquent pas les uns avec les autres. Au lieu de n’imaginer que des contextes dans lesquels l’art est mis en valeur pour ses qualités visuelles, pour son contenu ou pour son auteur (sans considération des qualités réelles de l’œuvre), on pourrait penser à des systèmes d’étude, d’évaluation, de discussion des catégories visuelles qui informent l’art contemporain. Si nous ne nous éduquons pas à réellement comprendre et ressentir l’art contemporain, cela risque de devenir un jeu vide et malhonnête, une forme de spéculation toxique comme tant d’autres. Nous ne pouvons pas comprendre les pouvoirs d’une œuvre si nous ne trouvons pas les mots qui peuvent les évoquer sans les détruire.

LGT

Le langage est d’ailleurs un chaînon central de votre pratique artistique. Comment définiriez-vous votre rapport à la langue ?

CF

C’est un rapport de scepticisme. Nous questionnons sans arrêt le sens que l’on donne aux mots dans différents contextes ; ces mots qui nous unissent et nous séparent, qui évoquent sentiments et souvenirs, qui se transforment radicalement quand ils sont déportés dans une autre langue, traduits. Or, le seul langage que nous voyons dans l’espace public, éclairé et insistant, est celui de la publicité, ou celui des ordres que l’on nous donne dans les lieux que nous traversons (le métro, l’hôpital, l’école…) : ces mots agissent comme des sous-titres pour les corps en mouvement. Mais d’autres mots peuvent nous reconnecter avec nous-mêmes, et nous aider à nous libérer de l’objectification et du contrôle social.

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En 2020, vous avez été invitée par la Maison Dior à penser un dispositif pour le défilé automne-hiver. À cette occasion, vous avez réalisé une installation d’œuvres lumineuses surplombant le podium. « Consent », « Patriarchy kills love » ou encore « When women strike the world stops », pouvait-on lire en grosses lettres depuis le défilé. Véhiculer un message engagé auprès d’une maison de luxe tout en reprenant les codes visuels de la consommation de masse constitue un tour de force, notamment au regard des valeurs que Claire Fontaine défend dans ses textes…

CF

Ce qui nous a convaincus a été le dialogue avec Maria Grazia Chiuri, que nous ne connaissions pas auparavant, et qui est depuis devenue une amie très chère. C’est une personne extraordinaire, qui a un réel amour pour la liberté des femmes et la créativité dans toutes ses formes. Nous avons eu la liberté d’intervenir exactement comme on le souhaitait, dans un moment aussi chargé de pouvoir symbolique que peut l’être un défilé. Ni la maison Dior, ni Claire Fontaine n’avaient besoin de sortir de leur zone de confort et de s’associer, mais c’est précisément de cette prise de risque qu’est née une expérimentation assez incroyable. Le féminisme crée du désordre et brouille les géométries existantes, trouve les aspects politiques de la vie là où on les attend le moins : c’est exactement ce qui est arrivé.

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Claire Fontaine, Foreigners Everywhere, vue de l’exposition Teasing, Mennour, Paris (2023). Photo. Archives Mennour © Studio Claire Fontaine, courtesy of the artist & Mennour.

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Nous sommes inévitablement confrontés à certaines contradictions au quotidien. Comment y faites-vous face dans votre pratique artistique, entre l’engagement politique que vous défendez, et le fait de faire partie d’un système que vous critiquez ?

CF

L’engagement politique ne s’est jamais déployé sans contradictions. Il naît précisément de ces difficultés à préserver son éthique, tout en devant se soumettre quotidiennement à des formes d’oppression économique, sociale, etc. On ne peut critiquer un système que si l’on en fait partie. Autrement, on parle de choses dont on n’a pas l’expérience vécue : cela s’appelle l’idéologie. Pour se transformer soi-même et les autres, il faut pouvoir se détacher de tout jugement moralisant. En tant qu’artiste, notre travail consiste à préserver ce qui a été rendu impossible dans la vie réelle. Le fait qu’il existe des espaces consacrés à l’art contemporain pour le faire est une force, et non une faiblesse, car ce sont des lieux où la contradiction provoque la pensée et la discussion.

LGT

Pensez-vous que l’œuvre doive seulement poser des questions ? ou doit-elle aussi apporter des réponses ?

CF

Les œuvres proposent des expériences, des rencontres qui, par leur intensité, touchent les êtres en profondeur. Elles provoquent des questions, qu’on ne se serait pas posées sans elles. Les réponses aux problèmes politiques, existentiels et sensoriels que les œuvres d’art nous aident à mieux percevoir se trouvent dans la vie que l’on partage avec les autres, dans le dialogue et dans les pratiques communes. On ne trouve aucune réponse dans la contemplation solitaire, mais on y trouve des possibilités mystérieuses de transformer, soi-même et les autres, de faire et de voir les choses autrement.

LGT

En octobre 2023, la galerie Mennour a annoncé qu’elle représentait désormais Claire Fontaine. Avez-vous des projets en cours ou à venir que vous souhaiteriez partager avec nos lecteurs ?

CF

En novembre dernier, nous avions installé un petit groupe de néons de la série Foreigners Everywhere dans l’une des galeries de Kamel Mennour. Cela a été une expérience très touchante de les réactiver. Notre première exposition avec la galerie, Reproductions, a ouvert en avril.

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Claire Fontaine, On fire, 2023, vue de l’exposition Become a Sea, Gallery Neu, Berlin (2023) © Studio Claire Fontaine, courtesy of the artist & Gallery Neu.